L'INTERVIEW D'AYMERIC. Le 7 janvier 2015, les frères Chérif et Saïd Kouachi pénétraient dans les locaux de Charlie Hebdo et assassinaient ce jour-là douze personnes dont huit membres de la rédaction. 10 ans plus tard, alors que sort un livre intitulé "Charlie Liberté - Le journal de leur vie" qui rend hommage aux victimes, j’ai pu échanger avec Riss, directeur de la publication du journal, blessé lors de l’attentat. L’occasion de revenir longuement sur sa passion pour le dessin, son parcours et sa conception de ce qu’est "l’esprit Charlie". Aymeric
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00:00Il y a une règle presque scientifique.
00:03Plus l'humour s'en prend à des choses loin de vous, plus vous l'acceptez.
00:07Et plus l'humour s'en prend à des choses près de vous, moins vous l'acceptez.
00:10C'est quasiment général.
00:13Les gens ont beaucoup d'humour pour se moquer des autres qui sont à 2000 kilomètres.
00:18Mais par contre, ils n'ont pas beaucoup d'humour pour se moquer de son voisin
00:22ou de quelqu'un qui est très proche.
00:23C'est toujours comme ça.
00:24Donc quand les gens vous disent que c'est très provocateur,
00:26mais ce n'est pas que c'est très provocateur,
00:27c'est que ça touche quelque chose qui les touche eux.
00:30Mais en fait, quand vous vous disputez avec eux,
00:31vous apercevez que ça leur arrive de rire méchamment de choses
00:34qui touchent des personnes qui leur sont lointaines.
00:36Donc moi, je me méfie des gens qui jouent un peu les vierges et farouchés
00:40en disant c'est très provocateur.
00:42C'est un peu des hypocrites parce qu'un jour ou l'autre,
00:44il leur est arrivé de rire et de se moquer des autres.
00:47– Bonjour Rhys. – Bonjour.
00:49– Bienvenue chez Brut. – Merci.
00:50– Vous êtes le directeur de publication de Charlie Hebdo,
00:53journal qui a été victime d'un attentat le 7 janvier 2015.
00:57Un attentat commis par deux terroristes islamistes, les frères Kouachi.
01:0312 personnes ont été assassinées, parmi elles 8 membres du journal.
01:08Ça me semble important de citer leurs noms.
01:10Kabu, El Zakaïa, Charb, Honoré, Bernard Maris,
01:16Moustapha Hourad, Tignous et Wolinski.
01:21Sont morts également l'employé de Sodexo, Frédéric Boisseau,
01:24le policier chargé de la sécurité de Charb, Franck Brinsolaro,
01:28le policier Ahmed Merabé et Michel Renaud,
01:31fondateur du festival rendez-vous du carnet de voyages de Clermont-Ferrand,
01:34qui était présent ce jour-là.
01:37Plusieurs autres personnes ont été blessées, dont vous.
01:39Et puis, je voudrais mentionner Simon Fieschi,
01:42qui était le webmaster de Charlie Hebdo.
01:45Il avait été grièvement blessé lors de l'attentat
01:47et il a été retrouvé mort ce mois d'octobre,
01:50il y a quelques semaines seulement.
01:52En cette fin d'année, il a publié un livre pour rendre hommage
01:55à ces personnes assassinées lors de cet attentat.
01:58Ce livre s'appelle Charlie Liberté, le journal de leur vie.
02:03Je voudrais, pour commencer notre discussion, parler de vous.
02:06Dans ce nouveau livre qui sort, il y a beaucoup de dessins.
02:09Je me suis posé la question, c'est quoi la place du dessin dans votre vie ?
02:13C'est le dessin qui fait qu'un jour, je me suis retrouvé à Charlie Hebdo.
02:17Je n'avais pas l'ambition au début d'être dessinateur
02:20parce que ça me semblait inaccessible et puis ça me semblait irréaliste.
02:24De là où j'étais, je sais.
02:26Vous étiez où ?
02:27J'étais en province, je visais en province.
02:29Et donc, le monde de la presse, c'était un monde inconnu.
02:33Mais je me disais, bon, ce serait bien que je tente ma chance.
02:37C'était après mon service militaire.
02:40Vous passez un an dans une caserne où vous ne pouvez pas vous exprimer,
02:43où vous ne pouvez pas dire ce que vous voulez.
02:45C'est comme ça, c'est la règle.
02:47Et quand vous retrouvez la vie civile,
02:48vous vous apercevez qu'en fait, vous pouvez dire tout ce que vous voulez.
02:51Il y a une très, très grande liberté.
02:53Et là, je me suis dit, mais c'est à ça que ça va me servir, le dessin.
02:58Avant, je ne savais pas très bien à quoi ça allait me servir.
03:00Ça va me servir à ça.
03:01Ça va me servir à exprimer, et si possible aussi en se marrant,
03:05parce que quand on amène des dessins dans un journal satirique,
03:09le premier plaisir, c'est de se marrer.
03:10Quand on dessine, on pense qu'on fait des trucs bien quand on dessine dans son coin.
03:13Et les gens autour de vous, vos amis, ils vous disent toujours que c'est bien.
03:16Mais en fait, ils n'y connaissent rien.
03:17Ils sont sympas.
03:18C'est bien, c'est vachement bien ce que tu fais, mais ils ne savent pas.
03:20Ils n'ont pas l'œil.
03:21Donc, je me disais autant montrer ce que je fais directement à des vrais dessinateurs.
03:26Et puis là, on verra bien ce qu'ils me diront.
03:27C'est leur avis à eux qui m'importait.
03:30Et même s'ils me disent ce que tu fais, ce n'est pas bon, ce n'est pas grave.
03:32Au moins, je préfère avoir l'avis de gens comme Cabu, des gens comme ça.
