• il y a 2 mois
À 9h20, l'auteur compositeur et interprète Gaël Faye est l'invité de Léa Salamé. Il publie "Jacaranda" (Grasset), où il évoque à nouveau, après "Petit Pays", le génocide rwandais et surtout l'après. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-lundi-26-aout-2024-5320509

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00:00Bonjour Gaël Faille, merci d'être notre premier invité de la nouvelle saison du 7-10.
00:05On est très heureux de vous recevoir, romancier, musicien, rappeur.
00:08Pour commencer, dites-moi, à qui, à quoi avez-vous pensé ce matin en vous réveillant juste avant de venir à la radio ?
00:16À mon arrière-grand-mère, à Rosalie, parce que j'avais hier une séance de dédicaces dans une librairie
00:25et on m'a parlé d'elle et voilà, son souvenir est remonté ce matin.
00:29Et ce matin, en vous réveillant, c'est à elle que vous avez pensé.
00:32Quel est votre mot préféré de la langue française ?
00:35Je ne vais pas être très original, mais c'est Jacaranda, depuis très longtemps, depuis tout petit.
00:40Jacaranda, c'est le titre de votre nouveau roman.
00:43Huit ans après votre premier roman Petit Pays, devenu phénomène de librairie, plus d'un million et demi de livres vendus,
00:49vous revenez donc en cette rentrée littéraire avec un des livres qui est le plus attendu de la rentrée littéraire,
00:54qui s'appelle Jacaranda. C'est votre deuxième roman, ça part déjà très bien en librairie,
00:59mais quand même, publier son deuxième livre quand on a fait un best-seller mondial,
01:03quand on a fait 40 traductions dans le monde, est-ce qu'il y a une pression supplémentaire ?
01:06Est-ce qu'il y a quelque chose qui fait flipper ?
01:09Je ne pensais pas au départ, et puis c'est une fois qu'on se retrouve dans son bureau avec son stylo et sa feuille,
01:19et là j'ai senti que ce succès, que ce livre prenait beaucoup de place, et il a fallu faire silence.
01:27Ça a fait partie du processus d'écriture. J'ai passé plusieurs mois à essayer d'oublier Petit Pays.
01:37Par exemple, je n'allais plus en soirée boire des coups avec des amis, parce qu'à chaque fois on me parlait de ce livre,
01:46et donc il empiétait sur mes idées pour ce nouveau roman.
01:52Comment on fait silence, comme vous dites ? Il a fallu faire silence.
01:55C'est un retrait du monde. C'est ça, un retrait des conventions sociales, de voir les amis.
02:04J'ai aussi cette chance d'habiter au Rwanda, d'habiter à Kigali,
02:09et donc même si là-bas le livre est lu, est connu, on va dire que le statut d'écrivain n'existe pas.
02:18Ça m'a permis aussi de mettre de la distance avec tout ça.
02:23Alors, Jakaranda, c'est un arbre d'abord, la définition c'est un arbre, un arbre aux feuilles mauves, majestueux,
02:30qui est d'ailleurs dessiné sur la couverture du livre, et c'est une fresque familiale, l'histoire sur quatre générations d'une famille et d'un pays,
02:37le Rwanda, entre la guerre, le génocide des Tutsis, la vie d'après, celle de la construction, de la reconstruction et peut-être de la réconciliation.
02:45Ce livre, c'est un peu l'histoire non pas de leurs enfants après eux, comme a écrit Nicolas Mathieu,
02:51mais de leurs enfants après ça, après le génocide.
02:54Comment vivre, travailler, aimer dans les années qui suivent le génocide ?
02:59C'est la grande question, et surtout que la société rwandaise est une société jeune, 70% de la population est née après le désastre, après 1994.
03:14Je me suis retrouvé dans une société où j'étais vieux d'un coup, parce que moi j'avais 10 ans au moment du génocide, j'avais 11 ans,
03:26et donc j'ai les souvenirs de l'avant, du pendant, de l'après, et je me suis senti une forme de responsabilité,
03:33parce que quand on discute avec cette jeunesse, ils n'ont pas conscience de certaines réalités qu'a pu traverser la société, la question de la reconstruction.
03:46Ils en ont conscience, mais c'est tellement entouré de silence, que pour eux, souvent il manque les mots,
03:54et j'ai l'impression qu'un livre peut dire un peu plus que de l'information, un peu plus que ce qu'il leur est donné d'entendre dans le discours officiel par exemple.
