"La guerre peut finir pour les hommes, mais les femmes portent les traces de la guerre", affirme Kamel Daoud

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L’auteur de "Meursault, contre-enquête" publie "Houris", une nouvelle contre-enquête sur une période tragique, celle la guerre civile en Algérie, entre 1992-2002. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-28-aout-2024-4157156

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00:00Et avec Léa Salamé, nous recevons ce matin un journaliste, chroniqueur au point, mais aussi et surtout un écrivain qui publie
00:07« Ouri » en cette rentrée chez Gallimard. Vos questions au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:16Kamel Daoud, bonjour.
00:18Bonjour.
00:19Et soyez le bienvenu à ce micro.
00:21« Ouri » est votre deuxième roman dix ans après « Meursault contre enquête ».
00:26C'est un texte indispensable sur la violence des hommes contre les femmes, sur la mémoire et l'oubli, sur les ravages de l'islamisme en Algérie.
00:35Un texte beau, parfois poétique, souvent bouleversant.
00:39C'est le livre qu'on attendait aussi sur la décennie noire algérienne 1992-2002 et ses dizaines, centaines de milliers de morts.
00:49Un livre que vous portez en vous depuis plus de vingt ans sans pouvoir l'écrire.
00:55Il vous a fallu quitter l'Algérie avec votre famille l'été dernier, vous installer en France pour que ça sorte.
01:02Et là, c'est venu d'une traite, ça a été une délivrance.
01:07Kamel Daoud ?
01:08Effectivement, je pense que c'est une histoire que tous les Algériens portent.
01:11Racontant « off » pas « on », qu'on tourne, essaie de nier, essaie de travestir, essaie de porter et de communiquer.
01:19C'est une histoire algérienne, mais pas uniquement algérienne.
01:23Ça s'est passé de la même sorte en Irak, en Syrie, au Soudan, un peu partout dans le monde.
01:29Là où il y a, par exemple, des faits d'armes de Daesh, des islamistes, etc.
01:37L'Algérie propose au monde deux histoires dont l'une est occultée.
01:41La première, c'est le récit mythologisé de la décolonisation.
01:44Tout le monde en parle.
01:45L'Algérie, c'est un peu le pays de la Bataille d'Alger, en noir et blanc, etc.
01:48Mais la deuxième leçon qu'on a toujours voulu ignorer, c'est le coût de l'islamisme armé.
01:53Qu'est-ce que ça coûte cette illusion, cette utopie ravageuse et qui massacre ?
01:57C'est une deuxième leçon qui est donnée au monde, qui est ignorée,
02:00et malheureusement qui a eu lieu avant Internet, avant la viralité, avant l'accès à l'information au grand public.
02:06On n'a pas le droit d'en parler, dites-vous.
02:08Et d'ailleurs, en exergue de votre livre, vous avez mis un article de la loi algérienne de 2005
02:12qui interdit sous peine d'emprisonnement, je cite,
02:14quiconque qui, par ses déclarations écrites ou tout autre acte,
02:18utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale.
02:22Aujourd'hui, en clair, on n'a pas le droit en Algérie de raviver la mémoire de la décennie noire.
02:27On n'a pas le droit d'en parler, de l'évoquer, d'enquêter dessus.
02:30Bref, on n'a pas le droit d'écrire votre livre.
02:32Oui, et de tourner des films, et de faire des recherches médicales,
02:35de faire des enquêtes sociologiques, d'en parler, d'assumer cette période-là.
02:39C'est un tabou, quoi qu'on veuille.
02:41Il y a eu deux ou trois romans, effectivement, il y a eu deux ou trois essais,
02:43mais la réalité, ça reste un tabou.
02:45On n'en parle pas, c'est puni par la loi.
02:47Parce qu'au fond, c'est une guerre où ce sont les morts qui ont perdu.
02:51Le régime a gagné, les islamistes ont gagné.
02:53Donc pour le moment, c'est un statu quo.
02:55On avait inventé à l'époque en Algérie quelque chose d'horrible qui s'appelle la grâce amnistiante.
02:59Parce que la grâce, c'est la prérogative du président, donc c'est lui qui peut.
03:02Et l'amnistie, c'est la prérogative du Parlement, d'après ce que j'ai lu.
03:05Donc on a inventé quelque chose d'assez hybride,
03:07pour pouvoir couvrir le retour des maquisards, entre guillemets, des islamistes,
03:12et faire en sorte comme si ça n'existait pas.
03:14Et je pense que c'est un tabou qui a eu des conséquences énormes,
03:17y compris sur la relation franco-algérienne.
03:19Kamel Daoud, pour évoquer ces années
03:21où Rie est le monologue intérieur déchirant d'une rescapée enceinte.