03:36Donc, un jour, je me suis dit, il faudra prendre ton courage à deux mains.
03:39Je vais montrer des dessins, puis on verra bien ce qu'on me dira.
03:42Si c'est intéressant ou pas.
03:43Ou si on me dit, écoute, ce que tu fais, c'est trop nul.
03:46Ne perds pas ton temps là-dedans, fais autre chose.
03:48Je ne voulais pas avoir de regrets.
03:49Donc, j'ai amené des dessins comme ça à la grosse Bertha.
03:53– Cabu, qu'est-ce qu'il vous a dit ?
03:55Vous vous en souvenez de ça ?
03:57– Un jour, il est venu vers moi et moi, je n'osais pas trop...
04:02J'amenais mes dessins, puis je m'en allais en fait.
04:05Je les déposais.
04:06– Vous étiez impressionné ou pas ?
04:07– Oui, je me disais, bon, s'ils me disent que ça ne va pas,
04:13tant pis, ce n'est pas grave, je ferai autre chose.
04:15Je me disais, au moins, j'avais entrevue Cabu, au moins, j'ai vu Cabu.
04:18Le simple fait de l'avoir vu, je me disais, au moins, je l'ai vu.
04:20Il y avait Vilhem, je l'ai apercevé.
04:23Déjà, j'étais content de les avoir vus en vrai.
04:26Et puis, un jour, Cabu est venu vers moi
04:27et j'avais fait une caricature de Michel Rocard
04:30qui se faisait écarteler sur la place de grève par 4 chevaux.
04:34Et donc, il m'a dit, il faut que tu fasses des décors.
04:36Parce que j'avais esquissé les décors un peu comme dans une arène.
04:40Il faut que tu fasses des décors.
04:41Et là, c'était un peu un déclic parce que je me suis dit
04:44que j'avais le droit de faire des choses un peu plus élaborées
04:48que simplement de dessiner de petits bonhommes qui se parlent.
04:50Je pensais naïvement que le dessin de presse,
04:52c'était des petits bonhommes qui parlaient,
04:55que c'était un dessin un peu minimaliste.
04:57Donc, en fait, là, j'ai compris que même dans le dessin de presse,
05:01on peut faire des choses plus élaborées, des décors, des mises en scène.
05:04Donc ça, ça m'a bien décoincé.
05:06Vous éprouvez quoi quand vous dessinez ?
05:10Quand ça fonctionne bien, quand vous arrivez à faire ce que vous voulez,
05:12c'est très agréable.
05:13Quand vous n'y arrivez pas, c'est très énervant.
05:16Ça vous arrive encore de ne pas arriver à faire ce que vous voulez en dessinant ?
05:19Si, à peu près.
05:20Mais des fois, une petite erreur, tout ça, c'est un petit peu agaçant.
05:23Donc, le dessin, c'est un métier, c'est une passion.
05:25Vous dessinez tous les jours.
05:26Est-ce que ça vous arrive de dessiner en dehors de Charlie Hebdo chez vous ?
05:30Oui, je peux dessiner des choses qui ne sont pas publiées dans le journal,
05:33des choses pour moi.
05:36Mais c'est vrai que c'est à la fois une passion, c'est aussi une liberté.
05:41C'est-à-dire que quand on dessine, on se sent libre parce qu'on dessine ce qu'on veut.
05:46Donc, c'est un métier où, quand vous arrivez à faire de la liberté votre métier,
05:52c'est-à-dire que votre métier, c'est d'être le plus libre possible devant une feuille blanche,
05:56c'est quand même extraordinaire.
05:58C'est quand même...
06:00Tous les métiers n'offrent pas une telle sensation de liberté.
06:04C'est quoi pour vous une caricature réussie ?
06:08En fait, au XIXe siècle, quand on regarde les journaux satiriques,
06:15parce que c'est vieux en fait, la caricature, ce n'est pas d'aujourd'hui.
06:18Ça commence avec la Révolution française.
06:20Il y avait déjà plein de caricatures à l'époque.
06:22On caricaturait Louis XVI, Marie-Antoinette.
06:25Souvent, à l'époque, il y avait un style, c'était de dessiner une grosse tête sur un petit corps.
06:30C'était ça un peu l'effet comique.
06:32Aujourd'hui, on ne fait plus ça.
06:33Ça, c'est un peu vieillot.
06:34Mais il faut quand même que le visage ne soit pas uniquement ressemblant.
06:38Il faut aussi que le visage exprime un peu la personnalité de la personne que vous dessinez
06:45et son tempérament politique.
06:48Vous dessinez un personnage politique.
06:50Il faut dessiner ce que vous vous ressentez quand vous avez en face de vous ce personnage ou tel autre.
06:58Ce n'est pas seulement de bien dessiner les traits, le nez, etc.
07:01C'est aussi un peu la psychologie du type.
07:04Est-ce qu'il est énervé ? Est-ce qu'il est lymphatique ?
07:08Est-ce que c'est un traître ? Est-ce que c'est un faux cul ?
07:10Il faut qu'on le voit un peu dans le visage.
07:12– D'accord, mais c'est quoi la différence entre une bonne caricature et une mauvaise caricature ?
07:15– Une bonne caricature, celle qu'on recherche,
07:18c'est une caricature où il y a un peu un grain de folie.
07:23Où le dessinateur va plus loin que simplement faire un visage qui ressemble.
07:28Un visage qui ressemble, ce n'est pas suffisant.
07:31Il faut que ce soit un peu barré.
07:33Il faut que le dessinateur aille plus loin que bien restituer les traits.
07:39Ça ne suffit pas de bien restituer les traits.
07:40Il faut justement que le dessinateur mette dans son dessin
07:45d'abord sa vision un peu hallucinée du monde
07:48parce qu'un dessinateur, il doit aussi communiquer sa vision du monde.
