Avec Christophe Granger, historien et sociologue.
Retrouvez "La question qui" sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
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00:00 Avec Georges Vigarello, ce soir, vous vous intéressez entre autres au corps sportif.
00:05 On a eu envie de vous présenter quelqu'un que vous connaissez déjà, qui s'est penché
00:08 de très près sur le geste sportif, sur l'action et qui pour se faire a décortiqué, geste
00:14 par geste, minute par minute, un match de boxe du début du XXe siècle.
00:18 Ses passions hypercultent sur France Inter, introduites par un extrait du commentaire
00:22 original du match Carpentier-Batlingsiki en 1922 et d'une interview de Georges Carpentier en 1972.
00:28 Buffalo Stadium, Paris, France.
00:35 Georges Carpentier, le champion du lourd, batte contre le battling-siki de l'Afrique
00:39 du Nord.
00:40 Si vous ne savez pas souffrir, il ne faut pas faire de la boxe.
00:44 Parce que vous souffrirez, mais très très très fort.
00:47 Il faut surtout y mettre de la bonne volonté physique et morale.
00:53 Je veux dire par là, il faut boxer non pas avec ses poings particulièrement, mais surtout
01:00 avec la tête.
01:01 L'énergie ne suffit pas.
01:02 Quand je donnais un coup, il était étudié, réfléchi, conçu à l'avance, conçu parfois
01:10 du round précédent pour délivrer au round d'après, pour surprendre l'adversaire.
01:17 Bonjour Christophe Granger.
01:19 Historien et sociologue, vous partagez avec Georges Vigarello un intérêt pour le corps.
01:24 Notre corps allongé, dénudé, au fer au soleil, dans votre livre "La saison des apparences,
01:29 naissance des corps d'été".
01:30 Le corps tatoué de la tête au pied du matelot Joseph Cabri dans votre livre qui retrace
01:36 son incroyable parcours dans le Pacifique.
01:38 Et donc les corps en mouvement de deux boxeurs français, Georges Carpentier et Batlingsiki,
01:44 se sont affrontés le 24 septembre 1922 dans le stade Buffalo de Montrouge.
01:50 Et ça, vous le racontez dans votre dernier livre "15 minutes sur le ring".
01:54 Ce match, vous l'avez décrypté geste par geste, minute par minute.
01:58 Est-ce que vous pouvez nous raconter le contexte de ce match ?
02:02 On est en 1922, la boxe c'est quoi à l'époque ?
02:04 Je pense que c'est exactement par là qu'il faut commencer la boxe.
02:07 C'est le principal sport spectacle.
02:09 On parlait tout à l'heure de performance.
02:10 Là, il n'y a pas le foot, le rugby n'est pas encore ce qu'il est devenu.
02:15 La boxe est à la fois la croisée des spectacles populaires qui pouvaient être issus des mondes
02:21 forains et des folies bergères et ainsi de suite.
02:24 Et en phase de sportivisation.
02:26 C'est vraiment quelque chose d'extrêmement important dans la culture populaire.
02:29 Et ça ajoute à ça le fait que là, c'est un combat avec Carpentier qui non seulement
02:33 était un boxeur, mais était le boxeur le plus connu internationalement, nationalement.
02:38 Et quand il revient en France, il faut lui trouver un adversaire.
02:40 On est en 1922, après son grand combat contre Dempsey.
02:44 Il faut lui trouver un adversaire.
02:46 Ça prend plusieurs semaines.
02:47 Alors là, c'est la partie longue du bouquin, mais ça prend plusieurs semaines et on finit
02:51 par arriver sur Battling Siki qui n'était pas du tout un candidat légitime quelques
02:55 mois plus tôt et qui le devient.
02:56 Qui est noir, on le précise parce que c'est très important dans l'histoire.
03:00 Complètement.
03:01 L'affrontement entre un boxeur blanc et un boxeur noir est aussi constitutif de ce spectacle
03:07 qui est conçu, parce qu'il faut le dire, comme une façon aussi de gagner de l'argent.
03:10 C'est-à-dire, c'est un grand spectacle pour lequel on paye des places, il y a des
03:13 promoteurs, il y a une bourse pour les combattants et ainsi de suite.
03:16 Et le blanc est censé gagner dans ce business ?
03:19 Pour plein de raisons.