03:26Elle raconte à sa fille, qu'elle porte dans son ventre, son histoire.
03:29Elle s'appelle Aube, elle a 26 ans.
03:32Elle est la seule survivante du massacre de sa famille par les islamistes,
03:37qui ont essayé de l'égorger, et l'ont laissée défigurer, scarifiée,
03:42avec donc une cicatrice de 17 centimètres.
03:45Elle n'a plus de corde vocale.
03:47Votre héroïne, qui va donc raconter l'histoire contemporaine de l'Algérie,
03:53est muette.
03:55C'est le paradoxe tragique de votre héroïne.
03:58Celle qui raconte n'a pas de voix.
04:01Effectivement, certains y ont vu une allégorie facile.
04:04Mais ce n'est pas une allégorie.
04:05Ce sont des femmes mutilées qui existent, que j'ai rencontrées.
04:07Ce sont des femmes qui ne peuvent pas parler.
04:09Et j'ai pensé à un moment que celle qui peut raconter avec authenticité,
04:15avec légitimité, j'aime pas ce mot,
04:17mais avec vérité l'histoire d'une guerre, c'est une femme.
04:20Parce que la guerre peut finir pour les hommes.
04:22On peut les amnistier, leur pardonner.
04:24On peut leur donner des galons.
04:26On peut les faire oublier.
04:28Mais les femmes, non.
04:29Les femmes portent les traces de la guerre.
04:30En Algérie, comme partout ailleurs,
04:32ceux qui sont descendus des maquis islamistes,
04:34on les a pardonnés.
04:35On a appelé ça la réconciliation nationale.
04:36On leur donne une pension,
04:37qui d'ailleurs parfois est supérieure à celle des victimes du terrorisme.
04:40Mais les femmes qui sont revenues enceintes,
04:42ou qui ont accouché aux maquis,
04:43parce qu'elles ont été violées, qu'elles ont été kidnappées,
04:46qui va leur pardonner ?
04:47Elles portent dans leur corps la trace de ce qu'on veut en fuir.
04:50Je pense qu'une femme,
04:51c'est celle qui racontera le mieux la tragédie d'une guerre.
04:54Parce que pour nous les hommes,
04:55la guerre s'arrête à un moment ou à un autre.
04:57Dans l'honneur surfait, l'honneur artificiel.
05:00Mais pour une femme, on ne lui pardonnera jamais.
05:02Et on le voit en Algérie, on le voit en Irak,
05:05on le voit en Syrie, on le voit partout.
05:07Une femme paye le prix d'une guerre plus qu'un homme.
05:09C'est une ode aux femmes, d'ailleurs, ce livre.
05:12Il y a quelque chose de cet ordre-là.
05:14Puisque de la transmission entre une mère et sa fille qu'elle porte,
05:19il y a quelque chose de cet ordre-là aussi.
05:21J'ai pensé que le dialogue le plus bouleversant et le plus intime,
05:24c'est celui d'une mère qui porte un enfant.
05:26Je crois que c'est le dialogue le plus véridique.
05:28Mais je sais que c'est un peu, c'est une gageur,
05:30c'est quand même un risque de prendre la parole d'une femme.
05:33Mais je suis féministe.
05:34Je ne le suis pas par calcul idéologique pour plaire à l'Occident,
05:37comme certains le disent.
05:38Je le suis parce que je suis convaincu profondément
05:40que là où la femme est libre, moi je suis libre.
05:43Et ça, c'est une conviction profonde.
05:45Et le nœud dans le monde qu'on appelle arabe,
05:47c'est le statut de la femme.
05:49Tant qu'on ne bougera pas sur cette question-là,
05:51tant qu'on ne lui répond pas le fameux « ce n'est pas le moment »,
05:53on ne bougera jamais.
05:55L'enjeu, il est là. La libération, elle est là.
05:58Et celle qui peut raconter, c'est une femme.
06:00Et je voulais endosser à risque la voix d'une femme.
06:03Le livre, Kamel Daoud, tourne autour d'une scène centrale,
06:06d'un souvenir que la narratrice peine à évoquer,
06:09celui de la mort de sa famille dans une scène d'une violence absolue,
06:12dans un massacre que vous parvenez à retranscrire
06:14dans des pages d'une beauté tragique,
06:17où rarement on a aussi bien écrit un massacre.
06:21Vous dites « La mort, ce sont mille personnes qui chuchotent,
06:25qui font chuter un doigt sur les lèvres,
06:27qui avancent en récitant quelque chose de mystérieux,
06:30puis examinent l'obscurité de la chambre,
06:32où deux fillettes s'enroulent dans un tigre
06:34dessiné sur une couverture chaude. »
06:36C'est ça, un massacre.
