• il y a 7 mois
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‍♀️ Aujourd’hui nous allons explorer le rôle du travail dans une transition socio-écologique. En effet, ces dernières années nous vivons une double crise du travail et de l’emploi de l’un côté et une crise environnementale de l’autre. Cette crise environnementale est dûe à une surexploitation des ressources mais aussi des travailleurs et travailleuses. Quelles alternatives existent pour nos sociétés qui sont fondées sur le travail et dans lesquelles une majorité exprime un mal-être ? Quel rôle pourrait jouer le travail dans une société post-croissance ?

Pour nous éclairer sur ce sujet, j’ai le plaisir d'accueillir Dominique Méda. Dominique Méda est professeur de sociologie à l'université Paris-Dauphine, directrice de l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO) ainsi que présidente de l’Institut Veblen. Ses recherches portent sur les dimensions sociologiques et philosophiques du travail ainsi que sur des indicateurs alternatifs de prospérité et de richesse.

=== Sommaire ===

00:00 Introduction
01:34 Qui est Dominique Méda ?
03:41 [Passé] Histoire du travail
21:20 [Présent] Travail et croissance
45:54 [Futur] Travail et post-croissance
54:40 Le mot de la fin

=== Références ===

Livres de l'invitée :
- Le travail (2005)
- Le Manifeste travail (2020, avec Ferreras et Battilana)

Livre de l'Institut Veblen :
- 2030, c'est demain ! Un programme de transformation sociale-écologique (2022)
- La lettre Mansholt (1972, republiée)

Autres ouvrages cités (par date) :

- 1714 : Mandeville, La fable des abeilles (8:54)
- 1776 : Smith, La richesse des nations (7:04)
- 1803 : Say, Traité d'économie politique (10:18)
- 1807 : Hegel, Phénoménologie de l'Esprit (11:11)
- 1844 : Marx, Lettres de 1844 (11:14)
- 1899 : Veblen, Théorie de la classe de loisir (51:27)
- 1972 : Mansholt, La lettre Mansholt (53:24)
- 1979 : Fourastié, Les trente glorieuses (48:46)
- 1994 : Chamoux, Sociétés avec et sans concept de travail (5:29)
- 2018 : Graeber, Bullshit Jobs (16:38)
- 2023 : Jonsson & Wennerlind, Scarcity (13:17)

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#dailysemetauvert #travail #PIB #postcroissance #transitionécologique
Transcription
00:00 Il y a pas mal d'écologistes qui disent que puisqu'il faut diminuer la production,
00:04 alors il faut réduire le temps de travail.
00:06 Je ne suis plus trop d'accord, précisément pour la raison que je vous disais tout à l'heure.
00:10 Faire non plus des gains de productivité, mais des gains de qualité et de durabilité.
00:16 Waouh, ça les rend tous fous.
00:18 Non mais là ils disent...
00:20 Ça veut dire qu'il faut à la fois qu'on fasse une révolution théorique
00:23 et qu'on montre que c'est possible, parce que ce qu'on nous répond, c'est que ce n'est pas possible.
00:27 C'est pas possible, les autres pays vont nous manger, notre compétitivité va chuter,
00:31 on ne va plus produire assez, etc.
00:33 Parce que je me disais, mais pourquoi est-ce que le travail a pris cette importance dans notre société
00:37 et pourquoi d'autres activités, des activités politiques, citoyennes, amicales, familiales, amoureuses,
00:44 pourquoi elles sont déconsidérées et il n'y a que le travail ?
00:48 Et j'ai compris.
00:50 Bonjour et bienvenue au podcast Circulaire Métabolisme,
00:56 le rendez-vous bihebdomadaire pour mieux comprendre le métabolisme de nos sociétés,
01:00 ou en d'autres mots, leur consommation de ressources et leurs émissions de polluants.
01:04 Aujourd'hui, nous allons explorer le rôle du travail dans une transition socio-écologique.
01:10 En effet, ces dernières années, nous voyons une double crise du travail, de l'emploi de l'un côté,
01:14 et une crise environnementale de l'autre.
01:17 Cette crise environnementale est due à une surexploitation des ressources,
01:20 mais aussi des travailleurs et travailleuses.
01:22 Quelles alternatives existent pour nos sociétés qui sont fondées sur le travail
01:26 et dans lesquelles une majorité exprime un mal-être ?
01:30 Quel rôle pourrait jouer le travail dans une société de post-croissance ?
01:34 Pour nous éclairer sur ce sujet, j'ai le plaisir d'accueillir Dominique Méda.
01:37 Dominique Méda est professeure de sociologie à l'Université Paris-Dauphine,
01:41 directrice de l'Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales, l'IRESO,
01:45 ainsi que la présidente de l'Institut Veblen.
01:48 Ses recherches portent sur les dimensions sociologiques et philosophiques du travail,
01:53 ainsi que sur les indicateurs alternatifs de prospérité et de richesse.
01:57 Ensemble, nous allons donner quelques bases sociologiques et philosophiques du travail.
02:01 À travers le temps, nous allons parler de travail et de PIB,
02:04 et finalement, le travail et de sociétés de post-croissance.
02:09 Bonjour Dominique Méda, bienvenue au Joueur de Carte.
02:10 Merci pour l'invitation, je suis ravie.
02:13 Moi aussi. Déjà avec notre discussion en amont, je suis sûr que ça va être génial.
02:18 Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur le travail.
02:20 Évidemment, en tant que novice, je me suis lancé avec le travail sur que sais-je.
02:25 Ça me permet de se lancer.
02:27 Mais évidemment, il y a aussi les différents ouvrages d'Institut Veblen.
02:30 Peut-être avant de se lancer sur ce qu'est le travail ou comment on le définit
02:34 ou comment on l'a défini à travers les siècles.
02:38 Pourquoi cette thématique ?
02:39 Qu'est-ce qui vous a passionné autant pour passer X années dessus ?
02:43 C'est presque personnel comme question.
02:45 En fait, j'ai commencé par faire des études de philosophie pendant pas mal d'années.
02:50 Et puis j'ai bifurqué, première bifurcation,
02:52 et j'ai été faire l'École Nationale d'Administration,
02:55 donc l'école qui permet d'être responsable dans l'administration française.
03:01 Je me suis intéressée aux politiques sociales, etc.
03:04 Et j'ai été très surprise pendant ma scolarité à l'ENA de la place que tenait l'économie
03:11 et donc aussi le travail dans notre société.
03:15 Donc une espèce à la fois de religion, de l'économie, du travail, du produit intérieur brut.
03:21 Et c'est pour ça que quand j'ai commencé ma carrière,
03:25 j'ai commencé une carrière d'administratrice,
03:28 et parallèlement j'ai voulu m'intéresser à cette question à la fois des politiques sociales
03:33 et du travail et de la place du travail dans nos sociétés.
03:36 Comment se fait-il que le travail ait pris cette place dans nos sociétés modernes ?
03:42 C'est marrant, en lisant un tout petit peu sur l'histoire de ce travail,
03:52 c'est un concept un peu polymorphe, à plusieurs couches, et qui a très largement évolué.
03:58 On peut peut-être séparer ceci en deux périodes,
04:02 post-capitalisme ou post-capitalisme moderne, révolution industrielle et après, et avant.
04:09 Peut-être commençons par avant, parce que vous avez parlé de sociétés basées ou fondées sur le travail,
04:15 et je pense que c'est peut-être une époque charnière, ce moment-là.
04:19 Avant c'était quoi ? On n'était pas des sociétés basées sur le travail ?
04:22 Quelle place prenait le travail ?
04:24 Alors pour regarder cette question, je me suis intéressée à la fois à ce que je connaissais le mieux,
04:29 c'est-à-dire les textes grecs des philosophes sur ce qui ne s'appelait pas du tout travail à l'époque,
04:36 et notamment, alors non seulement aux philosophes eux-mêmes,
04:38 mais à un auteur qui est vraiment absolument passionnant, qui s'appelle Jean-Pierre Vernan,
04:42 et qui a beaucoup écrit sur l'époque grecque.
04:45 Je me suis beaucoup inspirée de lui.
04:47 Ce que raconte Vernan, c'est qu'à cette époque, il n'y a ni religion du travail, ni mot pour désigner le travail.
04:56 On parle soit du "pono", c'est-à-dire d'activité pénible, soit de l'ergone, de l'œuvre,
05:02 mais de toute façon, le travail est méprisé.
05:05 Et par exemple, quelqu'un comme Aristote, le philosophe, dira que le citoyen ne peut pas être artisan,
05:12 ou du moins, l'artisan ne peut pas être un citoyen parce qu'il se trouve dans un rapport presque de service,
05:18 voire de servitude à autrui, et donc il n'a pas la liberté de penser pour délibérer sur les affaires communes.
05:25 Et puis il y a un autre texte qui a été très important pour moi, d'une anthropologue qui s'appelle Marie-Noëlle Chamoux,
05:30 qui a écrit un très très beau texte en 1994 qui s'appelle "Sociétés avec et sans concept de travail",
05:36 et elle, elle étudie les sociétés primitives, et elle montre que nulle part dans ces sociétés primitives,
05:43 il y avait une place prépondérante accordée au travail, et il n'y avait pas non plus de mot.