04:11Cette histoire s'est imposée à vous, en fait à l'origine, après Petit Pays, vous vouliez écrire sur toute autre chose, vous vouliez écrire sur l'histoire d'une rockstar,
04:18vous vous disiez d'ailleurs je ne veux pas être prisonnier de cette histoire écrasante du Rwanda, du Burundi, du génocide,
04:25sauf qu'elle vous a rattrapé cette histoire, ou plutôt c'est un personnage de Petit Pays, Eusebi, la tante du héros Gabriel, qui vous a rattrapé.
04:34Vous vous êtes senti comme une fidélité, comme une obligation de parler encore d'elle à travers ce nouveau livre.
04:41Oui, comme un malaise, j'avais eu l'impression d'avoir utilisé ce personnage à des fins de romancier,
04:48et tous les personnages dans Petit Pays, on sait leur destin, on sait ce qu'ils deviennent, sauf elle.
04:57Et Eusebi, elle représente beaucoup de femmes que je côtoie, et ça me posait un problème d'éthique artistique,
05:08et donc j'ai commencé par des scénettes, à la reconstituer, à prendre des nouvelles d'elle,
05:14et c'était très étrange parce que le roman sur lequel je travaillais ne me hantait pas,
05:24alors que ce personnage-là me hantait avec ce qui pouvait lui arriver.
05:29C'est comme ça que, peu à peu, Jacaranda a pris la place du premier roman.
05:37C'est l'histoire de Milan, un jeune garçon de père français et de mère rwandaise qui vit et qui grandit à Versailles.
05:42Il a une vie de famille française banale, comme vous l'écrivez.
05:45Il se soucie peu de ses origines rwandaises, d'ailleurs sa mère n'en parle jamais.
05:49Elle n'en parle jamais jusqu'à ce jour d'avril 1994 où, à la télé, on diffuse des reportages et des images atroces de ce pays, de ce Rwanda qu'il ne connaît pas.
05:58Il a 12 ans, comme vous, vous aviez 10 ans au moment du génocide.
06:01Il a 12 ans, Milan, et il est percuté par une histoire, par un pays, par un génocide qu'il ne connaissait pas et qui va l'obséder.
06:08Votre livre est un livre sur une double histoire.
06:11Celle d'une mère qui veut oublier ses origines et d'un fils, Milan, qui veut absolument les connaître, comprendre d'où il vient.
06:18C'est cette double tension qui est exprimée dans le livre.
06:22Pourquoi veut-il absolument savoir ce que sa mère ne veut pas lui dire ?
06:27Parce que je pense qu'il est d'une certaine façon flottant, peu ancré.
06:34Il lui manque quelque chose qu'il ignore et donc il a besoin de retrouver un lien inexistant.
06:46Même cette quête ne lui apparaît pas tout de suite, elle n'est pas claire.
06:52Peu à peu, elle prend une réalité avec toutes les personnes qu'il va rencontrer durant toutes ces années.
07:01Tous les personnages à 12 ans, puis il va y aller pour la première fois à 15 ans, puis il va revenir tout seul.
07:06Mais sa mère, qui a quitté le Rwanda 20 ans auparavant, qui vit aujourd'hui à Versailles, qui s'occupe de son magasin,
07:12elle ne veut pas que son fils lui parle de son pays natal.
07:14Elle veut tourner la page, elle veut faire une croix sur ses origines.
07:17Est-ce que vous pensez que ça peut marcher, que c'est possible de passer à autre chose ?
07:22Je ne pense pas.
07:29Même dans une famille où il y a du silence, on transmet des choses, des détails infimes.
07:39Et je pense qu'au contraire, le silence fait beaucoup trop de bruit et insécurise énormément.
07:44Il y a toujours quelque chose de touchant dans ces silences de famille,
07:48parce que parfois, c'est une volonté de préserver,
07:52une volonté de ne pas emporter ses enfants, par exemple, dans ses propres chaos, ses propres traumas.
08:05Mais je crois que la résultante, c'est qu'au contraire, on a ensuite un silence qui prend trop de place
08:14et qui nous empêche véritablement d'avancer.
08:18Le silence de la mère, c'est quelque chose de Milan, c'est quelque chose que vous avez vécu aussi.
08:23Votre mère, elle n'en parlait pas.
08:27Oui, c'est vrai. Elle n'en parle pas et je ne juge pas.
08:35Je ne comprends pas parce que maintenant je suis parent
08:39et je sais que pour moi, c'est essentiel de discuter avec les enfants, même quand on n'a pas les mots, d'essayer.
08:48Mais vraiment, je ne juge pas parce que je crois que tout le monde fait comme il peut.