06:38C'est des tueurs qui avancent en faisant chuter
06:40et deux petites sœurs qui se protègent avec une couverture d'enfant
06:43avant d'être égorgées.
06:44Effectivement, Aubre, c'est une survivante,
06:46donc elle a le syndrome et la culpabilité de la survivante.
06:48Pourquoi moi, j'ai survécu et pas l'autre ?
06:50Pourquoi pas ma sœur ? Je me suis caché.
06:53Elle a fermé les yeux au moment où on égorgeait aussi sa sœur.
06:56Vous savez, la fiction,
06:59elle est toujours soupçonnée d'être une sorte d'essai détourné.
07:02La fiction a sa propre ontologie.
07:04Il y a des choses qu'on ne peut pas raconter autrement
07:06que par la littérature.
07:08Il y a des choses qu'on ne peut pas narrer
07:10si on n'a pas l'instrument de la littérature.
07:12Ce qu'ils racontent, le totalitarisme,
07:14ce sont les romans du siècle dernier, par exemple,
07:17plutôt que les essais.
07:18Les essais, on les oublie.
07:19Nous soucoumes et on les oublie.
07:20Ça nous aide à réfléchir.
07:21La littérature est importante.
07:22Je suis journaliste.
07:23À un moment, j'ai couvert ce qu'on appelle le massacre.
07:25Et à un moment, on se dit, je ne peux pas tout dire
07:27si je ne le dis pas par la littérature.
07:29Sauf que dans ce roman, ce n'est pas réfléchi.
07:31Mais j'ai compris que pour raconter l'horreur,
07:34il fallait quelque part, je n'aime pas le mot lyrisme,
07:37mais il fallait du style, il fallait de la précision.
07:39Je voulais alléger.
07:40Et vous savez ce qui est frappant, c'est qu'à un moment,
07:42j'ai allégé 80% des scènes d'horreur dans ce roman,
07:44en me disant que les gens ne vont pas le croire.
07:46Et effectivement, même avec ce roman, j'ai eu des lecteurs
07:48qui disent, mais c'est quand même allégorique,
07:50c'est quand même poussé très loin.
07:51Le propre de la guerre, c'est qu'elle n'est pas narrable.
07:53C'est qu'on ne peut pas la transmettre.
07:55Il y a quelque chose d'affreux dans le fait que
07:57quand on est journaliste, quand on a couvert une guerre,
07:59et vous le savez, c'est qu'on ne peut pas tout dire
08:01et tout raconter.
08:02Donc, j'ai la chance de faire de la littérature,
08:05Et le style, c'est une forme d'hommage aux morts ?
08:09Le style, c'est l'homme.
08:11Le style, c'est la langue intérieure.
08:13C'est la langue intime.
08:14Le style, ça surcharge la langue d'autres choses.
08:17Le style, c'est le dictionnaire auquel on ajoute son propre corps.
08:21Parce que sinon, j'aurais écrit un reportage.
08:23Mais quand on prend un dictionnaire, on lui ajoute sa propre chair,
08:25sa respiration, ça devient du style.
08:27Le style, c'est quelque chose de nécessaire.
08:29C'est ce qui garde un peu à la surface un récit.
08:32Et je suis un amoureux du style.
08:34J'aime la langue française et j'aime ces écrivains-philosophes
08:36qui savent écrire.
08:38Ça remonte de Cioran jusqu'à Camus, en passant par Camus et d'autres.
08:42J'aime les gens qui savent écrire.
08:44Je crois que le style, c'est un corps.
08:46C'est véritablement un corps.
08:48Et d'ailleurs, sur le fait de dire,
08:50j'ai adouci, entre guillemets,
08:52où j'ai enlevé 80% de ce que j'ai vu, moi,
08:54quand j'étais jeune journaliste, il y a 20 ans,
08:56et que je couvrais les massacres en Algérie,
08:58et les gens ne croient pas que c'est une allégorie,
09:00ça vous est arrivé même il y a 20 ans,
09:02quand vous étiez journaliste,
09:04vous décrivez le massacre de Hachékala,
09:06dans lequel a péri la famille de votre narratrice,
09:09il y a eu 1000 morts.
09:11Vous allez les couvrir et il y a eu 1000 morts en une nuit.
09:13Ces 1000 morts, vous les avez vus, vous les avez comptés,
09:16sauf que quand vous revenez au journal,
09:18au siège du journal,
09:20on ne vous croit pas.
09:22Et vous écrivez, 1000 morts en une nuit,
09:24resta un chiffre inconcevable.
09:26On réduisit le compte, les journaux titrèrent sur des dizaines de morts,
09:28d'autres sur 323 morts,
09:30d'autres encore sur 212 morts.