07:52– C'est le style, quoi.
07:53– C'est le style, c'est l'intuition, c'est l'inspiration aussi.
07:58Ce n'est pas simplement une performance graphique du genre
08:02j'ai fait un beau dessin, ça ne suffit pas.
08:03– Oui, mais j'ai le sentiment quand même que ça demande plusieurs qualités assez différentes.
08:07C'est-à-dire qu'il faut savoir dessiner, bien sûr.
08:09Il y a une sorte de style, c'est-à-dire une vision du monde qui nous est propre.
08:12Et puis j'imagine qu'il faut aussi s'intéresser à la politique au sens très large
08:15ou avoir une idée du sens culturel.
08:17– Alors c'est vrai que ce n'est pas évident
08:20pour les jeunes dessinateurs qui présentent des dessins
08:22parce que c'est vrai qu'il faut avoir une culture politique.
08:26Et vous ne débarquez pas dans un journal même satirique
08:32sans bien connaître quand même l'histoire politique de la France,
08:35histoire politique un peu mondiale.
08:37Si on vous parle d'homme politique et que vous ne connaissez pas les références,
08:40vous allez faire des dessins qui vont être un peu à côté de la plaque.
08:43Enfin, il faut savoir un peu l'arrière-plan politique, historique
08:48qui fait qu'on est aujourd'hui dans cette situation politique.
08:51Il y a toujours une genèse.
08:53Pourquoi on en arrive à être là aujourd'hui dans telle situation politique ?
08:55C'est qu'il s'est quand même passé beaucoup de choses.
08:57Et quand vous voyez des jeunes dessinateurs qui arrivent
08:58et qui ne connaissent pas bien l'histoire politique récente,
09:01ils vont faire des dessins un peu faciles, un peu attendus.
09:06On voit qu'il manque de l'arrière-plan.
09:08On voit que ça manque de fond.
09:10Donc c'est vrai que, mine de rien, les dessinateurs satiriques
09:12sont des gens cultivés en fait.
09:14Il faut quand même une culture politique assez profonde.
09:16– En préparant cette interview, je me suis posé une question.
09:20Comment vous définir ?
09:21J'ai dit, vous êtes directeur de publication de Charlie Hebdo.
09:24Ça me semble factuel.
09:26Vous êtes dessinateur, caricaturiste.
09:28Mais je me suis rendu compte que plus que ce que j'avais en tête,
09:32vous êtes aussi éditorialiste.
09:34Vous écrivez des éditos dans Charlie Hebdo.
09:36Je vais être franc avec vous, à titre personnel,
09:39je ne suis pas très fan moi des éditorialistes.
09:42Je trouve que, déjà, il y en a beaucoup.
09:44Et puis, je trouve qu'ils disent souvent la même chose.
09:47Bon, je me trompe peut-être, on ne peut pas être d'accord.
09:48Mais en quoi, en tout cas pour vous,
09:51vous êtes légitime en tant qu'éditorialiste ?
09:53– Alors, c'est vrai, comme vous le dites,
09:57un jour, j'avais rencontré, je ne sais plus,
09:59quelqu'un qui travaillait dans une école de journalisme.
10:02Les étudiants journalistes, quand on leur demande ce qu'ils veulent faire,
10:04ils veulent faire éditorialiste.
10:06Ils n'ont même pas commencé à faire des reportages.
10:08Ils enquêtent que, déjà, ils veulent éditorialiser sur la vie politique,
10:10blablabla, bon.
10:12C'est vrai que tout le monde pense avoir un avis original sur la vie politique.
10:16En fait, c'est très difficile d'avoir des idées vraiment originales
10:19parce que, d'abord, beaucoup de choses sont dites.
10:22Et vous, vous vous dites,
10:23mais qu'est-ce que je vais apporter de plus que ce qui a déjà été dit ?
10:25Donc, souvent, c'est un peu du bavardage.
10:27On répète un peu toujours le même truc.
10:29Moi, j'essaye de raisonner un peu comme lorsqu'on fait un dessin.
10:32C'est-à-dire que, quand vous faites un dessin,
10:33vous vous dites, je vais faire un dessin que les autres n'ont pas fait.
10:36C'est un peu ça, le principe de Charlie Hebdo.
10:37Si Charlie Hebdo a été créé, c'est parce que le dessinateur de Charlie Hebdo
10:40voulait faire des dessins qu'il ne pouvait pas publier ailleurs,
10:43que les autres journaux leur refusaient.
10:45Donc, ils avaient un peu l'ambition de faire des dessins
10:47qu'on ne voyait pas ailleurs.
10:49Quand on fait un édito, c'est pareil.
10:51C'est comme un dessin.
10:52Il faut trouver une idée qu'on n'a pas trouvée ailleurs.
10:56Si votre idée, c'est la même que ce que vous avez vu à droite et à gauche,
11:00ça ne sert à rien, en fait.
11:01C'est un peu du bavardage.
11:03Donc, moi, c'est ce que j'essaye de faire.
11:04J'essaye de trouver toutes les semaines une idée,
11:07qui pourrait être d'ailleurs une idée de dessin, en fait,
11:09mais que j'explique avec des mots.
11:12Voilà, c'est juste la forme.
11:15La différence, c'est que quand vous faites un dessin satirique, politique,
11:18souvent l'effet comique, c'est que vous allez tout de suite à la conclusion.
11:23Donc, il y a un raccourci.
11:24Ça signifie que ça saisit un peu le lecteur.
11:27Tout de suite, vous l'emmenez.
11:29Il y a un énoncé. Voilà, tel problème, tatati.
11:31Et puis tout de suite, le dessin vous emmène à la conclusion.
11:33Quand vous faites un édito, vous détaillez un peu les étapes intermédiaires.