05:47 Nulle part, on ne trouve un mot qui rassemblerait toutes les activités que aujourd'hui nous, nous rassemblons sur le terme de travail.
05:54 Donc voilà, mon idée c'est qu'avant, il y avait des sociétés dans lesquelles, bien sûr, les humains se confrontaient à la nature,
06:03 bien sûr, ils avaient des besoins, ils satisfaisaient, ils transformaient certainement la nature,
06:07 mais il n'y avait pas non plus cette représentation dans laquelle on a des humains placés face à la nature,
06:12 et qui aiment, et ont presque vocation de transformer cette nature.
06:17 Ce n'est pas du tout des schémas antiques, je dirais, et donc ça, on va avoir tout au long du Moyen-Âge,
06:25 un bouleversement et une montée de la reconnaissance des activités laborieuses, qu'elles sont importantes, etc.
06:33 Et après, moi je parle, vous avez raison, il y a une rupture, il y a une rupture qui pour moi se fait au 17e, 18e siècle,
06:40 et ma thèse c'est qu'à ce moment-là, se met en place une catégorie de travail assez claire,
06:48 on peut dire le travail, on peut rassembler un certain nombre d'activités sous ce terme,
06:54 et pour moi, un des auteurs qui le montre le mieux, c'est Adam Smith, l'économiste, il est à la fois économiste et philosophe,
07:00 et donc lui, dans son grand ouvrage, "Les recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations",
07:08 l'ouvrage s'ouvre sur un énorme chapitre où il ne nous parle que du travail, de la puissance productive du travail,
07:17 comme si c'était quelque chose, vraiment une puissance magique, qui permettait, par son efficacité, de démultiplier la production,
07:25 et alors c'est l'histoire de la manufacture d'épingles, on peut tout produire toujours plus et toujours plus vite,
07:30 et tous les siècles suivants, ce que je raconte c'est qu'il y a pour moi, en quelque sorte, trois époques, trois actes,
07:38 pendant lesquels se forge notre idée moderne du travail, donc il y a ce moment avec Adam Smith,
07:44 mais là, le travail c'est quelque chose d'abstrait, parce que ce que dit Adam Smith c'est que le travail c'est un moyen qui nous permet de créer de la richesse,
07:54 et ce qui nous intéresse c'est la richesse, ce n'est pas l'activité de travail,
07:57 ce qui est nouveau aussi, cette richesse, enfin cette volonté, par avant, l'accumulation et les besoins illimités étaient inexistants.
08:05 Absolument, et ça me semble très important, et c'est important aussi dans toutes les réflexions qu'on a en ce moment sur la sobriété,
08:10 je crois qu'il ne faut jamais oublier qu'il y a eu en Occident, là encore au 17e, 18e siècle, un immense bouleversement des valeurs,
08:20 puisque pendant quand même un certain nombre de siècles, on avait une forme de révérence pour la modération, l'auto-limitation, la tempérance,
08:32 c'était des vertus chrétiennes, et avant des vertus antiques, grecques et puis chrétiennes.
08:38 Donc ça, ça a en quelque sorte, je dirais, tenu les humains dans une forme de non-hubris.
08:45 Et puis au 18e siècle, alors là, on a une sorte d'explosion et de renversement, dont témoigne par exemple, vous savez, la fameuse fable de Bernard Mandeville,
08:55 c'est la fable des abeilles, donc c'est l'histoire d'un essaim, cette fable a eu un énorme retentissement,
09:02 et elle montre très très bien l'esprit de l'époque, enfin du moins, ce que va être l'esprit de l'époque.
09:07 C'est l'histoire d'une ruche, les abeilles sont vicieuses, elles vivent dans le péché, l'orgueil, la luxure, etc.
09:16 Et c'est formidable. Et plus elles sont dans le péché, et plus elles sont dans le vice, le luxe, alors on produit n'importe quoi, on vole les autres, etc.
09:26 Et c'est génial, et elles vont bien. Et donc c'est vraiment vice individuel, prospérité publique.
09:32 Et puis un jour Jupiter décide que bon, ça suffit maintenant tout ça, et donc il fait cesser le vice.
09:40 Et bien à ce moment-là, donc ces abeilles qui étaient heureuses et prospères, à ce moment-là, l'essaim va disparaître.
09:47 Et ce que dit bien le texte, c'est que la modération, je cite, "cette peste de l'industrie va finir par tuer les abeilles".
09:56 Et puis après, à la suite de ça, on a toute une série de textes extraordinaires où ce qui est dit, c'est qu'il faut produire le plus possible.
10:04 Un grand état, c'est celui qui incite à une production supérieure à la satisfaction des besoins.
10:11 Et à partir de là, on va avoir une sorte d'incitation permanente à la production et à la consommation.
10:17 L'économiste français Jean-Baptiste Say dit que celui qui ne consomme pas, si on ne consomme pas, on va finir par rapprocher l'homme de la brute.
10:26 Pourquoi ? Parce que la consommation ça affine nos facultés, on devient toujours plus intelligent.
10:31 Donc on a comme ça tout un modèle qui se met en place.
10:34 Philosophiquement, au XIXe siècle, c'est ce que j'appelle la deuxième couche de signification du travail,
10:40 alors que chez Adam Smith, le travail c'était encore une peine, un sacrifice, une désutilité.
10:47 - Marchandé également. - Exactement.
10:50 Travail abstrait, travail marchand.
10:53 Au XIXe, on a une espèce là encore de révolution conceptuelle, c'est-à-dire que le travail, ça devient cette activité complètement humaine,
11:03 particulièrement humaine, qui nous permet de mettre le monde en valeur.
11:07 Ça c'est, en gros, pour moi les deux grands auteurs, c'est Hegel, tout début du XIXe siècle, et Marx évidemment.
11:15 C'est-à-dire qu'on a bien l'impression que la vocation des êtres humains, c'est qu'il n'y ait plus de nature en face.
11:23 C'est de tout humaniser, de faire le monde à l'image des humains en fait.
11:27 Et Hegel le dit très bien dans un texte, il dit qu'il faut "fernichten", anéantir la nature pour mettre de l'humain à la place.
11:34 Et même si Marx remet Hegel sur ses pieds, comme il dit, c'est la même chose chez Marx.
11:38 Marx dit bien que toute l'histoire humaine, c'est l'histoire de l'humanisation de la nature finalement.
11:45 Et puis on en arrive, et j'en aurais terminé sur cette histoire du travail, ce que j'ai appelé le troisième acte.
11:52 Ce qui me semble très intéressant aussi, c'est que quelqu'un comme Marx, il nous dit que le travail est aliéné,
11:58 donc il faudrait le désaliéner, et pour le désaliéner il faut sortir, supprimer le salariat.
12:04 Et à ce moment-là, il y a une très très très belle phrase, il dit "supposons que nous produisions comme des êtres humains, et pas comme des bêtes,
12:12 alors nos productions seraient autant de miroirs où nos âmes seraient tournées l'une vers l'autre".
12:16 C'est absolument magnifique.
12:18 Ça veut dire que si on n'avait pas l'aliénation, le salariat et tout ça,
12:23 chaque fois que je travaille, je montrerais une image de moi aux autres, et ce serait merveilleux.
12:28 Ce qui va se passer à la fin du XIXe siècle, c'est le contraire, c'est-à-dire qu'au lieu de supprimer le salariat,
12:33 on va conforter le salariat, et au contraire, on va faire apprécier le travail grâce aux revenus, aux protections et aux droits du travail qu'il procure.
12:45 Et donc on est dans une sorte d'ambivalence, puisque à la fois on reconnaît que le travail est une valeur,
12:52 qui permet de transformer la nature, de me transformer, et en même temps on est quand même toujours dans le salariat,
12:57 et donc dans une forme de subordination.
13:00 Et il n'en reste pas moins qu'à la fin de cette histoire, le travail a pris toute la place,
13:06 et que pour s'affirmer dans le monde, on doit travailler.
13:09 C'est fascinant. Quand on regarde les idées d'une manière historique,
13:14 j'avais interviewé deux auteurs qui avaient écrit un livre qui s'appelait "Scarcity",
13:19 donc l'histoire de comment on apercevait les ressources et les besoins à travers le temps.
13:26 Et il y avait cette danse entre les cornucopiens et les personnes qui étaient plutôt ceux qui limitaient,
13:32 et que nos besoins sont limités.
13:34 Et c'était une danse entre des penseuses, des chercheurs, et aussi des jugements de valeurs.
13:40 La nature était femme, on pouvait la dominer, le travail était homme, c'était brut.
13:45 C'est ça, Francis Bacon dit ça, il faut percer les secrets de la nature,
13:50 violenter la nature pour obtenir ses secrets.
13:53 Et en même temps, je crois qu'on ne peut pas totalement leur en vouloir,
13:56 parce que je pense à quelqu'un comme Descartes, on cite souvent sa phrase,
14:00 "il faut nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature".
14:02 En même temps, ce que dit Descartes, c'est que les deux sciences principales,
14:05 ça doit être la physique et la médecine,
14:07 et que tout ça c'est quand même fait pour améliorer nos conditions de vie.
14:10 Et donc, ce n'est pas seulement de la grande théorie, on va transformer la nature,
14:14 non, c'est qu'on essaye de vivre mieux.