09:32Et ça, c'était déjà le début de la violence,
09:36c'est-à-dire de réduire le nombre de morts,
09:39parce qu'il faut protéger les gens qui lisent, c'est ça ?
09:43C'était un dilemme moral.
09:44J'étais rédacteur en chef à l'époque du principal journal francophone,
09:47on avait cette réunion chaque soir.
09:48Est-ce qu'il fallait donner le vrai chiffre,
09:50et donc jouer le jeu de la propagande islamiste,
09:52c'est-à-dire créer de la terreur,
09:53ou est-ce qu'il fallait le taire,
09:54et là on n'est plus journaliste.
09:55Donc un chiffre c'est difficilement manipulable.
09:57La deuxième des choses, c'est qu'on n'a pas de statistiques.
09:59La statistique, l'usage des vrais chiffres,
10:02c'est un usage de régime.
10:04Donc on n'a pas accès aux vrais chiffres.
10:05Et puis il y a l'incrédulité.
10:06Je passais ma nuit au journal,
10:08c'est pour ça que j'ai pris le téléphone le soir même,
10:10quelqu'un qui me disait,
10:11il y a eu un massacre d'une grande ampleur du côté de Religion,
10:14c'est à l'ouest d'Alger.
10:17J'ai pris la voiture le lendemain,
10:18je suis parti sur place, je suis revenu,
10:20j'ai fait mon reportage,
10:21je suis parti dormir,
10:22et le lendemain je vois sur la une,
10:23vous savez quand vous revenez à la direction le matin
10:25pour prendre votre numéro,
10:26et je vois à la place de mille morts,
10:28des dizaines de morts.
10:29Dix ans plus tard,
10:30un ex-chef du gouvernement qui est actuellement en prison,
10:32a dit, oui, c'était mille morts,
10:34mais nous ne voulions pas battre les tambours de la défaite.
10:37Donc on ne le disait pas.
10:39Et ce qui est extraordinaire,
10:40c'est que cet usage du chiffre magique,
10:42du chiffre falsifié,
10:44il a un pendant.
10:45C'est le chiffre exact de la guerre de décolonisation.
10:47Là on parle avec une précision hallucinante.
10:49Il y a eu tel nombre de morts.
10:50On déterre jusqu'à maintenant des victimes
10:52de la guerre de décolonisation,
10:53mais les morts de la guerre civile,
10:55les morts...
10:56C'est un moment, vous savez,
10:57il est fascinant.
10:58Un écrivain m'avait collé,
10:59qui me disait que c'était la mort
11:01de l'utopée de la fraternité algérienne.
11:03Parce que l'ennemi parfait,
11:04c'est le français,
11:05le colonisateur,
11:06et même maintenant.
11:07Donc on arrive à un moment où
11:08ce sont les frères qui s'entretuent.
11:10Et donc c'est la mort de la fraternité.
11:12Et, je conclue sur ça,
11:14c'est que je me suis toujours posé la question
11:16pourquoi mes parents ne me parlaient pas
11:18d'excuses,
11:19de devoir de repentance de la France coloniale,
11:21qui avait vécu la guerre d'indépendance.
11:23Et pourquoi la jeune génération en parle.
11:25L'idée de la France comme ennemi éternel
11:27est née après la guerre civile.
11:29Oui, vous passez votre temps
11:31en fait à faire ce parallèle
11:33entre la guerre d'Algérie...
11:34Parce qu'il existe !
11:35Ce qu'on appelle la guerre d'Algérie
11:36et la guerre civile.
11:37La guerre des années 90,
11:39la décennie noire.
11:40Mais parce que ça existe.
11:41Il y a la même ironie.
11:42On a refusé longtemps de qualifier
11:44de guerre d'Algérie
11:45la guerre d'Algérie décoloniale.
11:46Mais actuellement,
11:47le régime et toute l'opinion
11:48refusent de qualifier de guerre civile
11:50la guerre des années 90.
11:51Il y a quand même un jeu de karma
11:52qui est assez tragique.
11:53Vous dites qu'il n'y a pas de monuments aux morts.
11:54Il y a des monuments aux morts
11:55pour la guerre d'Algérie,
11:56la guerre d'indépendance.
11:57Mais il n'y a pas de monuments aux morts
11:58pour la guerre civile.
11:59Il ne faut surtout pas en parler.
12:00Vous pensez qu'il faudra,
12:01comme la guerre d'Algérie,
12:02comme la guerre d'indépendance,
12:03où il a fallu du temps
12:04pour en parler.
12:05Vous pensez qu'il faudra aussi du temps
12:06qu'un jour l'Algérie affronte
12:08sa décennie noire ?
12:09D'abord, lever l'interdit juridique.
12:11En parler,
12:13Et je conclue sur mon idée.