11:36Voilà les étapes du raisonnement qui fait que vous allez arriver à cette conclusion.
11:40C'est un peu comme ça que j'essaye de faire des éditos, comme un dessin.
11:45– Dix ans se sont écoulés depuis l'attentat à Charlie Hebdo.
11:49Enfin, ça fera pile dix ans le 7 janvier prochain.
11:53Est-ce que vous voyez une évolution
11:55entre la façon dont cet attentat est évoqué aujourd'hui
11:59par rapport à la façon dont on en parlait à l'époque ?
12:03– Alors, je dirais que c'est peut-être une question de génération.
12:06C'est-à-dire que les gens adultes ont la mémoire de l'événement
12:14parce qu'ils se souviennent de l'événement.
12:15C'est vrai que les plus jeunes ont moins la mémoire de l'événement.
12:18Donc, il faut leur expliquer.
12:20Et il ne faut pas seulement leur expliquer un événement en leur disant
12:22il s'est passé ci ou il s'est passé ça.
12:24Il faut leur expliquer aussi le sens de cet événement
12:27et en quoi ça peut aussi les concerner.
12:29Quand on tue des sénateurs dans un pays démocratique,
12:33c'est quand même un problème de démocratie, de liberté.
12:35Donc, c'est un problème aussi sur la liberté d'expression,
12:37sur l'intolérance religieuse.
12:39Donc, c'est des problèmes qui sont toujours d'actualité.
12:40Donc, il faut aussi leur montrer qu'il y a un enjeu de compréhension
12:44qui est dans leur intérêt.
12:45Comprendre le 7 janvier, c'est aussi comprendre ce qui se passe aujourd'hui.
12:48Voilà.
12:50Donc, oui, c'est sûr que les réactions ne sont pas les mêmes
12:53parce que les profils ne sont pas les mêmes, les âges ne sont pas les mêmes.
12:57Donc, il faut avoir un discours aussi adapté à votre interlocuteur.
13:04Si vous montrez à des jeunes tout de suite les caricatures de Mahomet,
13:10ils vont être un peu choqués
13:12parce qu'ils n'ont pas non plus l'arrière-plan historique.
13:13Ils ne savent pas d'où ça vient.
13:15Ils ne savent pas tout ce qui a été dessiné avant.
13:17Nous, quand on a publié ça, c'était une évidence
13:19parce qu'on a fait tellement de caricatures que c'était une évidence.
13:21Mais c'est vrai que des gens qui ne connaissent pas très bien
13:23l'histoire du dessin de presse, de la satire,
13:25et on leur montre ça de but en blanc, ils ne vont peut-être pas comprendre.
13:28Donc, il y a aussi une pédagogie à faire.
13:31Et c'est ce qu'on fait.
13:31On a créé une association qui s'appelle DCL,
13:33Dessiner et Créer Liberté, qui va à la rencontre des collégiens, des lycéens,
13:37et qui leur montre des dessins de toutes les époques
13:40pour leur montrer aussi d'où ça vient.
13:41Ça ne tombe pas comme ça du ciel à un beau jour,
13:44comme parfois les gens le croient, en fait.
13:46– Oui, et puis l'époque a changé, l'époque a évolué.
13:50Moi, j'en ai parlé avec des gens qui ne sont pas forcément journalistes, d'ailleurs.
13:55Souvent, en fait, ce qu'on me dit quand on me parle de caricature,
13:58c'est « ouais, mais pourquoi ils font du mal aux autres ? »
14:01Ils vont dire « c'est insultant », ce genre de choses.
14:05Comment vous vous positionnez par rapport à cet argument-là
14:07sur pourquoi on fait une caricature qui peut blesser quelqu'un ?
14:10– C'est vrai que quand on fait une caricature,
14:12déjà le fait de déformer le visage,
14:15c'est sûr qu'on ne fait pas des dessins très flatteurs,
14:18quel que soit le sujet, c'est peut-être n'importe quel sujet politique.
14:20Donc, c'est vrai qu'une caricature, c'est toujours un peu vache.
14:23C'est aussi un peu pour ça qu'on le fait.
14:24C'est aussi un peu pour écorner, un peu pour bosculer.
14:29C'est pas forcément…
14:31Quand on dit « c'est pas respectueux »,
14:32oui, c'est jamais très respectueux, une caricature.
14:35Quand vous abimez les traits, vous exagérez le trait du visage,
14:39en fait, on prend des libertés.
14:42Donc, les gens qui s'offusquent en disant « c'est pas très respectueux »,
14:44c'est un peu le principe même de la caricature.
14:46C'est fait aussi un peu pour bosculer les choses.
14:50Maintenant, si on fait ça aussi, c'est pour faire réfléchir les gens.
14:54C'est aussi pour leur montrer les choses avec un miroir différent.
14:58Les caricatures, ça exagère les choses,
15:00mais c'est parfois en exagérant les choses qu'on prend conscience des problèmes.
15:04Parfois, il y a des problèmes, ils sont autour de vous,
15:05vous ne les voyez pas parce qu'ils sont un peu dilués dans l'ambiance générale.
15:10Quand vous faites une caricature, c'est comme un effet de loupe.
15:12D'un seul coup, ça devient plus gros, tout devient plus exagéré.
15:16Et là, ça rend les choses plus lisibles.
15:19C'est vrai qu'on exagère parfois dans la caricature les traits, les situations,
15:24pour rendre lisibles des choses qui nous semblent importantes.
15:27Et ça peut heurter parce que les gens n'aiment pas non plus
15:30qu'on leur mette un peu le nez dans la merde,
15:32qu'on leur mette sous le nez des choses qui touchent à des problèmes difficiles.
15:36Souvent, les gens ne veulent rien voir, c'est un peu la politique de l'autruche.
