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"On est tous restés des gosses et pourtant on l’oublie chaque jour un peu plus"

BRUT BOOK. Dans son nouveau livre “Le plus court chemin” publié chez Verdier, Antoine Wauters revient sur son enfance dans un petit village belge. Un récit autobiographique tendre et poétique qui devrait rappeler à chaque lecteur sa propre enfance.

Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains racontent à Brut pourquoi et comment ils ont écrit leur nouveau roman publié à l’occasion de la rentrée littéraire.
Transcription
00:00Alors ici, c'est un extrait d'une lettre que j'ai écrite à mon père quand j'étais enfant.
00:06Je dis ceci.
00:08Merci papa de nous conduire au cross et de si bien nous encourager.
00:12J'aime bien quand tu viens jouer au ping-pong avec moi.
00:15J'aime bien quand tu viens me dire au revoir dans mon lit.
00:18J'aime bien quand tu regardes Fort Boyard avec moi.
00:20Merci d'avoir construit un nouveau garage pour qu'on puisse y jouer au ping-pong.
00:25Merci d'avoir mis de l'électricité dans le garage.
00:28Voilà, c'est vraiment les mots d'un jeune enfant.
00:33C'est une vraie lettre ?
00:33C'est une vraie lettre, oui.
00:34Dans tout livre, il y a des lettres que j'ai adressées à mes parents
00:40et des lettres qu'eux m'ont écrites.
00:43Ça pose la question de la littérature.
00:45Oui.
00:45C'est-à-dire qu'en fait, c'est une lettre que vous avez écrite enfant
00:47qui se retrouve des années plus tard dans un livre
00:50qui devient littérature alors qu'à l'époque, ça n'était pas forcément.
00:53Ben non, ça ne l'est toujours pas, mais dans l'ensemble, peut-être que ça devient.
00:56C'est ça, c'est la question que je me posais.
00:58Est-ce que c'est de la littérature ?
01:00En quoi ça en est ?
01:01Je vais être franc avec vous et j'espère que vous ne le prendrez pas mal.
01:03Non.
01:04C'est le passage qui m'a le plus touché.
01:06En fait, ce passage m'a un peu bouleversé, je ne sais pas pourquoi.
01:09Et c'est en fait vous qui l'avez écrit à 8, 9 ans peut-être.
01:12Merci.
01:13Non, mais c'est super, je ne le prends pas du tout mal.
01:15Ça veut dire que tout était déjà en germe.
01:17Il n'y a aucun travail quelque part.
01:19Il y a « j'aime bien », « j'aime bien l'électricité dans le garage ».
01:22Ça vous fait quoi, en fait, que c'est le passage qui m'a le plus touché
01:24alors que vous l'avez écrit il y a des années ?
01:25Ça me touche aussi.
01:26Moi aussi, quand j'ai retrouvé ces mots, il n'y a pas de hiérarchie.
01:30Je ne suis pas en train de me dire « est-ce que j'écris mieux ? ».
01:32Ça, franchement, je m'en fous vraiment.
01:34Mais ce qui compte, c'est d'essayer de voir, tiens,
01:39comment se fait-il qu'il y ait une telle continuité entre le gosse que j'ai été
01:43et l'adulte, l'écrivain que je suis devenu maintenant ?
01:46Et ce que j'ai trouvé beau, et la raison pour laquelle cette lettre s'y trouve,
01:50c'est qu'en fait, tout était déjà là.
01:51Quand on progresse peut-être dans l'écriture,
01:53c'est quand on commence à enlever les couches.
01:55Et là, il n'y en avait pas de couches.
01:56Alors peut-être que j'ai dû faire tout un long chemin de mots,
01:59parfois compliqués, pour me rendre compte à 42 ans que le moins, c'est le mieux.
02:04L'enfance, c'est vraiment un continent enfoui, un continent à la dérive,
02:08un continent où on est tous restés des gosses, tous absolument.
02:12Et pourtant, on l'oubliait chaque jour un peu plus.
02:15Alors si le texte, ce livre-ci, peut nous permettre de nous souvenir
02:19que ça a existé et qu'il y avait dans ce temps-là,
02:21il y avait bien sûr des trucs très durs,
02:24mais qu'il y avait aussi des tas de choses qu'on peut peut-être essayer de sauver
02:27et de remettre en avant aujourd'hui.
02:29C'est littéralement la lettre que vous avez écrite, vous n'avez rien changé ?
02:31Rien, absolument rien.
