"Ce qui me tue encore, c'est de me dire qu'il y a encore des milliers d'enfants qui continuent d'être attachés contre leur gré…"
BRUT BOOK. Elle avait 14 ans. Souffrant d'anorexie, Alice Develey a été internée dans un hôpital, parfois attachée à un matelas, avec le plafond pour seul horizon. Ce traumatisme, elle le raconte dans son premier roman, "Tombée du ciel", publié aux éditions de l'Iconoclaste.
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
BRUT BOOK. Elle avait 14 ans. Souffrant d'anorexie, Alice Develey a été internée dans un hôpital, parfois attachée à un matelas, avec le plafond pour seul horizon. Ce traumatisme, elle le raconte dans son premier roman, "Tombée du ciel", publié aux éditions de l'Iconoclaste.
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
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00:00J'arrive dans la salle des infirmiers, je ne sais pas trop ce qu'il va se passer.
00:04On me demande de m'asseoir sur une chaise.
00:07Je vois des infirmiers qui arrivent et qui arrivent avec cette espèce de verre de terre immense.
00:14Et on me dit, on va te le passer par le nez.
00:17Et pour moi, c'est insupportable, c'est impossible.
00:21D'un seul coup, j'ai des infirmiers qui viennent me plaquer contre cette chaise.
00:25Et j'ai envie de crier, j'ai envie de hurler, mais il y en a une qui met sa main contre ma bouche.
00:31Et elle me dit, surtout, déglutis bien.
00:34Il faut que tu avales pour être sûr que le tuyau passe du bon côté.
00:36Parce que si ça passe du mauvais côté, je vais vite le sentir, je vais m'étouffer.
00:40Il faut vraiment que ça passe dans le bon côté pour que ça aille jusqu'à l'entrée de l'estomac.
00:44C'est des dizaines de centimètres qu'on enfonce en vous, que vous sentez passer vraiment dans la gorge.
00:51Votre corps ne vous appartient plus.
00:52Vous avez autant de droits qu'une chaise, qu'un coussin ou qu'un chien.
00:56C'était une scène insupportable, insupportable.
01:00Je m'appelle Alice Develay, je suis l'auteur de Tomber du ciel, publié aux éditions de l'Iconoclast.
01:06Tomber du ciel, c'est l'histoire d'Alice, 14 ans, qui est hospitalisée du jour au lendemain en pédiatrie.
01:12C'est une vie d'enfermement, de dépossession qui commence.
01:15Elle n'a plus le droit à des amis, elle n'a plus le droit à sa famille, elle n'a plus le droit de sortir.
01:20Et elle va être envoyée en service de pédopsychiatrie où, là-bas, elle va subir des traitements révoltants.
01:25C'est un roman parce que je n'écris pas sur moi, mais à partir de moi.
01:29Moi, j'ai été hospitalisée à 14 ans en pédiatrie où on m'a forcée à manger via une sonde dans le nez.
01:35Donc c'est un tuyau qui passe par la narine, qui descend dans la gorge, puis qui va jusque dans l'estomac.
01:40Puis on m'a hospitalisée en psychiatrie.
01:41Et en tout et pour tout, cette seule hospitalisation a duré un an et demi.
01:45Je m'en souviens très bien, on est le 4 juillet 2007.
01:49Ce matin-là, ma mère qui, peut-être, devait avoir eu des doutes en voyant que je ne mangeais pas grand-chose.
01:55Bon, c'est une histoire familiale compliquée, mais avant de partir en vacances, elle me dit
02:00« On va faire un check-up, comme pour la voiture.
02:02Donc tu vas aller chez le médecin, histoire de voir que tout va bien.
02:06Et je vais chez le médecin.
02:07Elle prend ma taille, donc 1m64.
02:10Elle me demande de me peser 36 kilos.
02:13Et elle prend ma tension.
02:14Et là, il y a quelque chose qui ne va pas.
02:18Elle pompe, elle pompe, elle pompe.
02:19Et elle ne trouve pas ma tension.
02:21Elle me dit « C'est bizarre. »
02:22Et je vois dans ses yeux qu'elle est un peu désemparée.
02:25Et je lui dis « Est-ce que ça va ? Qu'est-ce qui se passe ? »
02:28Et elle me dit « Je vais reprendre votre tension. »
02:30Et elle me dit « Là, vous avez 8 de tension, ce qui est extrêmement bas. »
02:34Donc je la sens tergiversée.