15:39Alors que le dessin satirique, c'est fait pour obliger les gens à voir des choses problématiques.
15:45– D'accord, mais je sais qu'il y a certaines personnes qui vous diront
15:48« Ok, mais ce que vous faites, ça reste insultant. »
15:50– Mais qui ? On insulte qui ?
15:52– Les figures religieuses, les prophètes.
15:54– Ah oui, mais vous savez, quand vous lisez Voltaire ou quand vous lisez les auteurs,
16:02ils ont écrit bien pire que ça.
16:04Les gens pensent que… La critique des religions,
16:07on a un peu tendance à l'oublier, mais ça fait partie du débat public.
16:11Il y a toujours des critiques d'ailleurs de toutes les religions.
16:14Parce qu'on nous dit, voilà, Dieu existe, d'abord on n'en sait rien.
16:20Il y en a qui ont envie de croire, c'est leur liberté,
16:21les gens ont le droit de croire ce qu'ils veulent.
16:25Mais c'est un sujet de discussion et d'interrogation éternelle.
16:28À l'époque romaine, les gens pensaient qu'il y avait des dizaines de dieux.
16:33Aujourd'hui, plus personne ne croira ça.
16:34Donc l'histoire des religions, c'est aussi l'histoire de beaucoup de religions
16:37auxquelles des millions de gens ont cru pendant un certain temps,
16:40puis un jour, ça a disparu.
16:41Donc vous vous dites que les religions, c'est un peu relatif.
16:44Peut-être que dans 500 ans, les gens regarderont nos croyances aujourd'hui
16:47comme des croyances un peu archaïques,
16:48comme aujourd'hui, on regarde les croyances anciennes de l'Antiquité
16:52comme des croyances un peu vieillotes et dépassées.
16:55Donc c'est pour ça que les religions, elles ont toujours un peu un désir d'absolu.
17:02Elles pensent qu'elles ont la vérité absolue,
17:03puisqu'elles sont avec Dieu, donc c'est l'absolu.
17:05Ça ne peut pas être...
17:07Et en fait, avoir un discours critique, c'est de dire que ce n'est pas si évident que ça.
17:12Mais quand vous dites ça, effectivement, vous allez heurter des croyants.
17:15Mais dans ces cas-là, c'est inévitable.
17:18Vous avez le droit aussi de dire qu'on ne croit pas exactement aux mêmes choses
17:22et pas de la même manière.
17:23Donc ça, inévitablement, les gens vont...
17:27Ça va leur heurter, mais si on est honnête avec nous-mêmes,
17:32on ne peut pas non plus se mentir et se taire.
17:34– Oui, ça pose la question de la place de l'humour dans les religions, en fait.
17:38C'est ça le problème ?
17:39– C'est vrai que j'ai eu l'occasion, il y a quelques temps,
17:42de rencontrer des responsables religieux.
17:44Je leur ai dit, mais est-ce qu'il y a de l'humour dans la religion ?
17:47Alors il y en a qui m'ont dit, mais si, si, si,
17:49le prophète faisait des blagues, il était drôle,
17:51bon, c'est ce qu'il dit, ou Jésus...
17:54Bon, il n'y a pas...
17:57Moi, je crois qu'il n'y a pas beaucoup de rire dans les textes religieux.
18:01C'est plutôt de la gravité.
18:03Et moi, j'ai envie de rire, en fait.
18:05Le rire fait peur aux religions.
18:09– Vous avez commencé Charlie Hebdo en 92.
18:12Vous avez un certain recul, donc.
18:13La façon dont on pratique l'humour aujourd'hui,
18:16est-ce que vous pensez que c'est plus compliqué qu'avant ?
18:18– D'abord, ça n'a jamais été simple, l'humour.
18:20Il ne faut pas croire que dans l'année 70,
18:22c'était plus facile de faire des caricatures.
18:24Le Charlie Hebdo des années 70, ça avait plein de procès.
18:27Il y a beaucoup de gens qui détestaient Charlie Hebdo.
18:28Donc, il ne faut pas croire qu'il y a une époque bénie
18:31où tout ça, c'était plus facile de faire du dessin satirique.
18:35Il y avait plus de dessins de presse parce qu'il y avait plus de journaux,
18:38mais il y avait aussi des procès, il y avait aussi des polémiques,
18:43même dans les années 30, même avant.
18:45Donc, il y a même, au 19e siècle,
18:47des dessinateurs qui ont été mis en prison pour des dessins.
18:50Donc, il ne faut pas croire que le dessin de presse,
18:52ça dérange toujours un peu.
18:55Et ça a toujours été comme ça.
18:56Donc, on le sait, quand on fait du dessin de presse,
18:58qu'on va faire des dessins sur des hommes politiques,
19:01sur des situations politiques qui peuvent, oui, qui peuvent irriter.
19:07– Est-ce que c'est plus dur de diriger Charlie Hebdo en 2024 ou il y a 10 ans ?
19:13– En fait, le paradoxe, je dirais que c'est peut-être moins dur
19:16parce que je crois qu'aujourd'hui,
19:20Charlie est peut-être plus accepté qu'on l'imagine, en fait.
19:27Moi, je pense que c'était plus difficile il y a une quinzaine d'années
19:29parce qu'on était encore vu comme un journal marginal,
19:31comme un journal irresponsable.
19:36Maintenant, personne n'ose dire ça, en fait.
19:39– Alors, je m'en dis sur ce terme, irresponsable,
19:43parce que c'est une vraie question.
19:45C'est quoi votre part de responsabilité ?
19:47Est-ce que vous vous dites, je suis irresponsable ?
19:50Ou est-ce qu'au contraire, vous dites, non, j'ai une responsabilité ?
19:54– Moi, je n'aime pas les dessins qu'on fait
19:57et qu'on balance comme ça, un peu comme une grenade dégoupillée.
