• il y a 12 heures
Dans une certaine conception des sciences dites du management, le déni du réel du travail s’est fortement installé par le truchement d’une spécialisation sans cesse plus poussée et du mythe de la solution qui n’est rien d’autre que la conséquence d’une vision de l’entreprise circonscrite à la « cuisine » donc aux recettes. Ce n’est donc pas pour rien que des auteurs importants dans ce domaine comme Barley et Kunda appelaient de leurs vœux, il y a plus de 20 ans, au retour du travail. [...]

Category

🗞
News
Transcription
00:00Dans une certaine conception des sciences dites du management, le déni du réel du
00:13travail s'est fortement installé par le truchement d'une spécialisation censée
00:17être plus poussée et du mythe de la solution qui n'est rien d'autre que la conséquence
00:22d'une vision de l'entreprise circonscrite à la cuisine, donc aux recettes.
00:27Ce n'est donc pas pour rien que les auteurs importants dans ce domaine, comme Barlet et
00:32Kunda, appelaient de leur vœu il y a plus de vingt ans au retour du travail.
00:36Il n'est donc pas étonnant qu'une telle discipline produise des résultats, mais à
00:41quel prix ? Dans les années 70, Henri Artaud, ancien patron et penseur, qualifiait cette
00:48discipline dans son ouvrage « C'est Prince du Management » de philosophie inspirée
00:52par la conjoncture, ou encore plus récemment Jean-Claude Lyaudet qui la voyait comme une
00:58technique de pouvoir du propriétaire.
01:00En effet, un des péchés originels d'une partie des sciences du management est l'oubli
01:05de la personne avec le mythe du tout commensurable.
01:08La personne, disait Emmanuel Mounier, philosophe, fondateur de la revue Esprit, c'est ce qui
01:15ne peut être répété deux fois.
01:18Mounier fait partie de ces penseurs peu, voire pas du tout, mobilisés en management.
01:23Je le regrette, car la doctrine personnaliste, dont il a été le promoteur, pourrait éclairer
01:27certains angles morts du management moderne, notamment l'impossibilité de mobiliser
01:33des théories managériales valables et efficaces dans le temps en oubliant la personne.
01:39En effet, l'organisation et l'idéologie, disait Mounier, si elles font fi de l'absolu
01:44personnel, tournent, comme la passion, à la police, à la cruauté et à la guerre.
01:50C'est pourquoi « toute action, dit-il, n'est pas un acte ». Une action n'est
01:56valable et efficace pour Mounier que si, d'abord, elle a pris mesure de la vérité qui lui
02:02donne son sens et de la situation historique qui lui donne son échelle et en même temps
02:07que ses conditions de réalisation.
02:09Dans le monde des enjambeurs du réel, du problème-solving et du mythe de la solution,
02:14c'est un trisme de dire que les actions ne répondent que rarement à ces deux conditions
02:20fondamentales.
02:21C'est d'ailleurs pour cela que Georges Canguilhem, préfaçant l'ouvrage issu de
02:26la thèse de Yves Schwartz, nous mettait en garde « lorsqu'on entre dans le travail
02:33par la seule technicité, on n'a plus d'autre choix que de parler des hommes par les choses
02:38». Parler aux hommes par les choses, c'est penser qu'une entreprise est simplement
02:43un ensemble de problèmes à résoudre et que les outils de gestion peuvent tout.
02:47Nous oublions par exemple que ces derniers bornent le champ des possibles alors que le
02:53travailleur déploie une intelligence de situation et des compétences qui dépassent toujours
02:57ce qui est inscrit dans l'outil et ce y compris dans les organisations où le travail
03:02est le plus strictement corseté, aviation, centrale nucléaire, etc.
03:07Ce dépassement a été analysé de longue date par les ergonomes, notamment comme l'écart
03:12fondamental entre travail prescrit par les outils, ici, et travail réel.
03:17Ainsi, dans le management délesté de la personne, pensé uniquement par le prisme
03:24des outils et les recettes pour une hypothétique répétabilité dans un monde par excellence
03:30des dits plans d'action, l'éclairage de Mounier nous donne à voir au moins en partie
03:35les difficultés et les limites de l'action managériale qui ne reposent ni sur la vérité
03:40des situations de travail, ni sur une connaissance du contexte historico-socioculturel de ces
03:45mêmes situations de travail.
03:47On comprend donc aisément pourquoi des actions basées sur des théories managériales hors-sol
03:54qui nient le pouvoir d'agir de la personne et le caractère essentiel du contexte sont
04:00souvent catastrophiques, non seulement sur le plan humain, avec les maux du travail
04:04et l'impact négatif sur la performance économique, mais aussi sur le plan sociétal.
04:10D'ailleurs, des chercheurs commencent à voir des corrélations entre le mauvais management
04:16dans les entreprises et les votes de contestation ou les forts taux d'abstention.
04:20L'oubli de la personne n'est pas donc simplement un drame managérial, c'est un drame politique
04:28Car, comme nous le dit le poète Anthony Artaud, sans puissance d'expansion, sans une certaine
04:35domination sur les choses, la vie est indéfendable.
04:38Oui, la vie est indéfendable pour beaucoup de Français aujourd'hui.
04:42Les récentes élections en France ont mis en exergue cet état des choses.
04:47À défaut d'un retour de la personne, l'homme restera esclave de ses créations dans l'entreprise
04:53et donc dans la société.
04:55L'illusion sera sa patrie pour reprendre la célèbre expression de Saint-Just.
05:00Et on le sait, l'illusion coûte toujours très cher, malgré les apparences.

Recommandations