08:53C'est vrai qu'elle ne vous a jamais parlé de Petit Pays, votre mère ?
08:56Non.
08:57Mais elle l'a lu ?
08:59Je ne sais pas, je n'ai pas eu cette discussion.
09:03Mais en tout cas, j'ai vu dans ses yeux une fierté.
09:08Quand je dis que la transmission ne passe pas que par la parole,
09:13elle peut passer par des gestes, par des attitudes.
09:20Mais ça, on ne le comprend pas tout de suite.
09:22Enfant, on ne le comprend pas.
09:24Tu ne dois pas montrer ta souffrance, c'est une règle rwanda qui s'incarne dans ce dicton-là.
09:29Les larmes coulent à l'intérieur.
09:32Oui, c'est vrai que c'est un dicton qu'on répète beaucoup aux enfants et surtout aux petits garçons.
09:40C'est une société avec de la retenue, une forme de stoïcisme qui est d'ailleurs vraiment mise en avant.
09:52Et donc ça pose aussi la question, après des violences extrêmes, après un génocide,
10:01quand il y a non seulement une société qui pousse à la réserve, à garder en soi la souffrance,
10:09et en même temps que cette souffrance prend tout l'espace, on se rend compte que le corps social est malade.
10:17Aujourd'hui, avec vos filles, vous parlez du génocide ?
10:21Oui, on parle du génocide.
10:24Par exemple, chaque 7 avril, qui est le jour de la commémoration, on se rend au mémorial de Kigali, de Ghisosi,
10:33où sont les nôtres, et donc on passe après une journée de discussion avec les quelques photos qui nous restent,
10:43et on parle de ces disparus, on essaye de les rendre vivants, de parler d'eux,
10:50non pas de parler d'eux dans leur dernier moment, mais de parler d'eux quand ils étaient là et dans la vie.
10:57C'est ce silence de votre mère notamment qui vous a poussé à aller vivre pendant 8 ans,
11:02et vous vivez toujours au Rwanda avec votre femme et vos filles,
11:05pour comprendre l'histoire de votre mère, de votre famille, de votre pays natal.
11:08Leïla Slimani en parle aussi, elle qui a écrit une fresque familiale sur sa famille au Maroc,
11:13sur plusieurs générations, elle dit qu'à défaut de connaître vraiment ses proches,
11:16parfois l'écriture permet de les inventer, et donc de toucher à la vérité.
11:20Écoutez-la.
11:21Moi j'ai toujours eu le sentiment qu'on ne pouvait pas tout à fait comprendre les gens,
11:25et qu'on ne pouvait pas tout à fait être compris d'eux.
11:27Donc ces gens que j'ai aimés, que j'ai côtoyés, pour autant je ne les comprenais pas.
11:31Et je me suis dit que peut-être que le meilleur moyen de connaître mon père, c'était de l'inventer.
11:36Que le meilleur moyen de connaître ma mère, c'était de l'inventer.
11:39Parce que les gens pensent que l'imagination, c'est une façon d'inventer un réel qui serait mensonger.
11:45Et moi j'ai l'impression que c'est totalement l'inverse.
11:47Que par l'imagination, on peut parfois dissiper les brumes du réel.
11:51J'ai inventé ma famille et j'ai pu passer du temps avec elle.
11:57Je signe dans tout ce que dit Leïla Slimani.
12:01C'est vrai que face à une impossibilité de savoir, au lieu de rester avec cette frustration,
12:11tout de suite pour moi s'est imposé l'envie de les inventer.
12:17Les uns, les unes et les autres.
12:20Après avoir terminé ce livre, Jacques Aranda, vous avez dit à Télérama,
12:24cette fois c'est fini, vous ne m'entendrez plus sur ce sujet, ça me coûte trop.
12:29Oui, c'est le sentiment que j'ai eu en terminant le roman.
12:35Par exemple, j'ai constaté avec Petit Pays que la sortie d'un roman fait bouger tellement de choses en soi,
12:42parce que c'est ce que je m'étais déjà dit après Petit Pays,
12:45que finalement c'est les livres qui nous choisissent, c'est les histoires qui nous choisissent,
12:50ce n'est pas vraiment nous.
12:52On fait comme on peut aussi.
12:54Le Jacques Aranda, vous en parliez aussi en musique dans un EP que vous avez sorti il y a deux ans.
12:58Il y a une chanson où vous parlez de votre grand-mère, de votre mamie et de sa maison à Boutaré.
13:02Le soleil se couche, Dieu rentre au Rwanda,
13:06Le ciel a des teintes, mauve Jacques Aranda.