20:01Il faut toujours assumer ce qu'on fait.
20:02C'est ça, la responsabilité.
20:03Vous pouvez faire des dessins très provocateurs qui vont créer des polémiques,
20:06mais il faut les assumer, les expliquer et dire,
20:07voilà, j'ai fait ça pour telle et telle raison.
20:09Il y a des raisons pour lesquelles j'ai fait ça.
20:11Des raisons politiques, des raisons… voilà.
20:15C'est ça, la responsabilité.
20:16À partir du moment où vous assumez ce que vous faites,
20:21où ça peut créer des débats, eh bien oui, on a le droit de le faire.
20:25Quand il y a eu le procès des caricatures en 2006,
20:28le jugement avait dit qu'on avait le droit de faire des dessins
20:33qui pouvaient être provocateurs à partir du moment
20:35où ça crée du débat, du débat d'idées.
20:38Si ça parle de sujets de société sur lesquels les gens sont d'accord ou pas d'accord,
20:41on a le droit de faire des dessins qui peuvent peut-être choquer,
20:45parce que ça va faire discuter.
20:46Donc moi, la responsabilité, je me dis,
20:48moi ça ne me dérange pas de faire des dessins qui peuvent nous causer des procès,
20:53s'il y a quelque chose à défendre, s'il y a une idée à défendre.
20:56Mais c'est vrai que si on fait des dessins provoques un peu bêtes,
20:59où il n'y a pas d'idées, ça c'est un peu con,
21:01des dessins peu gratuits, qui n'apportent rien,
21:04c'est ça un peu qu'on essaye d'éviter,
21:08c'est de faire des dessins qui…
21:12oui, je dirais gratuits un peu.
21:14– Quelle limite vous posez à votre liberté ? La loi ?
21:18– La loi, elle s'impose à nous.
21:20On la connaît depuis le temps que Charlie existe,
21:22on a eu tellement de procès, donc on sait ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire.
21:25– Quelle limite à votre liberté ?
21:28– Telle qu'elle est définie par la loi, c'est l'incitation à la haine raciale,
21:31l'appel à la violence, donc c'est des trucs très basiques, très simples.
21:37Mais dans ce cadre-là, vous pouvez dire beaucoup de choses.
21:40– On parlait d'esprit Charlie, je voudrais revenir sur un événement précis
21:44pour que les gens… enfin pour qu'on en parle ensemble aussi,
21:47c'est quoi l'esprit Charlie ?
21:50En octobre 2023, sur France Inter, il y avait Guillaume Meurice qui a dit
21:54« Halloween approche et tout le monde commence à chercher un déguisement pour faire peur.
21:58En ce moment, le déguisement de Netanyahou marche pas mal,
22:01c'est une sorte de nazi mais sans prépuce. »
22:04Il a été licencié par France Inter et lors de cette polémique,
22:09disons, il avait publié une une de Charlie Hebdo sur ses réseaux sociaux
22:15avec le hashtag « Je suis Charlie ».
22:16On vous a questionné là-dessus, vous avez répondu « L'esprit Charlie,
22:20ce n'est pas une poubelle qu'on sort du placard quand ça vous arrange
22:22pour y jeter ses propres cochonneries. »
22:25Et vous avez ajouté, parce que Charlie Hebdo avait fait une une avec Netanyahou,
22:28vous avez dit « On n'a pas eu besoin de dire que c'était un nazi
22:32ni de préciser qu'il était circoncis pour faire comprendre aux lecteurs
22:35ce qu'on en pensait, c'est ça, l'esprit Charlie,
22:38c'est plus subtil et plus difficile à maîtriser qu'il n'y paraît. »
22:41Parlons-en, parce que tout le monde peut se réclamer de Charlie aujourd'hui,
22:45chacun a sa liberté de le faire d'ailleurs,
22:47mais est-ce que pour vous, il y a un malentendu sur l'esprit Charlie,
22:50sur ce qu'est Charlie Hebdo ?
22:51– C'est-à-dire qu'il y a beaucoup de gens qui pensent que l'esprit Charlie,
22:55ça consiste à dire tout.
22:58Or nous, on fait le journal, on sait très bien qu'il y a quand même un cadre,
23:02vous ne pouvez pas tout dire, vous pouvez dessiner énormément de choses,
23:05exprimer énormément de choses,
23:07mais vous savez aussi que d'abord la loi vous limite,
23:11et puis aussi il y a un autre aspect qu'il faut avoir à l'esprit,
23:13c'est que tous les médias ont leur ligne éditoriale.
23:18L'humanité ne va pas publier les mêmes choses que le Figaro,
23:20qui ne va pas publier les mêmes choses que Libération,
23:23qui ne va pas publier les mêmes choses,
23:24parce qu'ils ont aussi une sensibilité politique,
23:26dans des journaux ils vont plutôt axer sur tel type de sujet, sur tel angle,
23:32tel autre journal développera plutôt d'autres thématiques.
23:38Donc chaque journal a sa ligne éditoriale,
23:40donc il ne faut pas confondre liberté d'expression et ligne éditoriale.
23:43La liberté d'expression c'est un grand principe,
23:46après quand vous faites un média, vous avez votre ligne éditoriale,
23:49c'est-à-dire vous avez les thèmes qui vous sont chers,
23:52vous avez des angles que vous voulez développer
23:54que les autres journaux ne développent pas,
23:55vous faites des choix, vous faites des choix politiques, éditoriaux.
23:59Moi je dirais que la polémique dont vous parlez,
24:02c'est un problème de ligne éditoriale,
24:03c'est est-ce que ce genre de choses peut être dit sur une chaîne de services publics ?
24:09– France Inter en l'occurrence.
24:10– Voilà, c'est ça la question.