14:16 Et c'est vrai que les conditions de vie à l'époque sont tellement terrifiantes
14:19 qu'on comprend parfaitement que les gens ont envie d'un petit peu plus de confort,
14:23 au moins d'amélioration de leurs conditions de vie quotidiennes.
14:27 Oui, mais ce que je trouve fascinant, c'est que ces perceptions persistent aujourd'hui.
14:32 C'est-à-dire qu'on va avoir les deux mêmes camps,
14:34 on va avoir le camp des technologistes et on va avoir le camp des croissants,
14:37 pour le faire simplement.
14:39 Tout à fait.
14:40 Dans les années 70, c'était pareil, dans les années même avant,
14:43 c'était Kennedy qui parlait, enfin, qui était contre la croissance dans les années 60.
14:48 Tout à fait.
14:48 C'est incroyable, on en parlait tout à l'heure d'ailleurs,
14:51 de comment certaines idées entraient et partent.
14:54 Évidemment, Marx et Smith, c'est les personnes qui reviennent tout le temps,
14:58 dans tous les épisodes.
14:59 Marx, évidemment, parle aussi de métabolisme,
15:02 c'est une des premières personnes, c'est la personne qui parle de métabolisme,
15:06 et nos sociétés métabolisent la nature également.
15:09 Oui.
15:09 Et également Smith, enfin, dans toutes les théories économiques, il est dedans.
15:14 Ils sont importants, on va en revenir un peu plus tard,
15:16 évidemment, quand on parle de désalienner le travail,
15:19 je trouve que quand on va parler de sociétés de pousse-croissance,
15:24 il faut qu'on décrive mieux ce que veut dire la désaliension du travail,
15:28 parce qu'il y a plusieurs facettes.
15:31 Oui, je suis d'accord.
15:32 Donc, on a dit qu'il y a, en effet,
15:34 on s'est transformé vers des sociétés fondées sur le travail,
15:38 avec plusieurs couches, et elles sont successives,
15:40 ce n'est pas qu'une s'est remplacée par l'autre.
15:43 Exactement.
15:44 Et aujourd'hui, on est dans cet amalgame-là.
15:46 Tout à fait, et c'est pour ça qu'on se dispute.
15:48 C'est-à-dire que, moi, mon idée, c'est qu'on a comme ça, en effet,
15:51 des couches de significations différentes
15:52 qui se sont sédimentées l'une sur l'autre,
15:54 on n'a pas retraité chaque fois, on n'en a pas jeté une pour que…
15:57 Non, on a tout en même temps, c'est-à-dire que,
16:00 oui, le travail, c'est un moyen pour créer de la richesse,
16:02 c'est ce que nous dit l'économie, toute l'économie nous dit ça,
16:07 mais on sait aussi que le travail, c'est cette activité
16:10 qui nous permet quand même de montrer qui nous sommes
16:14 et de transformer le monde,
16:16 et puis c'est aussi le pivot de la distribution des revenus,
16:20 des protections et des droits.
16:21 C'est tout ça en même temps, mais c'est contradictoire.
16:23 C'est pour ça qu'on se dispute sur ce qu'est le travail.
16:26 Oui, et que, enfin, il y a énormément d'enquêtes tous les ans
16:30 sur les conditions de travail, sur les conditions de l'emploi.
16:33 Il y a un mal-être dans le travail,
16:34 il y a aussi des bouquins comme Greber, les Bullshit Jobs,
16:39 on sent de plus en plus les jeunes et les moins jeunes,
16:43 on se dit qu'on doit faire un travail et que ce travail doit avoir un sens,
16:46 alors qu'avant, c'était un moyen de subsistance.
16:48 On n'était pas accompli par son travail,
16:50 on était accompli par ce qu'a mené le travail des fois.
16:52 Et dernièrement, évidemment, on a eu cette crise sanitaire
16:56 qui a révélé toutes ces crises qu'il les a mis en exergue, etc.
17:02 Comment on peut diagnostiquer cette crise de l'emploi et de travail
17:07 sur base de ce que nous avons dit aujourd'hui ?
17:09 Alors, vous avez raison, il y a eu une succession de crises.
17:12 La crise sanitaire qui a fait en sorte que les gens prennent un peu de recul
17:16 et soudainement se rendent compte
17:18 à la fois de l'importance que le travail avait prise dans leur vie
17:22 et puis que peut-être ce n'était pas ce qu'ils aimaient
17:24 ou que le travail qu'ils faisaient ne les rendait pas heureux.
17:29 Donc il y a eu cette prise de conscience-là.
17:31 Il y a autre chose, c'est qu'aujourd'hui,
17:34 les jeunes notamment vivent avec cette épée de Damoclès
17:38 du changement climatique et ça bloque complètement leur horizon.
17:43 Enfin, on sait bien qu'aujourd'hui, vous avez des tas d'étudiants qui disent
17:46 "Pourquoi voulez-vous que je bosse puisque de toute façon,
17:47 ma vie va être foutue ?"
17:49 Donc ça, c'est très important,
17:53 cette espèce de pression qui vient faire bouger nos habitudes,
18:00 je dirais, ou les routines qu'on avait par rapport au travail.
18:04 Alors moi, je ne pense pas, contrairement à ce qu'on lit parfois,
18:07 je ne pense pas qu'il y ait eu une rupture radicale de notre rapport au travail.
18:12 Je pense qu'il y a simplement une accentuation des tendances antérieures.
18:16 C'est-à-dire que, qu'est-ce qu'elles nous disent toutes ces enquêtes ?
18:19 Moi, je suis ces enquêtes-là depuis une trentaine d'années.
18:21 Elles nous disent à la fois que le travail, c'est important pour les gens.
18:24 C'est normal, c'est devenu la norme sociale.
18:26 Si vous ne travaillez pas, vous n'avez pas de revenus,
18:28 ou alors on vous traite d'assisté,
18:29 ou alors vous êtes rentier.
18:31 Bon, bref, on a envie aussi, une activité qui prend autant de temps,
18:35 on a envie qu'elle ne soit pas complètement débile,
18:37 qu'on ne perde pas tout son cerveau et toute son intelligence là-dedans.
18:43 Et en même temps, les Français, c'est un des peuples, un des pays,
18:52 où il est le plus…
18:54 les Français sont parmi ceux qui considèrent que le travail est très important.
18:59 Avec beaucoup d'attentes placées sur le travail.
19:01 On a envie de gagner de l'argent, d'avoir des copains au travail,
19:04 de bonnes relations, de bonne ambiance de travail,
19:06 et d'avoir un travail intéressant.
19:08 Ça, c'est une caractéristique de la France,
19:12 beaucoup plus que dans d'autres pays qui ont un rapport plus pragmatique,
19:15 parce que nous aussi, en France, pour nous, le travail dit le statut social de quelqu'un.
19:20 Dit la place qu'il a dans la société, les études qu'il a faites, etc.
19:24 Bon, mais en même temps, il y a une forme de…
19:28 je dirais pas de retrait, mais il y a eu en effet une série de chocs
19:32 qui ont été apportés à cette vision du travail et à ses attentes.
19:36 Je dirais en gros que ses attentes, elles sont considérablement déçues.
19:39 Elles viennent se fracasser en quelque sorte sur ce qu'est le travail réel.
19:45 Et le travail réel, il est très décevant.
19:47 Et c'est ce qui… vous citiez les enquêtes,
19:49 c'est ce qui se voit en effet dans un certain nombre d'enquêtes,
19:51 dont les enquêtes dites conditions de travail,
19:53 où on voit monter depuis des décennies
19:56 une énorme souffrance au travail.
19:58 C'est-à-dire des gens qui disent que leur travail n'a pas de sens,
20:00 des souffrances…
20:02 Et alors, on a exploité avec mes collègues l'enquête de la fondation de Dublin,
20:07 Eurofond, qui est l'agence européenne chargée des conditions de travail,
20:11 qui a fait une enquête en 2021,
20:12 enquête sur les conditions de travail,
20:14 et où la France apparaît tout simplement en queue de peloton.
20:16 Des difficultés physiques, des difficultés psychologiques,
20:23 des discriminations des travailleuses et travailleurs
20:26 qui ne sont absolument pas écoutés,
20:28 qui sont malmenés, traités comme des pions,
20:32 qui n'ont pas voix au chapitre,
20:34 qui ne peuvent pas s'exprimer,
20:35 qui ne sont pas consultés sur leur travail.
20:36 Et en effet, une demande, vous le disiez,
20:40 une demande de sens au travail,
20:42 c'est-à-dire d'être utile,
20:44 de ne pas avoir de conflit éthique,
20:46 d'avoir l'impression de pouvoir transformer le monde,
20:49 qui est de plus en plus forte,
20:52 et que le changement climatique vient renforcer.
20:55 Alors, moi, je ne suis pas sûre que tous les jeunes
20:59 refusent les bullshit jobs
21:01 et aient envie de changer, de transformer le monde.
21:04 On a encore plein de jeunes qui vont dans le luxe,
21:06 dans l'aéronautique, dans les banques, tout ça.
21:08 Mais en effet, il y a désormais cette composante
21:13 qui est très importante.
21:14 Et voilà, ce qu'on pourrait dire donc,
21:16 c'est qu'il y a toujours des attentes fortes
21:17 qui sont placées sur le travail,
21:18 mais qu'elles sont terriblement déçues.