12:15J'ai l'impression que la surenchère
12:16sur la guerre mémoriale avec la France
12:18depuis les années 2000,
12:19elle est là pour cacher
12:21la réalité de la guerre civile.
12:22On veut effacer une guerre
12:24en parlant exagérément d'une autre guerre.
12:26Et je crois que le lien, il est là.
12:27Et le risque, à la fin,
12:28c'est que nous avons des générations
12:29de 15 ans,
12:30j'ai une fille de 15 ans
12:31qui ne sait pas que cette guerre a eu lieu.
12:32C'est-à-dire qu'il y a le risque
12:33que ça revienne.
12:35Une guerre, on n'en sort pas comme ça.
12:37Il faut du pardon.
12:38Il faut de la vérité.
12:39Il faut de la vraie réconciliation.
12:40Sinon, ça revient.
12:42Qui étaient les protagonistes
12:43de cette guerre, votre fille ?
12:44Qui c'était ?
12:45Absolument rien.
12:46Il n'y a pas de terme.
12:47Expliquez aux auditeurs.
12:48Alors, c'est une guerre civile
12:49qui a eu lieu entre 1990,
12:51grosso modo, jusqu'aux années 2000.
12:53C'est le Front Islamique du Salut
12:54qui avait gagné les élections.
12:55C'était le parti islamiste majoritaire.
12:58Les militaires l'ont dépossédé
13:00de sa victoire.
13:02Entre guillemets, ça a été le déclencheur.
13:04Mais la violence terroriste islamiste
13:05existait bien avant.
13:06Après le retour des Afghans,
13:07ce qu'on appelle les Afghans d'Afghanistan.
13:10Donc, attentats, décapitations,
13:12assassinats de journalistes.
13:13Et puis, ça s'est élargi au massacre de masse,
13:16comme on dit, jusqu'aux années 2000.
13:19C'est une guerre qui a duré 10 ans.
13:21L'Algérie rurale a payé
13:23beaucoup plus lourdement
13:24que l'Algérie urbaine des grandes villes.
13:26Qui est sans narration, sans récit,
13:28sans chiffre, sans timbre,
13:29sans documentaire, sans nom de rue,
13:31sans monument, sans rien du tout.
13:33Et maintenant, il y a votre livre.
13:35Et on va passer au Standard Inter
13:37où nous attend Claire.
13:38Bonjour.
13:40Vous êtes là ?
13:41Oui, oui, je suis là.
13:42Je vous entends.
13:43Vous m'entendez aussi.
13:44Parfaitement bien.
13:45Vous êtes enseignante.
13:46Et vous voulez dialoguer avec Kamel Daoud.
13:49Oui.
13:50Je voulais simplement lui dire,
13:51M. Daoud, ma grande admiration.
13:53Moi, j'ai démarré à Betoncourt,
13:55dans le Doubs,
13:56où il y avait 98% d'enfants maghrébins.
13:58Et un jour, je suis arrivée,
14:00sur mon tableau,
14:01il y avait écrit « Vive le fils »
14:02« F.I.L.S. »
14:03Moi, je leur ai appris
14:04le mot « transsubstantiation ».
14:06Et puis, quand je suis là,
14:09récemment, le lendemain de l'assassinat
14:12du professeur Bernard,
14:13il y avait aussi la commémoration
14:16de Samuel Paty et mes élèves de troisième.
14:18La lettre du professeur de Camus,
14:21c'était très compliqué.
14:23Et moi, j'étais dans l'émotion aussi,
14:25parce que je suis issue de la diversité également,
14:27avec une mère italienne et un papa roumain.
14:29Et j'ai ouvert « Le premier homme »
14:32et j'ai ouvert « Zabor et les psaumes ».
14:35Et mes élèves sont restés scotchés.
14:39Et j'ai entendu « Madame, c'est magnifiquement écrit,
14:41il est trop tueur ce texte ».
14:43Même dans leur vocabulaire.
14:48Je vous remercie pour ça.
14:52Ce que vous avez dit,
14:54c'est ce que je pense.
14:55La littérature sauve de tout.
14:56Le fils, c'est un homme.
15:01J'ai pu, à ce moment-là,
15:02cacher mon émotion.
15:04Et moi, j'étais tellement aussi, dans ce texte,
15:06tellement convaincue de ce que vous dites,
15:08que j'ai fait taire une classe d'élèves
15:11qui tiennent des propos...
15:14C'est ça, la guerre civile,
15:16ils ne la connaissent pas.
15:19Merci, Claire, pour votre témoignage.
15:22Kamel Daoud, comment réagissez-vous à ces mots ?
15:25Je le répète parfois,
15:27je sais réagir à l'adversité, mais pas à l'éloge.
15:30C'est vrai ?