24:13Peut-être qu'il aurait pu dire ça dans une autre chaîne privée,
24:16peut-être que l'autre chaîne privée ne serait pas gênée de publier ça.
24:19Nous on ne publie pas ça, c'est tout.
24:22– Mais quel regard vous portez sur ce qu'il a dit, Guillaume Meurice ?
24:27– Moi je pense que quand on veut critiquer,
24:30on peut dire tout ce qu'on veut sur un homme politique,
24:31mais quand on s'en prend à son appartenance à un groupe ethnique,
24:41c'est à la limite, ça devient limite.
24:44On peut critiquer tout ce qu'on veut sur les agissements d'un homme politique
24:46comme Netanyahou qui prend des décisions politiques.
24:50On a fait plein de dessins dans Charlie Hebdo pour critiquer ce qu'il se passe à Gaza,
24:55mais on n'a pas besoin de parler de son appartenance à un groupe ethnique.
24:58On n'a pas besoin de ça, pour nous ça n'apporte rien et c'est ambigu.
25:06– Et le logo, le slogan Je suis Charlie, vous en pensez quoi ?
25:13– Je suis Charlie c'est un slogan qui est apparu en janvier 2015,
25:17qui était un slogan un peu de solidarité.
25:19Je suis solidaire avec ce qu'a vécu Charlie,
25:25ça c'est une chose, avec l'événement et les victimes.
25:29Après, être solidaire avec la ligne éditoriale de Charlie,
25:35avec l'humour de Charlie, ça c'est autre chose.
25:38Donc c'est sûr qu'il y a beaucoup de gens qui étaient Charlie en janvier
25:40parce qu'ils étaient solidaires avec les victimes de Charlie,
25:44mais qui forcément n'étaient pas forcément d'accord avec ce qu'on publiait.
25:48Mais on le savait, quand on a décidé de republier Charlie Hebdo en fin février 2015,
25:54on savait très bien qu'il y avait des gens qui,
25:55quand ils allaient voir ce que c'était vraiment Charlie Hebdo,
25:58qu'ils ne connaissaient peut-être pas d'ailleurs à partir de janvier,
26:00ils allaient dire, mais c'est quoi ce journal ?
26:02Mais nous on ne pouvait pas se trahir, on n'allait pas renier tout ce qu'on avait fait,
26:05il fallait aussi qu'on reste nous-mêmes, si on refait Charlie,
26:07c'est pour qu'on soit toujours ce qu'on a, pour continuer à faire ce qu'on a été nous-mêmes.
26:12Donc on savait très bien qu'il y avait des gens qui allaient nous tourner le dos
26:16parce que finalement ils n'aimaient pas trop Charlie.
26:18Mais ce n'est pas grave, c'est la règle du jeu.
26:20Si on veut refaire le journal, il faut assumer ce qu'on est.
26:23– Et vous êtes quoi alors ? C'est quoi Charlie Hebdo ?
26:25– C'est un journal satirique qui c'est vrai,
26:30parfois le dessin est un peu provocateur, mais c'est ça qui est bien aussi,
26:34il faut aussi faire réagir les gens,
26:35plutôt que les endormir avec de la soupe et des choses insipides.
26:39Moi, quand j'étais gamin, vous parliez tout à l'heure de l'enfance,
26:42les BD insipides m'ennuyaient,
26:44moi j'avais envie de voir des BD un petit peu sulfureuses,
26:48qui grattent, un peu provocantes, c'est ça qui me plaisait.
26:52– Oui, la provocation aujourd'hui c'est un truc qui est un peu mal vu j'ai l'impression,
26:56les gens semblent avoir du mal avec les provocations
26:58parce qu'ils disent ça blesse quelqu'un.
27:00– Ah ben, les gens qui disent ça en fait, on parlait de l'humour,
27:08ils n'aiment pas quand ça les provoque eux.
27:10Il y a une règle presque scientifique,
27:13plus l'humour s'en prend à des choses loin de vous, plus vous l'acceptez.
27:17Et plus l'humour s'en prend à des choses près de vous, moins vous l'acceptez.
27:20C'est quasiment général, les gens ont beaucoup d'humour
27:25pour se moquer des autres qui sont à 2000 kilomètres.
27:28Mais par contre, ils n'ont pas beaucoup d'humour
27:29pour se moquer de son voisin ou de quelqu'un qui est très proche.
27:33C'est toujours comme ça.
27:34– C'est toujours comme ça ou c'est d'autant plus le cas aujourd'hui ?
27:37– Ça a toujours été comme ça.
27:38Les gens rient toujours des autres.
27:40Donc quand les gens vous disent que c'est très provocateur,
27:42mais ce n'est pas que c'est très provocateur,
27:43c'est que ça touche quelque chose qui les touche eux.
27:46Mais en fait, quand vous vous disputez avec eux,
27:47vous apercevez que ça leur arrive de rire méchamment
27:50de choses qui touchent des personnes qui leur sont lointaines.
27:52Donc moi, je méfie des gens qui jouent un peu les viergers farouchés
27:56en disant que c'est très provocateur.
27:57C'est un peu des hypocrites.
27:59Parce qu'un jour ou l'autre,
28:00il leur est arrivé de rire et de se moquer des autres.
28:05Ça arrive toujours.
28:05– On discute là et j'ai noté qu'il y a plusieurs fois
28:08où vous avez employé le terme liberté.
28:10J'ai l'impression que c'est quelque chose d'important pour vous.
28:13Vous disiez même que votre pratique du dessin
28:15était née de cette envie de liberté.
28:17Comment vous vivez le fait de défendre tous les jours
28:21cette liberté d'expression et vous-même, dans votre quotidien,
28:24d'être entravé dans votre liberté à cause de tout ce qui s'est passé ?