21:20 Donc, si on reprend en Smith,
21:29 je voudrais revenir sur cette idée
21:31 de création de richesse avec le travail.
21:34 Et évidemment, vu que c'est un amalgame de tout,
21:37 aujourd'hui, le travail,
21:38 travail, emploi, richesse ou PIB,
21:43 c'est un peu un conglomérat.
21:45 Oui, moi, justement, je suis passée
21:47 d'une réflexion sur le travail
21:48 à une réflexion sur le PIB.
21:50 Pourquoi ? Parce que je me disais,
21:52 mais pourquoi est-ce que le travail
21:54 a pris cette importance dans notre société ?
21:55 Et pourquoi d'autres activités,
21:57 des activités politiques,
21:59 les activités citoyennes, amicales,
22:02 familiales, amoureuses,
22:04 pourquoi elles sont en quelque sorte déconsidérées
22:08 et il n'y a que le travail ?
22:10 Et j'ai compris, il n'y a que le travail
22:12 qui est compté dans le PIB.
22:13 Évidemment.
22:15 Tout le reste vaut zéro.
22:17 Les activités familiales valent zéro,
22:19 les activités politiques,
22:20 sauf quand elles sont rémunérées,
22:22 mais ça ne vaut rien.
22:23 Seul le travail a le bonheur, l'honneur,
22:27 d'avoir une contrepartie monétaire
22:30 et donc d'être enregistré dans le PIB.
22:32 Les autres activités comptent pour zéro.
22:33 Et donc, c'est à partir du moment-là,
22:34 j'ai changé de...
22:35 Enfin, je n'ai pas changé,
22:36 mais je me suis dit, mais OK,
22:38 alors pourquoi est-ce que le PIB a...
22:41 Comment est-ce qu'on a pu inventer
22:43 un machin comme ça ?
22:44 C'est-à-dire, qui a pu inventer
22:48 cette idée que c'est uniquement
22:51 la production
22:54 qui a un équivalent monétaire
22:57 qui est considérée comme
22:59 la richesse de la société.
23:01 Et donc, comment se fait-il
23:02 qu'on ait laissé de côté tout ça ?
23:04 Donc, je suis repartie
23:05 avec ma petite genèse, toujours.
23:07 J'essaie, vous avez dit tout à l'heure,
23:08 parfaitement qu'en effet,
23:09 c'est en regardant l'histoire
23:10 qu'on comprend un peu, quoi.
23:12 J'ai lu les différents auteurs,
23:13 c'est quoi la richesse, c'est ceci,
23:15 non, c'est cela.
23:16 Et puis, j'en suis arrivée à la construction
23:19 de la comptabilité nationale.
23:20 Non, mais c'est absolument passionnant.
23:22 C'est-à-dire, il y a un jour des gens
23:23 qui inventent un machin
23:26 qui s'appelle la comptabilité nationale
23:28 et qui va devenir la grille
23:31 à travers laquelle,
23:32 non seulement on compte,
23:33 quelque chose compte,
23:34 quelque chose ne compte pas,
23:35 mais à travers laquelle,
23:37 ça va devenir le guide
23:39 de nos actions, à quelque sorte,
23:41 y compris de nos actions collectives.
23:42 C'est pour ça qu'aujourd'hui,
23:43 l'indicateur majeur,
23:45 c'est le PIB
23:46 et notamment le PIB par habitant.
23:48 C'est ça qui vous met
23:49 dans le classement mondial, quoi.
23:51 Non, mais c'est incroyable.
23:52 Et c'est un système universel aujourd'hui.
23:55 Au début, il y avait
23:56 plusieurs comptabilités nationales,
23:57 une russe, une américaine,
23:58 une française,
23:59 mais peu à peu,
24:00 tout ça a été standardisé.
24:02 Et donc, aujourd'hui,
24:02 on a un système de comptabilité nationale
24:04 que tout le monde doit utiliser.
24:06 C'est un manuel qui fait 1000 pages
24:08 et donc, tout le monde calcule
24:10 son PIB de la même manière.
24:12 Et ce qui est super...
24:13 Alors que Kuznets disait,
24:14 attention, ne faites surtout pas ça.
24:16 Exactement.
24:17 Et que c'est juste le pouls.
24:18 Tout à fait.
24:19 Ça, c'est des recherches
24:20 qu'on a faites avec ma collègue
24:21 Florence Jornicatrice,
24:22 avec laquelle on travaille
24:24 très souvent ensemble
24:25 sur ces questions-là.
24:26 Et donc, en effet,
24:26 on a été lire Simon Kuznets.
24:28 C'est le premier qui construit
24:30 le revenu national américain,
24:32 parce que le Congrès est hyper anxieux.
24:35 Après la Grande Dépression,
24:36 il voudrait voir de combien
24:38 le revenu américain,
24:39 national américain a diminué.
24:41 Donc, il charge Kuznets
24:42 de construire ce truc-là.
24:43 Et alors, on a retrouvé ses textes.
24:44 Et dans ses textes,
24:45 c'est absolument magnifique,
24:46 puisqu'il dit,
24:47 "Alors, qu'est-ce que je vais
24:48 mettre dedans ?
24:49 Je vais mettre ça, mais je vais pas..."
24:50 Un peu de ceci, un peu de cela.
24:52 C'est extraordinaire.
24:53 Et il reconnaît, il dit,
24:54 "Attention, ma construction-là,
24:56 c'est une convention."
24:58 Donc, c'est plein de présupposés.
24:59 Et par exemple, il s'intéresse,
25:00 on disait,
25:02 "Pourquoi les autres activités
25:03 valent zéro ?"
25:04 Alors, il dit, "Toutes ces activités-là,
25:06 qui sont faites par les femmes,
25:07 travail domestique,
25:08 est-ce que je les mets
25:09 ou est-ce que je les mets pas ?"
25:10 Il dit, "Non, je les mets pas.
25:11 Bien sûr, elles sont très importantes,
25:12 mais je les mets pas."
25:13 Pof, on les enlève.
25:14 Et donc, en effet,
25:15 on sait que le travail domestique,
25:16 qui pourtant est quelque chose
25:18 qui peut faire l'objet d'un échange,
25:20 qui peut être délégué,
25:21 malgré tout, il n'est pas dans le PIB,
25:22 il compte pour zéro.
25:23 Et du coup, on sait que la croissance,
25:25 le taux de croissance,
25:26 est surestimé à cause de ça.
25:27 Donc, quoi qu'il en soit,
25:30 notre ami le PIB
25:33 devient tout d'un coup,
25:35 à partir du milieu du XXe siècle,
25:36 un indicateur majeur.
25:40 Et de même que le travail
25:42 était devenu l'activité majeure
25:43 de nos sociétés,
25:44 le PIB, ça devient l'indicateur majeur
25:47 qui dit si une société est riche ou pas,
25:49 ou si une société a réussi ou pas.
25:51 Et ça, c'est fascinant,
25:52 parce que ça guide
25:55 tous nos comportements.
25:56 Par exemple,
25:59 il faut absolument diminuer,
26:01 enfin, on va diminuer drastiquement
26:04 toutes les activités domestiques,
26:06 puisqu'elles valent rien.
26:07 Et donc, on va les transférer,
26:10 on va les transformer en activités marchandes,
26:12 elles vont rentrer dans le PIB,
26:13 ça va augmenter le PIB,
26:14 mais personne ne va montrer
26:15 qu'il y a des choses qui ont disparu.
26:18 Et c'est la même chose
26:19 avec notre patrimoine naturel.
26:21 On va le bousiller complètement,
26:22 mais ça ne se voit pas,
26:23 puisque notre comptabilité...
26:24 - Ce comptabilisme, oui.
26:25 - Voilà.
26:26 Et ça, ce qui est fantastique,
26:28 alors nous, on raconte ça depuis 20 ans,
26:30 tout le monde dit "oui, bien sûr",
26:32 et puis les économistes nous disent
26:34 "mais oui, on le sait bien".
26:35 Et ce qui est fascinant,
26:36 c'est que d'accord, on le sait,
26:38 on l'apprend en terminale,
26:39 enfin on ne l'apprend plus maintenant,
26:39 mais avant on l'apprenait en terminale,
26:41 mais personne n'en tire aucune conséquence.
26:43 C'est fou !
26:44 - Oui.
26:45 Et c'est la même chose
26:47 quand on fait une comptabilité environnementale,
26:49 il y a ce qu'on compte et ce qu'on ne compte pas.
26:51 - C'est ça.
26:52 - Et c'est, par exemple, l'éther,
26:53 on ne le compte pas.
26:55 - C'est ça.
26:55 - On va compter ce qui a une valeur économique dedans.
26:58 - Exactement.
26:59 - On tombe dans les mêmes schémas un peu tout le temps.
27:01 - Oui.
27:02 Et ce qui est passionnant,
27:03 c'est toujours cette alternative compliquée,
27:06 si on veut compter,
27:08 alors il faut monétariser,
27:09 mais on ne peut pas monétariser,
27:12 on ne va pas monétariser le patrimoine naturel.
27:15 D'où l'idée qu'on défend
27:16 avec justement ma collègue Florent-Joly-Catrice,
27:18 c'est qu'il faut sortir de ces comptes purement monétaires
27:21 pour les remplacer,
27:22 ou du moins pour les faire accompagner
27:24 par des comptes physiques et sociaux.