03:21 D'abord parce que c'est Carpentier et que c'est le grand favori.
03:23 Et il est censé gagner.
03:25 Ça veut dire plein de choses.
03:26 Il est censé gagner parce que c'est l'ultra favori et puis que c'est vraiment devenu
03:29 la boxe en personne à ce moment-là.
03:30 Et Siki est l'outsider dans toute sa splendeur.
03:34 Quelques mois plus tôt, on ne le calculait pas du tout, donc il se retrouve à jouer
03:37 le combat de sa vie.
03:39 Et c'est lui qui l'emporte.
03:41 Contre toute attente.
03:43 Oui et non.
03:44 Contre toute attente si on se met du point de vue du combat.
03:46 Mais quand on regarde les 15 minutes, ce n'est pas du tout contre toute attente.
03:49 Il boxe nettement mieux et il l'emporte.
03:51 Vous avez écrit la préface d'un ouvrage dédié au boxeur Georges Carpentier.
03:56 Ce match, il est vraiment mythique, culte, ce match contre...
03:59 Oui bien sûr, mais il y a d'abord eu le match avec Dempsey qui est extrêmement important,
04:05 dont parlait Christophe à l'instant.
04:06 Moi ce qui me frappe, c'est le fait que ces champions-là ont effectivement une image
04:12 considérable dans les années 20.
04:15 Et je crois que c'est lié au fait que malgré les apparences, la violence était plus tolérée
04:20 qu'elle ne l'est aujourd'hui.
04:21 Donc il y a une faveur très forte portée sur ces champions.
04:25 Ça s'ajoute au fait que Carpentier a une sorte d'élégance dans sa boxe.
04:30 C'est quelqu'un qui est assez découplé, qui est extrêmement précis, qui a une allure
04:33 en quelque sorte.
04:34 Et ça joue évidemment dans la séduction.
04:36 Donc du coup, le match avec Battling est d'autant plus important qu'il y a d'abord eu la défaite
04:41 avec Dempsey.
04:42 Cette défaite a été extrêmement douloureuse parce que vous avez en plus une incarnation.
04:48 C'est-à-dire que Carpentier représente l'Europe, représente la force en quelque
04:52 sorte d'une pensée nouvelle, d'une industrie.
04:55 Les Américains, ce sont des gens qui sont beaucoup trop directs, qui réfléchissent
04:59 peu.
05:00 C'est la beauté du geste contre la brutalité.
05:02 Il y a tout un investissement idéologique dans ce genre de défis.
05:05 Et alors Christophe Granger, cette vieille captation floue en noir et blanc d'un match
05:10 de boxe de 1922 que vous décryptez vraiment minute par minute, qui me fait dire que peut-être
05:14 que vous êtes un peu zinzin Christophe Granger.
05:16 Vous y avez eu fou.
05:17 Vous le vendez tellement bien.
05:19 Flou, non, pas tant que ça en fait.
05:22 Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'on oublie, mais avoir le film d'un combat,
05:27 ce n'est pas si simple que ça.
05:28 Ce n'est pas si évident.
05:29 Tous les combats n'étaient pas filmés.
05:30 Tout n'était pas destiné à être exploité dans les salles.
05:33 Parce que qui dit film dit exploitation dans les salles de cinéma.
05:36 C'est de ce matériau-là que je suis reparti.
05:38 Et en plus, on a à quelques détails près les 15 minutes.
05:42 Donc oui, on a suffisamment pour travailler.
05:44 Mais je dirais que c'est dans l'autre sens.
05:47 De ce que disait Georges depuis tout à l'heure, c'est-à-dire dans le sport, c'est aussi
05:50 une interaction.
05:51 Ce qu'il faut atteindre, ce n'est pas seulement le résultat, l'entraînement, la préparation
05:56 et le record.
05:57 C'est aussi, pendant les 15 minutes, il se passe beaucoup de choses.
06:00 Si on s'en tient à décrire le début, il y a un combat et l'issue, on a loupé complètement
06:05 ce qui s'y passe.
06:06 Et moi, ce qui m'intéressait, c'était de rentrer dans ce qu'ils font.
06:09 C'est quoi un geste sportif ? Comment ça s'enchaîne ? D'où ils tirent leur
06:14 habileté à boxer d'une façon ou d'une autre ? Et ce que disait Georges est très
06:17 juste.