15:31Oui.
15:32Ah, c'est sec, ça !
15:33Non, je crois que...
15:34Mais la question de l'école, derrière tout.
15:36Exactement.
15:37Moi, je pense que l'enjeu profond, c'est l'école.
15:39Ce n'est pas pour rien que les islamistes,
15:40dès le début, ils ont demandé quand même
15:42à garder la main sur l'école et la justice.
15:44Ils savent que c'est la matrice de la reproduction des idées.
15:46Et je pense que la tragédie en Algérie actuellement,
15:48ce n'est pas son enjeu politique,
15:50présidentiel, ou d'opposition.
15:52C'est l'école.
15:53C'est la filiation.
15:54C'est ce qu'on laisse aux autres.
15:55Le monde arabe, c'est quand même un monde extraordinaire,
15:57parce qu'il a le culte des ancêtres,
15:59il a le déni de ses enfants.
16:01Moi, je rêve du moment où on va inverser l'équation.
16:03On va prendre soin de nos enfants
16:05et qu'on va laisser partir nos ancêtres
16:07au lieu de leur courber l'usine à chaque fois
16:09et de rappeler que ce sont nos ancêtres qui sont les plus importants.
16:11Oury, c'est un roman de la filiation.
16:13C'est un roman de la filiation.
16:15C'est quelqu'un qui cherche à trouver du sens au monde.
16:17Et la seule chose, chose, non,
16:19qui donne du sens au monde,
16:21c'est accoucher, élever, éduquer, raconter.
16:23Vous disiez au point,
16:25dans une grande interview qui est parue cet été,
16:27la question qui domine ce roman, que je me pose depuis longtemps,
16:29est la suivante.
16:31Quand on vit une guerre, comme la guerre civile,
16:33est-ce qu'il s'agit de l'oublier pour vivre ?
16:35Ou doit-on s'en souvenir tout le temps
16:37pour ne pas refaire la même erreur ?
16:39Il y a des pays qui choisissent de se souvenir tout le temps.
16:41Il y a des pays qui choisissent d'oublier.
16:43L'Algérie choisit d'oublier.
16:45Vous, vous avez une idée sur ce qui est le mieux ?
16:47Est-ce qu'il faut oublier pour pouvoir vivre ?
16:49Ou s'en souvenir en permanence
16:51pour ne pas refaire ?
16:53On écrit un roman parce qu'on n'a pas de réponse.
16:55Quand on a une réponse, on écrit un essai.
16:57Un roman, il est bâti sur l'ambiguïté,
16:59sur le fait que les deux réponses sont équivalentes.
17:01Dans le cas algérien, c'est un peu plus complexe.
17:03Ce n'est pas le choix de l'oublier,
17:05c'est le choix d'un faux souvenir.
17:07C'est-à-dire, nous avons un pays qui cultive
17:09l'amnésie en ce qui concerne
17:11ses propres faits et l'hypermésie
17:13en ce qui concerne la guerre de décolonisation.
17:15Donc nous avons quand même une mémoire
17:17qui est totalement faussée. Moi, je pense qu'il faut
17:19assumer et regarder la génération suivante
17:21dans les yeux, en disant que nous avons commis
17:23des erreurs et nous espérons que vous ne
17:25fassiez pas la même chose.
17:27Pourquoi ce personnage d'Aïssa, chauffeur
17:29de taxi, hypermésique,
17:31qui se souvient
17:33d'absolument
17:35tous les assassinats, tous les massacres
17:37de la guerre civile ?
17:39On devient fou quand on n'oublie rien.
17:41Effectivement, mais en même temps, on devient fou.
17:43C'est le syndrome de Cassandre, quand personne ne vous croit.
17:45C'est quelqu'un qui arrive dans un pays
17:47où tout le monde lui dit que ce que vous racontez est faux.
17:49Quelqu'un m'a fait remarquer, à juste titre,
17:51et je ne l'ai pas pensé volontairement,
17:53que l'homme peut parler, l'homme peut raconter.
17:55Celle qui est condamnée au silence, c'est Hobbes.
17:57C'est la femme. Elle, elle a
17:59les cordes vocales tranchées.
18:01On est toujours aussi dans le même
18:03déni de parole pour l'un et l'exagération
18:05de parole pour l'autre.
18:07Et ce personnage, je ne l'ai pas créé,
18:09je ne l'ai pas imaginé par contrepoids,
18:11mais parce qu'il y a aussi une tragédie.
18:13Celle, c'est de savoir sans pouvoir communiquer.
18:15Il faut dire aussi que votre livre est parfois
18:17très doux et parfois drôle.