27:26 - C'est marrant,
27:29 j'avais parlé avec Robert Costanza,
27:31 - Oui, bien sûr.
27:32 - qui avait, lui, comptabilisé...
27:34 - Exactement, la fameuse valeur de la Terre,
27:36 l'article de 87.
27:37 - Exactement.
27:38 Et c'est dur,
27:41 on se trouve dans des positions assez compliquées,
27:44 parce que lui-même,
27:45 ce n'est pas son but de le monétiser,
27:49 mais on se retrouve à vouloir jouer à arme égale
27:52 avec ce qui fonctionne,
27:53 et du coup on est obligé de perdre
27:55 si on veut jouer au jeu de ces personnes-là.
27:58 - Mais c'est terrifiant,
27:59 on voit ce qu'a fait Nordos,
28:00 Nordos qui joue à l'avantage-coût-bénéfice
28:03 et qui nous dit "on peut aller jusqu'à 3 degrés",
28:05 c'est absolument monstrueux.
28:06 En fait, je pense qu'il faut s'interdire ce genre de choses.
28:08 - Oui, pour eux, c'est un "jeu".
28:11 Alors, on a fait le lien, évidemment,
28:16 entre travail et production économique,
28:19 ou le PIB.
28:20 Aujourd'hui, il y a un très gros consensus
28:24 que PIB et dégradation environnementale
28:26 sont quand même vachement couplées,
28:28 pour beaucoup de choses, en tout cas.
28:30 - Oui, moi je pense qu'il n'y a pas encore consensus.
28:33 - En données, il y en a, quand on regarde les données,
28:38 maintenant, en vérité, en théorie,
28:39 il y a cette question qui est un découplage.
28:42 - Voilà, il y a le découplage.
28:44 - Mais...
28:45 - Mais vous avez plein de gens qui vous disent
28:46 que si on a du découplage absolu dans plusieurs pays...
28:48 - On a du découplage.
28:50 Pour certains indicateurs, pas pour tous,
28:53 pas une vitesse suffisamment rapide.
28:56 - D'accord, tout à fait.
28:57 - Et après, voilà.
29:01 Est-ce que c'est pour toutes les limites planétaires,
29:03 ou est-ce que c'est juste pour l'énergie ou le CO2, etc.?
29:06 - D'accord.
29:06 Allez, disons qu'il y a un consensus.
29:08 - Entre nous deux, il y a un consensus.
29:11 Nous sommes deux.
29:12 - D'accord.
29:13 - Certes, c'est beaucoup plus complexe que ça,
29:17 et ça mérite une discussion à part entière,
29:19 mais il y a du coup un lien assez étroit
29:24 entre emploi, croissance économique
29:26 et dégradation environnementale.
29:28 Ce n'est pas une fatalité,
29:29 ce n'est pas du tout parce qu'on a un emploi
29:32 qu'on va dégrader l'environnement.
29:33 Mais aujourd'hui, tel que certains emplois sont faits,
29:36 ça fait tourner la roue de la croissance économique
29:40 et ça fait tourner la roue de la dégradation environnementale.
29:42 - D'accord, je ferai un petit bémol tout à l'heure.
29:44 - Bien sûr, bien sûr.
29:45 Encore une fois, ce n'est pas une fatalité.
29:48 - C'est ça.
29:48 C'est qu'on pourrait très bien avoir un emploi
29:51 qui serait différent,
29:52 un emploi qui n'utiliserait pas d'énergie fossile,
29:56 qui serait très peu d'énergie mécanique, etc.,
29:59 qui là, n'entraînerait pas de dégradation environnementale.
30:04 - Et on l'espère, sinon on serait foutus.
30:06 - Exactement.
30:06 - Non, non.
30:07 Et c'est là où je rentre dans la deuxième partie
30:10 qui est transition socio-écologique et emploi.
30:13 - Oui.
30:14 - Donc dans l'ouvrage avec l'Institut Weiblen,
30:18 vous parlez de comment le travail
30:21 et quel est le rôle du travail dans la trajectoire 1.5°.
30:25 - Oui.
30:25 - Il y a énormément d'études qui disent
30:28 que pour se stabiliser à cette température-ci,
30:33 il va falloir radicalement transformer notre système de production,
30:37 notre système d'alimentation, notre système de transport,
30:39 tous les systèmes dont l'économie est composée aujourd'hui.
30:42 - Oui.
30:42 - Et donc on peut se dire,
30:44 c'est quand même une réimagination totale.
30:49 - Oui.
30:49 - Cependant, il y a énormément d'études aussi qui disent
30:52 ça va créer beaucoup d'emplois, cette transition socio-écologique.
30:57 - Oui.
30:57 - On parle de 400 000 emplois à 1 million d'emplois
31:00 en fonction de l'étude d'ici 2030.
31:02 C'est quand même dans 7 ans.
31:03 - Oui, c'est vrai.
31:04 - C'est énorme.
31:04 On parle de quoi comme emploi ?
31:07 - Donc en effet, moi j'ai regardé toutes les études
31:11 qui avaient été produites plutôt en France,
31:13 puis aussi un peu par l'OIT,
31:15 sur cette idée que si on fait cette,
31:20 moi ce que j'appelle cette reconversion écologique,
31:22 je parle de reconversion parce qu'il y a à la fois
31:24 la conversion des mentalités,
31:26 il faut sortir de ce qu'on a raconté tout à l'heure,
31:28 l'obsession pour la production et la consommation,
31:31 mais aussi reconversion,
31:32 reconversion de notre système économique,
31:34 de notre système productif,
31:35 reconversion professionnelle, etc.
31:37 Et donc en effet, on risque de devoir fermer des secteurs,
31:43 supprimer des emplois,
31:45 mais d'en ouvrir d'autres.
31:46 Alors en général, ce que disent les études économiques,
31:49 c'est que ça va créer des emplois
31:50 parce que les secteurs qu'on doit développer
31:52 sont plus intensifs en main d'œuvre
31:54 que les secteurs qu'on doit fermer.
31:56 Bon, maintenant, et alors en effet,
31:59 on a un certain nombre d'études,
32:00 il y a les études de Philippe Kirion,
32:02 très intéressante, il a été pionnier,
32:04 il y a les études de l'ADEME,
32:05 il y a les études du WWF, etc.
32:08 Et vous avez dit les chiffres,
32:10 ça aussi entre 400 000, parfois 600 000,
32:14 voire 2 millions d'emplois
32:16 selon l'argent qu'on met sur la table.
32:18 Ça c'est très important,
32:19 c'est-à-dire, plus les sommes sont importantes,
32:23 évidemment, mises par exemple
32:24 dans la refonte des infrastructures,
32:26 la rénovation thermique et des bâtiments, etc.,
32:28 plus le nombre d'emplois est élevé.
32:30 Alors il y a des petits désaccords,
32:32 par exemple le Shift Project a fait aussi
32:33 un début d'étude sur les emplois créés,
32:38 par exemple ils ne sont pas du tout d'accord,
32:39 ce qui montre, il y a encore des présupposés,
32:41 sur le nombre d'emplois qui vont être détruits
32:43 ou créés dans l'agriculture ou dans la construction.
32:47 Pourquoi le Shift Project prévoit,
32:51 dans l'agriculture, qu'il faudrait créer
32:53 500 000 emplois ?
32:54 Moi je suis tout à fait d'accord,
32:55 ça me paraît intéressant,
32:56 d'autres études ne le disent pas du tout.
32:58 Et après ce sont des choix qui sont faits,
33:01 c'est-à-dire le Shift Project dit
33:03 qu'il faut arrêter de construire
33:04 des maisons neuves, individuelles,
33:07 par exemple France Stratégie ne va pas dire ça,
33:09 etc., etc.
33:10 Donc après il y a d'énormes choix.
33:13 Donc globalement on pourrait dire
33:14 que si on met beaucoup d'argent sur la table,
33:17 encore faut-il le mettre,
33:18 parce que par exemple, débat en France,
33:20 rapport Pisani et Ferry,
33:21 il faut 32 milliards par an
33:23 d'investissement public tout de suite,
33:24 le gouvernement a dit non.
33:25 Bon.
33:26 Donc on pourrait créer beaucoup d'emplois,
33:30 après une des questions centrales,
33:34 c'est précisément la reconversion des gens.
33:36 C'est-à-dire est-ce qu'on va s'y prendre
33:38 suffisamment à l'avance
33:39 pour préparer ces reconversions,
33:41 les faire accepter aux personnes,
33:43 et surtout au lieu de les faire accepter,
33:44 c'est essayer de repérer,
33:46 de diagnostiquer quelles sont leurs compétences,
33:50 dans quel nouveau secteur
33:53 on va pouvoir les employer,
33:54 et puis à quel niveau on va faire ça,
33:56 au niveau du territoire, etc.
33:57 Alors il y a quelques boîtes, entreprises
34:01 qui font déjà un peu des cartographies des compétences,
34:04 mais on a l'impression qu'on est absolument en retard.
34:07 Il y a eu un rapport qui m'a beaucoup intéressé,
34:09 qui était animé par l'ancienne présidente du BDF,
34:14 qui s'appelle Laurence Parizeau,
34:15 qui a fait un diagnostic
34:16 avec une équipe du ministère du Travail
34:19 et d'autres personnes
34:21 sur le bâtiment, l'énergie et...