02:36Et elle me dit « Qu'est-ce que ça vous ferait si je vous disais que vous risqueriez de vous faire hospitaliser ? »
02:43Moi, j'ai 14 ans, je n'ai aucune idée, aucune notion de ce que ça veut dire se faire hospitaliser à mon âge.
02:48Enfin, cet âge-là, c'est pour les vieux, c'est pour les fous.
02:53Mais elle ne me dit pas que je vais être hospitalisée.
02:54Ça, ça n'est pas du tout dit à ce moment-là.
02:58Donc je sors de chez le médecin, je rejoins des amis.
03:01Il pleut.
03:02Et puis, je reçois un appel de mon frère qui me dit « Voilà, on va prendre un café. »
03:08Ce qu'il ne m'a jamais proposé de faire en une dizaine d'années de fratrie.
03:14Et en fait, ce que je comprendrai plus tard, c'est qu'il voulait s'assurer que je sois à un endroit où il savait que j'étais.
03:21Parce que ma mère est venue me chercher ce soir-là.
03:26Et il pleuvait encore dehors.
03:27Et je me demandais si l'eau sur ses joues, c'était des larmes ou de la pluie.
03:33Et elle m'a regardée et elle m'a dit « Alice, tu vas te faire hospitaliser. »
03:37Et je n'ai pas compris pourquoi, je n'ai pas compris ce qui se passait.
03:41Je ne comprenais pas ce qui...
03:43Est-ce que c'était une punition ?
03:45Est-ce que c'est parce que j'avais mal répondu au médecin ?
03:48Et c'est à ce moment-là que tout s'est effondré parce que le lendemain, effectivement, j'arrive à l'hôpital.
03:53Là, je le comprends, dès le premier jour, ma vie est finie.
03:59Moi, je me souviens de la première fois qu'on m'a plaqué contre un matelas.
04:03Donc, c'est des contentions, on vous attache aux chevilles,
04:07on vous attache au ventre, on vous attache aux poignets.
04:10Vous êtes comme ça toute la journée, vous vous fixez à un plafond
04:14et vous n'entendez rien, c'est le vide le plus vide du monde.
04:19Au tout début, vous vous dites qu'il y a sûrement un malentendu,
04:23qu'on va venir ouvrir la porte,
04:26qu'on va vous dire « voilà, c'est bon, tu as eu ta punition,
04:28tu vas sortir et tu ne le referas plus parce que tu vois bien que c'est insupportable. »
04:32Et puis, vous voyez que le soleil passe un petit peu, que la lumière passe,
04:36donc ça fait quelques heures déjà que vous êtes allongé, immobilisé,
04:41que vous pouvez à peine bouger un poignet comme ça.
04:45Et là, vous vous dites « eh bien, je vais essayer de ne pas sombrer dans la folie ».
04:51Et vous allez sombrer dans la folie parce qu'on n'est pas fait pour rester attaché
04:57sur un matelas toute une journée.
04:59En plus de ça, comme moi, j'avais cette sonde qui était dans mon nez,
05:02on me faisait passer mes traitements antipsychotiques, antidépresseurs par la sonde,
05:09on me faisait passer la nourriture aussi par la sonde,
05:11donc il n'y avait plus de raison de me détacher
05:13à part pour aller aux toilettes une à deux fois par jour.
05:16Ils m'ont cassé et ils ont cassé des milliers d'autres enfants qui sont passés par là.
05:22Et ce qui me tue encore de l'intérieur,
05:25c'est de me dire qu'il y a des milliers d'enfants
05:29qui continuent d'être attachés contre leur gré.
05:32Je ne suis pas sortie de cet hôpital, je pense que j'y suis encore toujours.
05:35Il y a des odeurs comme ça, des parfums qui me sont insupportables.
05:39Il y a des personnes qui, lorsque je les croise,
05:43dans ce coup me terrorisent parce qu'elles ont des traits communs
05:46avec des gens que j'ai pu voir là-bas et qui m'ont fait beaucoup de mal.
05:50– L'hôpital dans lequel vous avez été,
05:52est-ce que c'est une exception ou est-ce qu'en France c'est la norme ?
05:56– C'est une norme, c'est une norme.
05:58Après, la différence aujourd'hui par rapport à ce que je raconte il y a plus de dix ans,
06:04c'est qu'il y a encore moins de moyens accordés aux hôpitaux donc c'est sûrement pire.
06:08Je pense qu'il y a beaucoup de médecins qui ont envie de bien faire
06:11mais qui sont confrontés à un manque de moyens cruels et criants
06:17et qui fait qu'ils deviennent malgré eux maltraitants.