13:09Quand les chauves-souris commencent leur rafu,
13:12C'est l'heure des lumières blafardes qui s'allument.
13:15Dans ta grande maison où tombe la nuit,
13:18Passent à l'improviste quelques amis.
13:21Un thé citronnel, une mousse Amstel,
13:24On parle tout bas d'un tel et un tel.
13:27Demain je repars vers la France lointaine,
13:30Tu vas me manquer, mamie, comme je t'aime,
13:33Comme je t'ai aimé toutes ces années.
13:36C'est pas une chanson triste, c'est un temps d'arrêt.
13:40Vous parlez aussi dans le livre de la beauté époustouflante du Rwanda,
13:51et très belle page sur cette nature foisonnante.
13:54Et vous disiez d'ailleurs aux Parisiens, souvent lorsque j'y suis,
13:57je m'arrête devant un paysage en me disant, c'est pas possible.
14:00C'est pas possible que tout cela se soit passé ici.
14:03Le cerveau n'arrive pas à superposer cette horreur et la beauté inimaginable des paysages.
14:08Oui, je me disais ça vraiment très souvent.
14:12Mais comment une haine de ce niveau-là a pu exister dans ce que moi je considère comme un jardin,
14:25un petit jardin d'Éden, ça reste un mystère.
14:30Et d'ailleurs, je pense que c'est ça ce que disait Patrick de Saint-Exupéry,
14:34c'est que la marque du génocide, ce n'est pas la violence, c'est le silence qui le reste après.
14:40Le silence, il est contrecarré dans le livre par la musique qui est très présente chez vos personnages,
14:46la musique qui leur permet d'exorciser, et notamment on danse sur ça.
14:58Queen, Freddie Mercury, vous dansiez sur ça jeune ?
15:02Complètement, et d'ailleurs le roman que je voulais écrire, c'était sur Freddie Mercury,
15:08parce qu'en fait, on ne le sait pas, mais Freddie Mercury, c'est la première grande star internationale de rock africaine.
15:17Il a grandi dans la région.
15:20Vous dansiez sur Freddie Mercury et sur Queen, et aussi sur ça.
15:25Voilà, référence dans les années 90 à ceux qui avaient 15 ans dans les années 90.
15:35Qu'est-ce qu'il y a encore en vous Gaël Fay, du jeune garçon qui a commencé par bosser dans la finance à Londres il y a 20 ans ?
15:43Je ne sais pas, c'est comme si c'était un rêve, ou presque un cauchemar, je ne sais même pas ce que je suis allé faire là-bas.
15:52Mais c'est simplement que je ne pensais pas que c'était possible de vivre en écrivant des chansons, des petits textes.
16:04Il fallait trouver un boulot comme tout le monde.
16:09Un vrai travail. Vous ne lisez plus le Financial Times.
16:12Non, c'est fini.
16:14On termine par des impromptus, question rapide, réponse rapide.
16:17Elles mettent quoi vos filles à la question profession du père ? Musicien, rappeur ou écrivain ?
16:21C'est une bonne question, il faudrait que je leur demande. Je pense qu'elles mettent artiste.
16:25Qu'est-ce qui nous manque le plus aujourd'hui ? L'empathie.
16:28Êtes-vous heureux ? Oui.
16:30Les JO, vous avez vibré ?
16:33Je n'ai pas beaucoup regardé.
16:36Qu'y a-t-il de boomer en vous ?
16:40Je me sens tout de suite boomer face à mes enfants.
16:46Peut-être que j'aime trop MC Hammer.
16:51Barack Obama ou Kamala Harris ?
16:55Je dirais Barack Obama. C'est un métis africain, ça m'a parlé.
17:03Paris ou Kigali ?
17:05Les deux.
17:07Impossible de choisir ?
17:09Impossible.
17:10L'heure de la journée où il faut écrire ?
17:14L'heure du silence.
17:17Et c'est à quelle heure ça ?
17:19Quand ça vient.
17:21Enfants, jeunes, vous détestiez Jacques Brel, Léo Ferré, Brassens. Et aujourd'hui ?
17:27Aujourd'hui, je les vénère.
17:29La dernière fois que vous avez pleuré ?
17:32Hier soir.
17:34Est-ce qu'il y a Dieu dans tout ça ?
17:38Je discute avec lui.
17:40Jacques Aranda, roman-événement de cette rentrée littéraire, c'est chez Grasset. Merci Gaël Faille.
17:45Merci.
17:46Belle journée.
17:47Merci.

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