06:18 On les a mis face à face parce qu'ils ont une boxe radicalement opposée.
06:20 L'un a la boxe qui est construite comme une boxe très élégante et l'autre a une
06:24 boxe construite comme très brutale.
06:26 Un peu comme Marie et moi.
06:27 Mais alors qu'on construisait comme étant typiquement celle des boxeurs noirs.
06:31 C'est-à-dire qu'on le fait s'entraîner.
06:32 Avec beaucoup de stéréotypes racistes.
06:33 L'homme réfléchi et l'homme d'instinct.
06:37 Et donc le match permet d'atteindre ça.
06:41 Et permet d'atteindre comment est-ce qu'il ne joue pas simplement la partie.
06:45 Siki ne fait pas que boxer comme Siki a l'habitude de boxer.
06:47 Il est obligé de tenir compte de la façon dont il a réussi le boxe et ainsi de suite.
06:50 Il joue un rôle.
06:51 Il tient son rôle lui.
06:52 Et il contrarie la boxe de l'autre.
06:54 Le but du jeu c'était aussi d'atteindre ça.
06:56 Et le film précisément, tout mauvais qui puisse être, permet d'atteindre ça.
07:03 Permet d'accéder presque, mais même seconde par seconde, à arriver à comprendre ce
07:07 qui s'y passe.
07:08 - Est-ce que vous avez fait de…
07:09 - Alors Zinzin, je ne sais pas.
07:10 Je laisserai…
07:11 - C'est pour mon amour du mot Zinzin.
07:14 - Un peu.
07:15 - Le boxe, est-ce que c'est le sport parfait pour analyser l'action humaine ?
07:19 C'est ce que vous avez fait.
07:20 Vous avez analysé d'où venait chaque geste, d'où vient l'accent, le côté attaque,
07:24 riposte, posture défensive.
07:25 Ça permet de bien comprendre comment on construit une action par rapport à tout ce qui s'est
07:28 passé avant, par rapport à l'ensemble du monde qui m'entoure.
07:32 - Si ça se trouve, il est là le Zinzin.
07:34 Parce que je suis parti de l'idée qu'on nous abreuve beaucoup d'une sorte de philosophie
07:40 de la conscience.
07:41 On en parlait aussi.
07:42 Mais l'idée qu'on serait responsable de nos gestes, de nos actes, qu'on les réfléchit,
07:45 on les décide et ainsi de suite.
07:46 Et là, ce qui m'intéressait, c'était de voir…
07:47 Ils n'inventent pas des gestes au moment où ils sont sur le ring.
07:49 C'est évident.
07:50 Mais en même temps, ils ne sont pas le produit d'une programmation qui serait là avant
07:54 eux.
07:55 Précisément parce que d'abord, prendre des coups, c'est prendre des coups.
07:58 Devoir s'ajuster au jeu de l'adversaire, ça s'apprend, ça ne s'improvise pas.
08:02 Et ce qui m'intéressait, c'est ça.
08:03 C'est d'arriver à atteindre cette dimension-là.
08:05 Qu'est-ce qu'il y a dans une action ?
08:06 Il y a la socialisation ancienne.
08:09 Ils ont appris, ils se sont entraînés, ils ont accumulé des gestes.
08:12 Carpentier dit beaucoup ça.
08:13 Moi, quand je m'entraîne, j'invente.
08:15 Vous disiez la beauté du geste tout à l'heure, c'est exactement ça.
08:18 Il a une boxe qui est très formelle.
08:19 Il invente des combinaisons et puis ensuite, il essaie de les appliquer sur le ring.
08:22 Siki, ce n'est pas ça du tout.
08:24 C'est une boxe qui est entraînée avec un répertoire restreint de gestes dans lesquels
08:28 il s'agit de mettre le maximum de puissance.
08:30 Et évidemment, sur le ring, la rencontre des deux produit des choses qui, à froid,
08:35 n'existent pas.
08:36 Elles ne sont pas tellement intéressantes à étudier.
08:37 Quand on les voit, là, on peut étudier.
08:39 Et on est obligé de comprendre que dans une action, on n'agit jamais seul.
08:43 Il agit avec l'autre.
08:44 Il agit avec le public.
08:45 Il agit avec les contraintes, avec l'institution qu'il a incorporée.