06:21– L'anorexique ne décide pas de se priver de nourriture.
06:24Elle ne fait pas de régime.
06:26Elle ne fait pas, elle se défait.
06:28L'anorexique n'est pas dans la privation mais dans la disparition.
06:32Il faudrait s'imaginer ce qui lui arrive comme un mauvais film d'horreur.
06:35L'anorexique prend possession d'elle.
06:37Quand l'anorexique parle, c'est l'anorexique qui répond.
06:40Quand l'anorexique ne mange pas, c'est l'anorexique qui lui interdit.
06:45– J'ai choisi ce passage parce que je me dis que c'est compliqué
06:48de définir ce que c'est l'anorexie.
06:51Et dans ce passage-là, qui dure quelques pages,
06:53quelque part on a le sentiment que vous questionnez un peu
06:55qu'est-ce que ça veut dire être anorexique.
06:58Je vous pose la question, qu'est-ce que ça veut dire ?
07:01– C'est une bonne question.
07:03Si je prends la définition vraiment scientifique de l'anorexie,
07:08c'est un trouble du comportement alimentaire
07:10qui se caractérise par une perte d'appétit
07:12et qui a le plus généralement pour conséquence
07:15une perte de poids drastique et des répercussions physiologiques,
07:19une perte de cheveux, une aménorée, c'est-à-dire une disparition des règles,
07:23des troubles cardiaques, l'ostéoporose.
07:27Mais moi j'essaie de comprendre vraiment d'un point de vue humain ce que c'est.
07:33Et je compare l'anorexie à une espèce de bête sauvage,
07:38une espèce de grand orti, ce qui m'avait fait penser au livre
07:43L'écume des jours de Boris Vian qui lui, dans ce livre-là,
07:46dit que son personnage Chloé a un énuphar qui lui pousse dans les poumons.
07:49Et moi j'ai l'impression que c'est un peu une orti
07:52qui a ses racines qui plongent très très loin
07:54et dont les ramifications sont tellement lointaines
07:57qu'on ne sait pas jusqu'où elles plongent.
07:59Est-ce qu'elles vont jusqu'à l'enfance, l'adolescence,
08:04dans une phrase, dans un traumatisme ?
08:07Donc c'est quelque chose qui prend possession de nous
08:11et qui fait qu'on disparaît complètement derrière l'anorexie.
08:14Souvent on entend dire qu'on fait des enfants pour se prouver qu'on s'aime,
08:17transmettre une histoire, une famille, un sang,
08:20mais tout ça c'est des conneries.
08:22Un enfant c'est des fleurs sur une tombe.
08:25Alors c'est un passage extrêmement fort et ça parle de la famille.
08:27Dans quelle mesure ce qui vous est arrivé est lié à votre famille ?
08:34Je pense que je ne le saurais jamais.
08:37Pendant longtemps je cherchais un bouc émissaire.
08:39Je me suis dit que c'est forcément la faute de mon père ou de ma mère.
08:43Peut-être qu'ils ont leur part de responsabilité,
08:45mais j'aimerais quand même penser que c'est la faute de personne.
08:50Les maladies sont injustes.
08:52Elles sont comme ça et c'est terrible.
08:54Parmi les gens qui vont regarder cette vidéo,
08:56il y aura forcément des gens qui souffrent d'anorexie.
08:59Oui.
09:00Est-ce que vous avez quelque chose à leur dire ?
09:03Oui, je leur dis déjà qu'elles ne sont pas seules,
09:07qu'on est des dizaines de milliers, des centaines de milliers,
09:11des millions à souffrir.
09:13Et la souffrance est peut-être ce qui est le plus partagé dans le monde.
09:16Donc je les comprends.
09:18Je pense à elles quand elles sont derrière une fenêtre dans un hôpital
09:23ou qu'elles sont enfermées avec elles-mêmes.
09:26Et j'ai envie de leur dire aussi que je les crois.
09:29Je les crois quand elles disent que c'est difficile,
09:31que c'est insupportable, qu'elles n'y arrivent pas
09:33et qu'elles croient qu'elles n'y arriveront jamais.
09:34Mais j'ai aussi surtout envie de leur dire que,
09:37même si elles croient qu'elles n'y arriveront jamais,
09:39il y a un jour, je ne sais pas quand ce jour arrivera,
09:42mais elles s'en sortiront.
09:44Et la vie ne sera peut-être pas tous les jours facile,
09:47elle ne sera pas merveilleuse,
09:49mais elle vaudra la peine d'être vécue.