28:31– En fait, c'est vrai qu'on est un peu entravé
28:33dans notre liberté de tous les jours parce qu'il faut prendre des précautions.
28:38Il y a des règles de sécurité à prendre en compte.
28:44Mais en fait, il y a une liberté que vous ne pouvez jamais contrôler,
28:48c'est ce que vous avez dans la tête.
28:49C'est ça la liberté de conscience, en fait.
28:51Vous ne pourrez jamais contrôler ce que les gens ont dans leur tête.
28:55Et c'est ça l'essentiel, en fait.
28:56Qu'après, vous soyez obligé,
28:58vous savez qu'en réalité, tous les jours, vous vous arrêtez au feu rouge.
29:00Vous pouvez dire aussi, ça entrave ma liberté.
29:02Bon, il y a des règles à respecter.
29:03Vous ne pouvez pas rouler comme un dingue sur l'autoroute.
29:06Mais vous pouvez penser à ce que vous voulez.
29:08Donc nous, je pense que dans notre manière de penser,
29:12on est toujours aussi libres.
29:13Et c'est ça qui compte, en fait.
29:14– Juste pour qu'on se rende bien compte,
29:16c'est quoi les conditions de travail de Charlie Hebdo aujourd'hui ?
29:19– Disons qu'on a des locaux qui sont quand même sécurisés
29:22de manière assez sérieuse.
29:23Et donc, on essaye de…
29:27Oui, quand on va en reportage, il faut faire attention où on va.
29:31Bon, des fois, il y a des reportages, il n'y a pas de problème.
29:33Mais quand vous allez à l'étranger, il y a des pays,
29:35on ne s'en rend pas compte,
29:35il y a des pays où la liberté n'est pas aussi grande qu'ici.
29:39Et vous ne pouvez pas trop vous étaler sur la place publique.
29:43Mais ça, c'est toujours un peu comme ça, le métier de journaliste.
29:48Même avant le 7 janvier, il y a toujours des précautions à prendre.
29:53Le métier de journaliste, ça reste un métier toujours un peu risqué.
29:56Tous les ans, dans le monde, il y a des journalistes qui sont tués.
30:00Il ne faut pas croire que c'est un métier facile.
30:05Et même quand on fait de la satire et du dessin de presse,
30:07nous, à Charlie Hebdo, on fait beaucoup de reportages,
30:09oui, ça peut vous mettre dans des situations un peu dangereuses.
30:12– Oui, j'imagine que toutes les personnes qui travaillent aujourd'hui à Charlie Hebdo
30:16sont des personnes courageuses.
30:17Mais comment on fait pour vivre avec cette peur qui existe, qui est là ?
30:22– Je ne vais pas parler pour eux, mais je ne pense pas qu'ils aient peur,
30:25mais ils sont déterminés.
30:27Ils ont des convictions.
30:27On parlait tout à l'heure de convictions.
30:29À partir du moment où vous avez des convictions
30:31et que vous pouvez les exprimer, c'est plus fort que tout.
30:34C'est plus fort que j'ai peur de ceci ou j'ai peur de cela.
30:38Avoir la possibilité de vous exprimer, c'est tellement rare et tellement précieux
30:44que le reste passe un peu au second plan, même si on n'est pas non plus inconscient.
30:47Il faut quand même faire gaffe,
30:48mais il faut toujours faire attention quand on est journaliste.
30:52– Je voudrais revenir aussi, puisqu'on parle des dix ans entre l'attentat et aujourd'hui.
30:58Le 16 octobre 2020, un professeur a été assassiné par un terroriste islamiste.
31:04Je parle de Samuel Paty, professeur d'histoire-géo,
31:07assassiné à la sortie de son collège.
31:10Dans l'un de ses cours, il avait présenté des caricatures publiées dans Charlie Hebdo.
31:15Vous vous souvenez de la façon dont vous avez appris sa mort ?
31:18– Oui.
31:19– Qu'est-ce que vous avez ressenti ?
31:23– Alors quand on l'a…
31:28Je crois que c'était pendant le procès de Charlie Hebdo.
31:32Le procès des complices des frères Kouachi.
31:37Pour nous, ça démontrait que malheureusement ce n'était pas terminé.
31:45Malheureusement, il y a toujours des gens fanatiques religieux
31:49qui sont prêts à assassiner pour tout et n'importe quoi.
31:54Et que c'était une nouvelle étape dans ce processus d'intolérance
32:01dont on avait été victime en 2015 et dont Samuel Paty
32:04continuait à son tour victime en 2020.
32:07Donc ce n'était pas fini.
32:08Et même encore aujourd'hui, il y a encore de l'intolérance religieuse
32:11qui s'exprime de manière peut-être plus rare ou plus diffuse.
32:15Mais il y a un vrai problème à ce niveau-là.
32:17Alors ça va s'exprimer d'une manière atroce avec des crimes abominables
32:19comme celui de Samuel Paty, mais ça peut s'exprimer autrement,
32:22avec des menaces, des intimidations.
32:24Et ça, c'est quand même un problème, c'est toujours d'actualité.
32:27L'intolérance religieuse, c'est toujours d'actualité.
32:29Est-ce que ce n'est pas beaucoup de responsabilité
32:31d'être aujourd'hui à la tête de Charlie Hebdo ?
32:33Il ne faut pas penser à ça.
32:35Il faut penser à tout ce que ça vous permet de faire.
32:40Il faut penser à tout ce que vous pouvez faire.
32:42Vous pouvez faire plein de choses quand vous faites pas seulement Charlie Hebdo,
32:45mais même un journal.
32:46Vous pouvez faire plein de choses, ça vous ouvre sur le monde.
32:49Un journal, ça vous ouvre sur le monde.
32:51Et ça, c'est quand même, c'est rare.
32:55Et il n'y a pas beaucoup de métiers qui donnent ce plaisir-là.