08:48 Il n'invente pas les règles de la boxe.
08:49 C'est du spectacle vivant.
08:50 C'est un spectacle vivant, mais qui s'appuie sur l'incorporation d'un univers qui est
08:56 celui de la boxe, qui est celui de la boxe en 1922.
08:58 Parce qu'il fallait retrouver ça aussi.
08:59 Ce n'est pas la boxe de 1930, c'est la boxe de 1922.
09:02 Très particulière et aussi avec des enjeux qui sont, j'allais dire, le fait que Carpentier
09:09 soit favori et Siki l'outsider pèse sur la façon dont ils embrayent le match.
09:14 Carpentier est très arrogant, prend beaucoup possession du ring et Siki se protège beaucoup.
09:18 Si on dit juste Siki fait du Siki, on n'a rien compris à son action.
09:22 Je vous pose une dernière question à tous les deux.
09:24 Puisque vous nous avez dit tout à l'heure que l'époque était beaucoup plus violente
09:28 qu'aujourd'hui et qu'on avait une tolérance beaucoup plus grande à la violence.
09:31 On assiste en ce moment à un grand retour de la boxe et plus largement des sports de
09:35 combat avec le MMA qui prennent de plus en plus de place.
09:37 Vous comprenez d'où ça vient ? Vous qui étudiez l'histoire du corps, la sociologie
09:41 du corps, l'un comme l'autre, l'un et l'autre ?
09:44 Écoutez, franchement, je ne sais pas si le MMA occupe de plus en plus de place.
09:48 C'est diffusé à des heures qui ne sont pas les heures les plus courues.
09:52 Les combats qui sont les plus spectacularisés me semblent relever du judo, du haïkido,
10:00 qui ne sont pas des affrontements immédiatement violents, qui se jouent beaucoup plus sur
10:03 la feinte, qui se jouent beaucoup plus sur l'aérien.
10:06 Je ne suis pas convaincu.
10:07 Même si, bien entendu, le MMA existe, les gens sont enfermés dans des cages de fer,
10:13 bien sûr.
10:14 Mais je ne trouve pas la pratique dominante comme elle a été.
10:17 Carpentier, ou Cerdan encore, c'était des champions qui dominaient totalement l'univers
10:23 sportif.
10:24 Ce n'était pas seulement des champions de boxe.
10:26 Ils dominaient l'univers sportif.
10:28 Ce n'est plus du tout le cas.
10:29 Oui, on n'aura jamais un boxeur qui sera du NMBA.
10:31 Aujourd'hui, vous questionnez qui est le champion du monde de boxe en France.
10:35 Stephen Grandjean, il n'a eu pas de réponse.
10:37 Non, mais je ne suis pas d'accord.
10:39 On pourrait citer Cédric Doumbé.
10:41 Ce qui est intéressant, c'est que ça fascine les étudiants.
10:45 Il y a quand même un retour.
10:46 Il y a un retour.
10:47 Retour, je ne sais pas.
10:48 Parce qu'en réalité, ce qui tient le MMA, ça a été aussi de dire, et il s'est construit,
10:52 alors ce serait très long, on n'a pas le temps, mais de se construire en dehors du
10:55 sport institutionnalisé.
10:56 C'est-à-dire de dire, tous les coups sont permis.
10:58 Même si ce n'est pas le cas.
10:59 Et surtout, on se met à l'écart des différents sports.
11:04 On prend les gestes des différents sports, arts martiaux, boxe, lutte, et ainsi de suite,
11:09 et on les met ensemble.
11:10 On voit ce qui est le plus efficace et le plus spectaculaire.
11:12 Et là, il y a quelque chose qui se passe qui est intéressant autour de ça.
11:15 Mais je suis bien d'accord.
11:16 On n'est pas…
11:17 Ce ne sera jamais Cédric Doumbé, ne sera pas Kylian Mbappé.
11:20 Merci beaucoup Christophe Grandjean.
11:22 C'est duropol, c'est duropol.
11:23 J'ai l'impression de…
11:24 De gros gros.
11:25 Oui, voilà.
11:26 Mais pardon.
11:27 Pour ces 15 minutes sur le ring, c'est le nom de votre dernier livre et c'est aux
11:31 éditions Anna Mosa.
11:32 Merci beaucoup encore.
11:33 *Rires*