18:19Très drôle. Votre narratrice, ça nous a fait
18:21marrer. Votre narratrice dirige le salon de coiffure
18:23chez Erazade à Oran qui est situé juste
18:25en face de la mosquée où vous écrivez
18:27que les femmes se font épiler, jambes
18:29écartées pendant le prêche du vendredi.
18:31Il y a aussi ce côté
18:33sensuel de l'Orient.
18:35Il y a aussi ce mélange
18:37et puis ce lieu, le salon
18:39de coiffure chez Erazade
18:41où les femmes
18:43ont enfin la liberté de dire,
18:45de parler, d'être entre elles.
18:47Il y a moins de... Oui, c'est femmes d'Alger
18:49dans nos appartements, mais ce n'est pas Alger.
18:51C'est un peu... Et les gens,
18:53certains lecteurs me disaient, mais là aussi, on est dans
18:55une sorte d'excès de symboles. La réalité
18:57est que c'est vrai. J'ai pris
18:59juste la déco
19:01d'un véritable salon qui existe face
19:03à une vraie mosquée et qui a
19:05un cercueil en face tout le temps posé là-bas
19:07pour transporter les morts vers leur dernière demeure.
19:09C'est-à-dire, au fait, quand on arrive en France,
19:11on a parfois... Le réel est beaucoup plus complexe
19:13que l'imaginaire, que les procédés
19:15d'imagination. Effectivement, le salon de coiffure,
19:17c'est assez drôle de voir en Algérie
19:19que pendant l'heure de prière, c'est justement
19:21l'heure de cesser le feu, entre guillemets,
19:23où les femmes peuvent sortir, aller vers
19:25les salons de coiffure et parler de tout,
19:27parler du fait que...
19:29D'ailleurs, il y a un dialogue sur lequel je tiens,
19:31entre autres, quand une femme s'exclame
19:33pourquoi les hommes nous haïssent-ils tant ?
19:35Pourquoi ils nous détestent tant ?
19:37Pourquoi les prêches religieux... Et je les ai
19:39écoutés, des prêches qui... Deux heures de prêche
19:41sur l'interdiction, en fait,
19:43à la femme non accompagnée d'un homme
19:45d'acheter un parfum. Mais vous vous rendez
19:47compte, à l'époque où des gens
19:49rêvent de coloniser Mars,
19:51nous, on est dans l'usage
19:53et dans la légalité de vendre
19:55ou pas un parfum à une femme qui n'est
19:57pas accompagnée par un mahram.
19:59C'est-à-dire un homme tuteur. On en est là.
20:01Et cette obsession de la femme, elle est
20:03obscure, elle est ténébreuse, elle est
20:05abyssale. Cherchez le mot.
20:07Kamel Daoud, vous dites que la femme de
20:09l'imam a une sacrée
20:11ardoise au salon de coiffure aussi.
20:13Oui. Parce que...
20:15Il paye pas. Il refuse de
20:17payer. J'ai pas envie d'utiliser
20:19chasser le naturel, etc. Parce que
20:21c'est un peu ça. C'est-à-dire, au fond,
20:23qui vend de la lingerie, par exemple, dans les
20:25marchés informels en Algérie ? Les spécialistes de
20:27la lingerie féminine sont les islamistes.
20:29C'est un paradoxe en apparence,
20:31mais au fond,
20:33qu'est-ce que parfois la religion, sinon
20:35une libido mal assumée ?
20:37Votre narratrice distingue
20:39justement deux langues, la langue extérieure
20:41et la langue intérieure.
20:43La langue extérieure, c'est l'arabe.
20:45La langue intérieure, c'est le français.
20:47Langue de son monologue intérieur
20:49et qu'elle décrit ainsi
20:51ma belle langue retentissante
20:53et muette, celle avec laquelle
20:55je me raconte des histoires
20:57depuis des années. C'est confusément
20:59la langue des films que j'ai aimé
21:01et qui m'ont bouleversé
21:03et noyé de larmes. La langue
21:05du rêve, des secrets, la langue
21:07de ce qui ne possède pas de langue.
21:09C'est ce qu'a représenté
21:11la langue française pour vous aussi, Kamel Daoud ?
21:13Pour moi, oui, c'est assez
21:15iconoclaste dans un pays qui a le
21:17culte des coloniales. C'est-à-dire
21:19le français, au fait, pour la génération précédente
21:21c'était la langue de la puissance dominante,
21:23de la violence. Mais pour moi, non.
21:25Je suis né après.
21:27Je m'en excuse, mais je suis né après.
21:29C'est-à-dire pour moi, quand je rentrais
21:31dans la maison, dans le village, j'étais élevé par
21:33des grands-parents magnifiques qui ne savaient pas lire.
21:35Je lisais des romans. Et je lisais des romans
21:37avec des passages, érotiques ou pas.