02:32Une chose quand même à préciser pour les gens qui vont regarder cette vidéo
02:35et qui n'ont pas lu le livre, vous n'introduisez pas cette lettre.
02:38La lettre est balancée sur la page, elle fait une page, il y a des guillemets,
02:42et le lecteur comprend que c'est vous, enfant, qui écrivez cette lettre,
02:46parce qu'elle arrive effectivement à un moment où on peut le comprendre.
02:49Ça, c'est quelque chose auquel vous avez réfléchi, j'imagine ?
02:52Oui, oui.
02:53Puis moi, je suis quelqu'un qui est...
02:54Moi, j'ai une confiance absolue dans les lecteurs.
02:56On entend beaucoup cette phrase, voilà, les gens ne lisent plus,
02:59il n'y a plus de lecteurs, il n'y a plus de gens curieux.
03:01Moi, je suis convaincu que plein de gens sont capables de lire,
03:05lisent, adorent ça, peuvent en tout cas aimer ça.
03:08Et...
03:10Je n'ai pas du tout envie de prendre les gens pour des cons.
03:12Ils comprennent très bien, quand ils ont un livre en main,
03:15ce qui est en train de se passer, se jouer,
03:17et alors on aime ou on n'aime pas.
03:19Ça, ce n'est pas la question, mais comprendre, bien sûr.
03:22Je suis Antoine Wauters et je suis écrivain,
03:24et je viens de faire paraître, le plus court chemin,
03:27un texte autobiographique aux éditions Verdier.
03:30C'est un texte qui remonte le fil de mon enfance
03:34et qui revisite les lieux où j'ai grandi,
03:37la campagne du sud de la Belgique.
03:39Une vie placée sous le signe d'une nature immense,
03:42de Kermès à répétition, d'alcool et de ce bienheureux ennui
03:47dont je me sens si souvent orphelin aujourd'hui.
03:50Tout vient de là, du silence des plaines,
03:53de tout ce qui se tramait en nous pendant que,
03:55objectivement, il ne se passait rien.
03:58L'ennui et le silence, finalement, pour vous,
04:01c'est ça, le résumé de l'enfance ?
04:03Oui, et leur corollaire, ce que ça génère,
04:07d'envie de rebondir, d'envie d'aller de l'avant,
04:11de courir, d'être joyeux, d'être dans un élan.
04:16Je trouve qu'il y a une vertu dans l'ennui
04:18et qu'une société qui refuse l'ennui,
04:21c'est symptomatique, à mon avis, de quelque chose de très problématique,
04:26de très grave même,
04:29parce qu'à partir du moment où on ne s'ennuie pas,
04:31ça veut dire qu'on ne supporte pas rester
04:33un petit moment connecté à soi-même et recueilli en soi-même.
04:38Et à partir de là, on ne sait pas ce qu'on pense,
04:40on ne sait pas ce qu'on veut et on peut se faire balader
04:44dans plein de discours, tendances qui sont parfois un peu dangereuses.
04:48Elle s'est arrêtée quand, vous, votre enfance ?
04:51J'en parle dans le livre, il y a un épisode,
04:54alors quel âge est-ce que j'avais réellement ?
04:56Je n'en sais rien, je dis que c'était 10 ans,
04:58mais c'est un jour où j'ai voulu rentrer dans le mur couvert de glycine
05:02de chez mes grands-parents, qu'on appelait Papou et Nénène.
05:05J'étais avec mon vélo et je ne sais pas expliquer pourquoi,
05:08j'ai eu l'envie de me projeter dans ce mur.
05:11J'ai eu une sorte d'envie suicidaire très jeune et je me suis arrêté.
05:16Et dans ce moment de battement, de suspens, je me suis dit
05:20« c'est que tu tiens à toi, d'une manière ou d'une autre.
05:23Même si tu parviens difficilement à te définir et à te sentir vivre comme un tout,
05:28force est de constater que tu tiens à toi. »
05:30Et c'est là que j'ai compris que je n'étais peut-être plus tout à fait enfant
05:34et que j'étais quelqu'un qui vivait, qui vivrait
05:38et que cette obligation de durer dans le temps, c'était une forme de servitude.
05:44Et l'idée, c'était de me dire « à partir de là, qu'est-ce que je fais ?
05:46Comment est-ce que je transforme ce sentiment-là un peu écrasant
05:50de trouble identitaire en quelque chose de différent, de plus beau, de plus puissant ? »
05:55Le réel m'a toujours donné de l'asthme.