34:26 je ne sais plus quel était le troisième secteur,
34:29 et qui a essayé de voir justement
34:31 quelles étaient les restructurations envisageables.
34:37 Et ce qu'on apprend,
34:38 c'est qu'il n'y aura pas beaucoup de nouveaux métiers,
34:42 mais que beaucoup d'emplois,
34:44 beaucoup de métiers vont être transformés.
34:46 Donc ces transformations, il faut absolument...
34:49 les anticiper.
34:50 Et ce que je vous dis,
34:51 c'est que pour l'instant,
34:52 on ne voit pas du tout qui s'occupe de ça.
34:54 Et on a l'impression que les entreprises elles-mêmes,
34:56 elles n'ont pas du tout envie de s'en occuper,
34:59 que l'État ne fait pas grand-chose.
35:01 Et en plus, il faudrait pour ça savoir
35:04 où on va créer les nouveaux emplois.
35:06 Il faudrait avoir à nouveau de l'aménagement du territoire,
35:09 c'est-à-dire savoir où on va les mettre,
35:11 donner des aides à ces "bons emplois".
35:15 Ce qu'on dit, c'est qu'aujourd'hui, par exemple, en France,
35:17 il y a à peu près 200 milliards d'aides
35:19 qui sont données aux entreprises
35:20 sans aucune conditionnalité écologique ou sociale.
35:23 Donc une des premières idées,
35:24 ce serait de conditionner l'octroi de ces aides
35:27 à des productions non toxiques.
35:31 Bref, il y a un chantier absolument énorme à développer.
35:34 On l'a vu durant la crise, évidemment,
35:36 avec les subsides Air France ou autre.
35:38 C'était une joyeuse idée.
35:40 Après, on peut aussi se souvenir
35:42 que des transformations majeures économiques
35:46 s'opèrent et se sont opérées par le passé.
35:49 Des fois, pas de manière très agréable.
35:52 C'est-à-dire qu'il y avait,
35:54 à l'époque de Napoléon Ier ou quelque chose comme ça,
35:57 la plus grosse majorité des personnes
36:00 travaillait dans l'agriculture.
36:01 Tout à fait.
36:02 Aujourd'hui, c'est l'inverse.
36:04 Les pourcentages sont inversés.
36:05 On est dans le tertiaire.
36:07 Évidemment, ça dépend où, ça dépend...
36:10 Il faut contextualiser à chaque fois ces chiffres-ci.
36:13 Tout à fait.
36:14 Je pense que peut-être la chose très importante à dire,
36:17 c'est que pourquoi ça créera des emplois,
36:20 cette transition écologique,
36:21 cette reconversion écologique ?
36:23 C'est parce qu'à l'évidence,
36:25 si on veut utiliser moins d'énergie fossile,
36:28 moins d'énergie mécanique,
36:29 si on veut moins consommer d'énergie globalement,
36:32 il va falloir utiliser plus d'énergie humaine.
36:35 On aura besoin de plus de travail humain,
36:37 mais dans sa version presque physique du travail humain.
36:40 C'est pour ça qu'il faut sans doute remettre de l'emploi,
36:43 en effet, beaucoup dans l'agriculture,
36:45 c'est-à-dire sortir de cette agriculture intensive monstrueuse,
36:48 l'élevage industriel et tout ça.
36:50 On a d'énormes machines qui consomment beaucoup
36:53 pour revenir sans doute à du travail humain.
36:56 C'est vrai que quand on dit ça,
36:57 les gens vous disent "attendez,
36:58 vous voulez revenir au Moyen-Âge donc,
37:00 et vous voulez revenir aux travaux pénibles, etc."
37:03 Là, on a un vrai débat à avoir sur est-ce qu'on est prêt à...
37:07 Ça ne veut pas dire que les emplois seront nécessairement pénibles.
37:10 C'est-à-dire qu'on pourrait avoir un certain nombre de techniques
37:13 qui allègent le travail humain
37:16 sans que ça soit un gaspillage d'énergie monstrueux.
37:20 Mais pour ça, il faut certainement...
37:22 Donc, je vais un cran plus loin dans la réflexion.
37:25 Il faut certainement qu'on revoie complètement
37:27 le système de production à l'échelle mondiale,
37:29 qu'on arrête d'avoir cette division internationale
37:32 du travail complètement folle
37:33 où on fait circuler des bouts d'objets dans tous les sens.
37:37 Donc, il faut sans doute, à mon avis, relocaliser la production,
37:40 reterritorialiser les entreprises,
37:44 les réancrer dans leur territoire,
37:45 faire certainement des entreprises de plus petite taille.
37:49 Si on pouvait le faire sur un mode coopératif,
37:52 ça serait encore mieux.
37:54 Avec deux collègues, Isabelle Ferreira, Julie Battilana,
37:57 on a écrit un manifeste travail
37:59 dans lequel on plaide pour la co-détermination
38:01 et même ce que ma collègue Isabelle Ferreira
38:04 s'appelle le bicamérisme.
38:05 C'est-à-dire, une chambre des travailleurs
38:08 à égalité avec la chambre des apporteurs de capitaux
38:11 et elles prennent les décisions ensemble.
38:13 On rééquilibre complètement les pouvoirs au sein de l'entreprise
38:15 et on revoit la mission de l'entreprise
38:17 qui est de satisfaire les besoins essentiels de tous
38:19 et pas, comme dans la logique capitaliste
38:22 ou décrite par Milton Friedman, de faire des profits bons.
38:28 Donc, repenser le travail, repenser l'entreprise,
38:33 repenser l'intégration, l'insertion de l'entreprise dans son lieu,
38:36 repenser le pouvoir au sein de l'entreprise,
38:39 ça, ça nous fait un joli programme.
38:42 Et c'est essentiel parce qu'on va avoir
38:44 une espèce de descente matérielle énergétique,
38:47 il va falloir, comme vous dites, l'anticiper,
38:51 sinon ça ne sera pas juste.
38:54 Au fait, l'idée c'est comment rendre ça juste à temps.
38:56 Tout à fait, c'est pour ça qu'on parle de transition juste.
38:59 C'est-à-dire que cette transition,
39:01 elle ne se fasse pas sur le dos des gens
39:04 qui se trouvent malheureusement dans les secteurs concernés.
39:06 Et donc, essayer en effet de bien anticiper.
39:11 J'avais beaucoup aimé la réflexion d'une association
39:15 qui s'appelait One Climate, One Million Climate Jobs,
39:20 qui s'était créée au milieu des années 2010 au Royaume-Uni.
39:25 C'était une association de syndicats
39:27 et de militants de l'environnement.
39:31 Et ils proposaient un service public du climat en fait.
39:35 C'est-à-dire aller prendre les gens
39:36 qui sont dans les secteurs menacés,
39:38 les mettre dans cette structure,
39:39 et immédiatement, après un peu de formation,
39:42 les remettre sur des emplois destinés
39:46 à la reconversion écologique.
39:48 J'avais trouvé ça très intéressant
39:50 parce qu'il me semble que sinon,
39:51 les ajustements vont être trop longs.
39:53 C'est-à-dire le risque que ces personnes tombent au chômage,
39:56 aillent à Pôle emploi,
39:58 passent des années à perdre leurs compétences.
40:01 Ça, ça ne va pas. Ce n'est pas du tout ça.
40:03 Et si on fait ça, les gens s'opposeront
40:05 à la transition écologique.
40:07 Ils ne voudront pas y aller.
40:08 Ce qui m'intéresserait également,
40:10 c'est dans cette définition du travail,
40:12 on peut tout mettre là-dedans.
40:13 C'est-à-dire qu'en tant que chercheur,
40:15 en tant que personne qui fait ce podcast,
40:17 c'est disons peut-être un travail.
40:19 Mais est-ce que notre travail rémunéré
40:22 pourrait être réduit d'une certaine sorte
40:24 pour augmenter un temps de travail communal ou sociétal ?
40:29 Parce que longtemps, quand j'en parle autour de moi,
40:31 tout le monde serait d'accord
40:33 de réduire son travail de deux heures
40:35 et travailler pour la communauté de deux heures.
40:37 Ce n'est pas la même conception du travail.
40:40 Je suis d'accord, bien sûr.
40:41 Et du coup, je ne sais pas comment...
40:42 Quel est le rôle de l'État, des syndicats,
40:45 de la communauté dans cette transformation du travail ?
40:49 Parce que ce n'est pas juste...
40:50 Je vais passer mes huit heures
40:52 que j'étais consultant pour Air France
40:55 à huit heures faire de la permaculture.
40:58 Il y a évidemment une transition assez fluide
41:02 qui peut se faire, ou en tout cas successive,
41:04 et où on pourrait comprendre l'essence du travail,
41:07 comprendre quels sont nos besoins
41:09 et progressivement mettre de plus en plus d'heures
41:12 pour en arriver peut-être à ce travail-là.
41:13 Oui, je suis tout à fait d'accord.
41:15 Il y a un débat aujourd'hui parmi les écologistes
41:17 sur la question de la réduction du temps de travail.
41:19 Il y a pas mal d'écologistes qui disent que
41:21 puisqu'il faut diminuer la production,
41:23 alors il faut réduire le temps de travail.