21:39J'ai découvert l'ailleurs, l'insulaire,
21:41la mer, les autres pays, le reste du monde.
21:43Et donc, c'était une langue intime.
21:45C'était une langue propre, c'était une langue secrète.
21:47Mais la métaphore va plus loin. Un écrivain,
21:49c'est quelqu'un qui utilise la langue intime pour la faire
21:51sortir vers l'extérieur. Et l'éducation,
21:53c'est la langue extérieure qui rentre vers l'intime
21:55et l'intérieur. Donc, au fait, nous avons tous
21:57une langue intime, une langue secrète,
21:59celle dont nous usons pour les gros mots,
22:01l'amour, la mort,
22:03ou pour rappeler au secours.
22:05Et nous avons une langue extérieure convenue,
22:07celle de la politesse, celle de la convenance
22:09et des moeurs.
22:11Il y a un an, vous avez décidé de venir vivre en France
22:13avec votre famille, avec votre
22:15femme et vos enfants.
22:17Vous disiez au point votre inquiétude pour la France.
22:19Je n'accepterai pas que des pays comme la France
22:21s'aident sur la République. J'ai une trop haute
22:23idée de la France pour la voir ramper
22:25sans frémir. Je sais aussi que beaucoup de Français
22:27ignorent qu'un pays peut s'écrouler
22:29très facilement.
22:31Mais je le pense sérieusement.
22:33Les gens croient que la guerre, c'est quelque chose...
22:35Je me rappelle d'une journaliste qui m'avait reçu à une radio
22:37à l'époque, il y a quelques années, qui me disait
22:39« Mais monsieur Daoud, vous savez, la démocratie est fragile
22:41en Tunisie. » On parlait de la Tunisie à l'époque.
22:43Je lui dis « Mais vous croyez donc que la démocratie
22:45est très solide en France ? »
22:47C'est-à-dire, c'est vraiment une vision de prénom brilliste
22:49sur soi. On peut perdre un pays facilement.
22:51Moi, j'ai la chance d'avoir eu une deuxième chance.
22:53C'est-à-dire ce pays-là,
22:55qui n'est pas un pays étranger pour
22:57les Algériens qui l'aiment ou les détestent.
22:59Et je vois...
23:01Vous savez, pour nous, les Algériens,
23:03souvent, ce qui se passe en France et dans le reste du monde
23:05face à l'islamisme, c'est du remake.
23:07On voit les mêmes compromis.
23:09On voit les mêmes compromissions.
23:11On voit les mêmes dignes. On voit les mêmes idiots utiles.
23:13On voit les mêmes risques.
23:15On voit les mêmes stratégies. Et on est comme des revenants.
23:17Vous savez, on est derrière la vitre, on tape,
23:19on a envie de dire « Ne faites pas cette erreur-là.
23:21Ne confondez pas le voile et la culpabilité.
23:23Ne confondez pas la soumission à l'islamisme
23:25et une sorte de repentance face à une communauté.
23:27Ne sacrifiez pas la vraie pluralité
23:29face à la soumission.
23:31Mais on a les bras coupés. Qui va nous croire ?
23:33Qui va nous croire ? On est des cassandres,
23:35mais des cassandres qui annoncent un avenir en France
23:37et un passé en Algérie. Et c'est un peu difficile.
23:39Et pour moi, ce pays, c'est le pays d'Apollinaire,
23:41de Romangari. C'est le pays de Kundera.
23:43Des gens qui viennent d'ailleurs,
23:45qui ont une idée de la France,
23:47qui est peut-être...
23:49Et qui aiment parfois la France plus que les Français
23:51qui ne viennent pas d'ailleurs.
23:53Le luxe de détester leur pays
23:55et de chicaner sur la démocratie.
23:57Moi, je n'ai pas le temps pour ça.
23:59Moi, je jouis de la démocratie ici.
24:01Qu'est-ce qui vous manque le plus de l'Algérie aujourd'hui ?
24:03Les miens. Les rues.
24:05Les saveurs.
24:07Les fruits. Le ciel.
24:09Ce qui me manque de l'Algérie,
24:11c'est sa façade
24:13méditerranéenne. En fait, je suis un méditerranéen.
24:15Donc ça me manque.
24:17Et puis,
24:19le pays, ce sont des habitudes aussi.
24:21Les habitudes quotidiennes. Mon citronnier.
24:23Ma maison. Des choses comme ça.
24:25Ça me manque.
24:27Merci beaucoup Kamel Daoud.
24:29D'avoir été au micro d'Inter.
24:31Merci pour ce livre
24:33beau, émouvant, indispensable
24:35qui s'intitule Oury
24:37et qui est publié en cette rentrée
24:39littéraire chez Gallimard. Merci.

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