05:57Je suffoquais dans notre monde, dans notre époque,
05:59avec tout ce qu'on attendait de nous, de moi, de mes potes.
06:06Et écrire et commencer à lire quand on avait 18-20 ans,
06:09ça a été une façon de dire « vous savez, nous, on va se réapproprier tout ça
06:12et on va essayer de faire autrement. »
06:14Le YEL, je trouve que c'est très intéressant par exemple.
06:17C'est-à-dire créer un endroit dans la langue où on ne peut plus être assigné à quoi que ce soit.
06:25C'est se rendre innommable pratiquement, aux yeux de la langue ancienne, de la langue vieillissante.
06:30Moi, ça je trouve que c'est très fort.
06:32– C'est quoi votre rapport à l'écriture ?
06:34– Il y a quelque chose de méditatif, ça c'est sûr.
06:37Et c'est aussi prendre position dans la langue.
06:39C'est dire ce qu'on voit d'une manière qui nous semble juste,
06:44qui nous semble adaptée pour essayer d'amener quelques lecteurs à se questionner.
06:52– Il y a une part du coup de politique ?
06:53– Avant, je ne le disais pas.
06:54Je n'aimais pas penser que je pouvais écrire des textes éventuellement politiques,
06:59mais je suis maintenant forcé de l'accepter.
07:03– On peut être à la fois politique et poétique ?
07:06– Oui, je crois.
07:07C'est peut-être même une manière très efficace de travailler les consciences politiques.
07:13C'est d'utiliser des mots différents,
07:15d'utiliser des mots parfois très doux pour exprimer un contexte de grande violence.
07:21Parce que quand les mots ne nous font plus aucun effet,
07:24tellement on les a entendus, on ne ressent rien.
07:26– En gros, dans ce que vous dites,
07:28il y a une sorte de critique de la langue technocratique.
07:31La plupart des hommes politiques, quand ils s'expriment,
07:32c'est des langages tout faits, avec des phrases un peu toutes faites.
07:35Ça vous parle, ça vous énerve ?
07:37– C'est clair que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai envie de continuer à écrire,
07:42à publier des livres, mais je crois qu'on est très nombreux à faire ça,
07:45sinon on arrêterait tout.
07:48Mais je dis parfois que c'est pesé sur le plateau oublié de la balance.
07:52On a beaucoup moins d'importance que la parole politique,
07:56nous qui écrivons des livres,
07:57mais c'est quand même essayer d'appuyer à l'endroit où personne n'appuie.
08:02C'est-à-dire se dire, tiens, le silence, qu'est-ce que ça peut raconter ?
08:06La lenteur, qu'est-ce que ça peut raconter ?
08:09Critiquer un certain nombre de choses, mais d'une manière différente,
08:13qu'est-ce que ça peut générer ?
08:14Quelque chose qui m'obsède beaucoup, c'est quand je repense aux années 80,
08:18celles qui m'ont vu grandir, et à mes grands-parents notamment,
08:21ils faisaient une action par unité de temps,
08:23c'est-à-dire qu'ils ne faisaient qu'une chose à la fois.
08:25Ce serait difficile aujourd'hui de ne faire qu'une chose à la fois.
08:28Est-ce que c'est souhaitable ?
08:29Je n'en sais rien, mais de temps en temps, oui, j'en suis absolument convaincu.
08:33Est-ce que vous avez appris quelque chose sur vous-même
08:35en rédigeant ce livre consacré à votre enfance ?
08:38Oui.
08:39Je dirais que la chose principale, c'est...
08:41J'ai parfois un regard très dur, très violent même, sur moi.
08:47Et je crois que quand je me souviens de l'enfant que j'étais,
08:50je me dis, bon, tu pourrais peut-être essayer d'être un peu plus doux avec toi-même.
08:54Et je me dis, maintenant, si tu dois être juste,
08:57si tu regardes dans le rétroviseur,
09:00accepte-le, accepte que tu es cette personne
09:04qui est très sensible.
09:06Alors, ça semble bête de le dire comme ça,
09:08mais quand on commence à pouvoir l'accepter,
09:11on comprend mieux nos réactions, nos façons d'être,
09:16et peut-être on peut se pardonner un certain nombre de choses.
09:19En gros, quand je me sens totalement inadapté,
09:23je me dis que ça ne date pas d'hier
09:24et que finalement, on peut très bien vivre sans être parfaitement
09:29en phase avec le monde tel qu'il est, tel qu'il va.
09:33Voilà.
09:33Ça m'a appris ça.

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