41:25 Et moi qui, longtemps, longtemps,
41:28 était assez seule d'ailleurs
41:29 en faveur de la réduction du temps de travail,
41:31 je ne suis plus trop d'accord
41:33 précisément pour la raison que je vous disais tout à l'heure,
41:34 c'est-à-dire qu'on va avoir besoin de plus de travail.
41:37 On va, d'une certaine manière,
41:40 avoir besoin de plus d'heures de travail
41:41 pour faire la même production.
41:42 Bon, maintenant, ce qui me paraît essentiel,
41:46 c'est de bien partager ce travail,
41:48 c'est-à-dire que bien le distribuer,
41:50 le répartir sur l'ensemble de la population active.
41:54 Et ce que vous dites après est très intéressant,
41:56 c'est-à-dire réduire en quelque sorte la part du travail,
42:00 alors comment on va l'appeler ?
42:03 Du travail subordonné déjà,
42:06 et rémunéré,
42:08 pour laisser plus de place à un travail
42:12 presque d'intérêt général,
42:15 au service de la communauté.
42:16 Peut-être pas rémunéré ou rémunéré d'une autre manière,
42:20 en nature ou quelque chose comme ça,
42:22 qui servirait à...
42:25 Alors, après, on tombe tout de suite
42:27 dans des problèmes très compliqués,
42:28 parce que j'allais dire qu'il servirait
42:30 à renforcer les services publics.
42:32 Mais là, on va vous dire,
42:33 vous voulez supprimer les fonctionnaires,
42:34 avec votre idée.
42:35 [Rires]
42:36 Non, mais il faut faire très, très, très attention.
42:39 C'est très compliqué.
42:40 Donc, je trouve que dans l'idée, c'est très intéressant.
42:44 Et aussi, cette idée qu'il faudrait en effet réduire
42:47 la part du travail subordonné,
42:50 pour permettre à tous les individus
42:52 de développer des activités familiales, évidemment,
42:55 amicales, amoureuses,
42:56 mais aussi politiques, citoyennes.
42:58 C'est-à-dire qu'on puisse tous participer
43:01 à la décision commune.
43:02 Ça, c'est très, très, très important.
43:04 Mais aussi, en effet, apporter...
43:07 Alors, peut-être qu'il ne faudrait pas l'appeler travail.
43:09 - Voilà, ouais.
43:11 - Une sorte de...
43:12 - Service.
43:13 - Une sorte de service.
43:14 Bon, tout ça est très...
43:16 C'est très piégé.
43:17 Les mots sont très, très, très piégés.
43:19 - Ah, oui.
43:20 - Oui, ah bah oui.
43:20 - Je vous comprends.
43:21 [Rires]
43:22 C'est dur de parler de tout ça, en étant juste.
43:25 Mais bon, je pense que
43:28 dans cette aspiration de valeur, du travail, etc.,
43:32 peut-être que nous pouvons également séparer
43:33 que tout ne peut pas être rempli avec une seule fonction.
43:38 - Tout à fait, tout à fait d'accord.
43:39 - Et qu'on peut démultiplier nos activités
43:41 professionnelles, de travail ou que sais-je,
43:45 - Qui peuvent satisfaire différents...
43:47 - Ouais, tout à fait.
43:48 Mais je pense aussi que ce qui est très important,
43:50 c'est qu'on sorte de l'idée que l'entreprise est là
43:52 pour permettre à des actionnaires de faire du profit.
43:55 Et que l'entreprise...
43:56 Et c'est pour ça, je vous racontais tout à l'heure
43:57 que j'étais enthousiasmée d'assister à la réunion
44:00 des entreprises de la Convention des entreprises pour le climat,
44:05 parce que ces entreprises me semblaient
44:06 avoir en effet envie de changer fortement
44:11 leur rôle dans la société.
44:14 C'est-à-dire, oublions ce que disait Friedman en 1970,
44:19 la seule responsabilité de l'entreprise
44:21 c'est de faire du profit pour les actionnaires,
44:23 et essayons de penser une entreprise
44:24 qui serait là au contraire pour être mise au service
44:28 de la satisfaction des besoins des gens.
44:30 Alors, ça ne veut pas nécessairement dire sortir du capitalisme,
44:32 ça ne veut pas dire qu'on ne fait plus de profit,
44:34 mais ça veut dire qu'on rompt avec la folie de la financiarisation
44:38 qui existe depuis une trentaine d'années,
44:40 et on essaye de faire en sorte en effet
44:43 que l'entreprise comprenne et serve les intérêts de plusieurs personnes.
44:49 Ok, il y a des gens qui apportent des capitaux,
44:50 ils doivent en tirer un peu de profit, très bien,
44:53 mais il y a aussi les travailleurs, il y a aussi les consommateurs,
44:55 il y a aussi le territoire dans lequel elles se trouvent, etc.
44:58 Et j'ai été très intéressée par...
45:01 Il y a une directive qui a été votée en 2022 à l'échelle européenne,
45:06 et autour de laquelle aujourd'hui il y a pas mal de débats,
45:10 c'est-à-dire que les lobbies essayent qu'elles n'aillent pas
45:12 jusqu'au bout et il y a une grosse bataille,
45:17 puisque l'idée ce serait que toutes les entreprises,
45:19 les grosses entreprises, devraient rendre des rapports
45:22 pour montrer à la fois la manière dont leurs comptes financiers
45:27 sont affectés par l'extérieur,
45:29 mais aussi ce qu'on appelle la double matérialité,
45:32 la manière dont elles affectent leur environnement naturel et social.
45:37 Ça c'est absolument formidable, bien sûr,
45:40 il y a une lutte aussi entre les normes internationales
45:44 imposées par les États-Unis et les normes européennes,
45:46 et là on sent que l'Europe a vraiment un rôle à jouer
45:49 et que se jouent derrière des conceptions
45:51 très différentes de l'entreprise et de son rôle.
45:54 Pour le dernier chapitre de notre conversation,
46:04 on a déjà mentionné,
46:06 en fait on est en plein dans la post-croissance
46:08 avec tout ce que nous avons dit,
46:09 mais peut-être qu'on peut dire le mot officiellement.
46:13 Allez, on le dit !
46:13 On ose, on se met dedans.
46:17 Est-ce qu'il y a quelque chose de plus conceptuel
46:20 ou de plus pratique qu'on doit dire
46:21 par rapport à comment le travail serait un moteur
46:25 pour la post-croissance
46:26 qu'on n'a pas encore mentionné jusqu'à présent ?
46:29 Donc si je reprends les idées qu'on porte,
46:33 je disais depuis le début des années 2000,
46:35 à peu près avec mes collègues,
46:36 Florent Jean-Luc Attriz, Jean Gadret,
46:38 notre idée c'est qu'il faut faire cesser
46:41 la dictature du produit intérieur brut
46:43 parce que ça nous emmène en effet dans le mur,
46:46 et donc il faut développer des indicateurs alternatifs
46:50 qui nous permettront en fait
46:52 de relativiser la question de la croissance.
46:55 C'est pour ça qu'on parle de post-croissance
46:57 et pas de décroissance.
46:58 Décroissance, on a trop peur que ça fasse peur aux gens.
47:02 Et donc on parle de post-croissance en disant
47:05 "Regardez, notre produit intérieur brut,
47:07 donc la production,
47:08 on va l'enserrer dans deux autres gros indicateurs,
47:12 l'empreinte carbone qui nous permet
47:16 d'enfermer la production dans les limites planétaires,
47:19 voilà, chaque année on va devoir
47:22 voir notre empreinte carbone décroître
47:24 et ce qui est intéressant avec l'empreinte carbone
47:25 c'est qu'elle peut concerner à la fois le monde,
47:28 un pays, un individu, une entreprise, etc.
47:30 et un indice de santé sociale.
47:33 L'indice de santé sociale a été construit
47:35 par ma collègue Florent Jean-Luc Attriz
47:37 et voyez, si on enferme le PIB dans ces deux indicateurs,
47:40 ça veut dire un indicateur physique, un indicateur social,
47:44 ça veut dire qu'on organise en quelque sorte
47:46 la diminution de la production,
47:49 peut-être pas d'ailleurs la diminution,
47:51 la transformation de la production
47:53 en lui permettant de rester dans les limites planétaires
47:55 et de respecter une forme d'égalité sociale.
48:00 Le rôle que joue le travail là-dedans,
48:05 c'est un petit peu ce qu'on a dit,
48:06 c'est-à-dire il faut que nous trouvions les moyens
48:10 que la production soit fabriquée
48:17 de manière à permettre quand même
48:19 la satisfaction des besoins essentiels
48:21 et je reviendrai sur cette expression,
48:23 la satisfaction des besoins essentiels de tous
48:26 et évidemment le nombre d'heures de travail,
48:30 il va dépendre de la productivité,
48:32 il va dépendre de l'efficacité,
48:35 il va dépendre des machines qu'on utilise, etc.
48:39 Et là on a un gigantesque effort intellectuel à faire
48:43 parce que souvenons-nous de Fourassier,
48:46 le fameux économiste qui en 1979 écrit
48:49 les fameuses "Trente Glorieuses",
48:51 ce qu'il nous dit c'est que le cœur du progrès
48:54 c'est la productivité,
48:56 donc c'est de produire toujours plus en toujours moins de temps
49:00 et il dit "et tout ça s'est permis grâce
49:02 à la domination de l'homme sur la nature".
49:05 C'est génial, en un paragraphe il a tout dit.
49:08 Donc si on veut éviter la domination de l'homme sur la nature,
49:11 il faut certainement qu'on rompe avec cette forme de productivité là,
49:16 donc il faut qu'on,
49:18 ça c'est une formule de mon collègue Jean Gadret
49:22 que j'aime énormément,
49:23 il faut désintensifier le travail,
49:25 désintensifier le travail,
49:27 mais ça, ça va contre tout ce qu'on nous a appris
49:30 en économie depuis deux siècles.
49:34 Moi à l'ENA on nous parlait de productivité,
49:38 de gain de productivité et de compétitivité,
49:42 c'était ça les deux termes clés
49:44 et tous nos dirigeants pensent ça,
49:46 ils sont toujours dans ce moule là,
49:48 c'est-à-dire on est jugé sur nos progrès de productivité et de compétitivité.
49:55 Et donc dire le contraire,
49:56 dire qu'il faut revenir ou rompre avec cette manière de voir les choses
50:02 et que par exemple il faut désintensifier le travail
50:05 et faire, c'est encore une formule de mon camarade Jean Gadret,
50:08 faire non plus des gains de productivité
50:10 mais des gains de qualité et de durabilité.
50:14 Waouh, mais ça, ça les rend tous fous.
50:16 Non mais là ils disent...
50:17 Et ça c'est compliqué,
50:21 ça veut dire qu'il faut à la fois qu'on fasse une révolution théorique
50:23 et puis qu'on montre que c'est possible
50:25 parce que ce qu'on nous répond c'est que c'est pas possible.
50:26 C'est pas possible, les autres pays vont nous manger,
50:29 notre compétitivité va chuter,
50:31 on va plus produire assez, etc.
50:33 La dette, machin truc.
50:35 Voilà, et c'est pas faux.
50:37 Non mais c'est pas faux,
50:38 je veux dire il faut, comme dirait Puyanné,
50:39 il faut voir le monde réel, la vraie vie.
50:42 Mais la vraie vie, c'est vrai que c'est ça en même temps.
50:45 Mais oui, mais bon, enfin, il y a la vraie vie.
50:47 Non mais donc il faut, c'est très difficile
50:51 parce qu'il faut parvenir à les convaincre qu'on n'est pas des fous
50:53 parce qu'évidemment on est mis dans la case des fous furieux
50:56 et il faut montrer que ça peut tenir.
50:59 Et c'est vrai que le faire tout seul en France, c'est difficile.
51:02 En revanche, le faire à l'échelle européenne, ça, ça serait formidable.
51:05 Mais on n'y est pas encore
51:06 parce qu'on est encore quand même dans la domination
51:08 des économistes hyper néoclassiques
51:11 qui pensent en effet, voilà, les deux mamelles,
51:13 productivité, compétitivité.
51:16 Pour finir, vous êtes président de l'Institut Veblen,
51:20 c'est qui ce monsieur qui parle de transition
51:23 et de planification écologique ?
51:25 Ah, alors c'est Thorstein Veblen,
51:28 et il écrit en 1899 un ouvrage très important,
51:33 Théorie de la classe de loisir,
51:35 où en fait il montre que la consommation,
51:37 c'est pas du tout fait pour satisfaire les besoins,
51:40 c'est fait pour alimenter une dynamique ostentatoire, de rivalité.
51:45 C'est-à-dire, je consomme quelque chose pour te montrer
51:48 soit que je suis plus fort que toi, soit que je suis différent de toi,
51:51 soit que je... etc.
51:52 Ce que reprendra Baudrillard beaucoup plus tard
51:54 dans la société de consommation, Bourdieu, etc.
51:57 Et c'est très intéressant évidemment,
51:59 parce qu'il parle de consommation ostentatoire,
52:02 d'ailleurs c'est une formule que le Giec reprendra.
52:04 Le Giec dit qu'il faut maintenant qu'on passe à la sobriété
52:07 et qu'il faut rompre avec la consommation ostentatoire.
52:09 Et donc Veblen, voilà, il réfléchit sur tout ça,
52:13 et c'est très très important,
52:14 puisque on voit bien qu'on est pris dans cette espèce de cage infernale,
52:17 de cage d'airain,
52:18 où on veut consommer toujours plus,
52:22 parce que le problème,
52:23 si la consommation c'est un langage,
52:25 et c'est un langage de signe,
52:26 ça veut dire qu'il n'y a pas de satiété avec les signes,
52:30 et donc ça peut continuer indéfiniment.
52:32 Et que tout ça, c'est Juliette Schorr qui travaille là-dessus,
52:36 qui fait des choses très intéressantes.
52:37 Juliette Schorr, la sociologue américaine,
52:40 elle montre que de plus en plus,
52:42 tous les objets sont devenus des objets de mode.
52:45 Avant il y avait la mode,
52:46 ça concernait un petit nombre d'objets,
52:48 aujourd'hui tout est...
52:50 Il y a une extension du domaine de la mode,
52:52 nos t-shirts, nos tout,
52:54 donc on peut tout jeter.
52:55 Donc c'est l'horreur.
52:57 Donc Weblen, c'est un sociologue et un économiste,
53:02 qui a notamment réfléchi là-dessus,
53:04 et c'est pour ça qu'il nous inspire beaucoup.
53:06 Donc l'Institut Weblen,
53:08 c'est un institut qui réfléchit sur la transition écologique,
53:11 à la fois dans sa dimension économique et sociale.
53:14 Il y a beaucoup d'experts qui sont associés,
53:16 on essaie de faire des publications très souvent.
53:18 La toute dernière publication qu'on a faite,
53:20 c'est aux éditions du Petit Matin,
53:22 on a republié la lettre Mansolt,
53:24 un texte absolument passionnant,
53:27 dont je conseille à tout le monde la lecture.
53:28 Parce que ce monsieur,
53:30 il est devenu en 1973 le président de la Commission européenne,
53:34 en 1972 il était vice-président de la Commission européenne,
53:36 il lit le rapport Meadows, "Limits to Growth",
53:39 il est bouleversé, il se convertit,
53:41 et il écrit une lettre au président de la Commission européenne,
53:43 en lui disant "il faut tout changer en Europe,
53:46 il faut maintenant faire une Europe de la sobriété".
53:48 Il fait un petit programme,
53:51 passionnant, radical, qu'on pourrait adopter aujourd'hui.
53:53 Je raconte dans la petite préface que j'ai faite,
53:57 comment il se fait complètement laminer,
53:59 alors que c'est un grand monsieur !
54:01 Il se fait laminer,
54:03 d'abord parce que tout ça est instrumentalisé dans la campagne pour le référendum,
54:07 l'adhésion de quatre nouveaux pays dans l'Europe.
54:10 Le secrétaire général du PCF, Georges Marchais,
54:13 dit "regardez, l'Europe c'est ça,
54:15 il nous prépare l'appauvrissement généralisé".
54:17 Tous les hommes politiques lui tombent dessus,
54:18 il n'y en a pas un qui le soutient.
54:20 Peut-être Mitterrand dans mon souvenir.
54:22 Et puis, et puis, et puis,
54:25 mais ça prendrait des heures d'en parler,
54:29 le fameux William Nordos,
54:30 celui qui aura le prix Nobel en 2018,
54:33 qui lui aussi tape un bras raccourci sur le rapport Midos,
54:36 et donc la parenthèse en 1973 va se refermer.
54:39 Un petit dernier message pour les personnes qui nous écoutent,
54:43 les personnes jeunes et moins jeunes
54:46 qui sont dans ce monde de travail,
54:48 qui se disent que ce soit une reconversion,
54:51 comme vous l'a dit,
54:51 ou est-ce qu'il y a quelque chose
54:55 que les personnes peuvent garder en tête ou se dire "ok".
54:58 Oui, moi je pense que ce qu'on peut leur dire à ces personnes,
55:01 c'est qu'on a devant nous un chantier enthousiasmant.
55:04 Et notamment pour les jeunes,
55:05 tous ces jeunes qui en ont marre de leur boulot,
55:07 en effet il y a plein de métiers qui n'ont aucun sens,
55:09 aucun intérêt,
55:10 nous pouvons mettre au service de cette reconversion écologique
55:15 des nouveaux emplois, des nouveaux métiers,
55:18 des nouveaux jobs qui seront pleins de sens,
55:20 qui seront peut-être durs,
55:22 mais qui seront pleins de sens,
55:23 qui nous permettront de créer une nouvelle société.
55:26 Et donc ça en effet,
55:27 je trouve que c'est une perspective enthousiasmante,
55:29 il faut absolument qu'on y arrive.
55:32 Alors comme livre,
55:34 vous avez comme on a dit la lettre Mansholt ici pour 1972, 2030,
55:39 c'est demain,
55:40 les deux de l'Institut Veblen,
55:42 le travail évidemment,
55:43 il y a le manifeste travail.
55:47 Et merci infiniment pour cette discussion très riche,
55:52 et j'espère que nous allons avoir beaucoup de gens qui vont nous rejoindre.
55:56 Écoutez, dites-nous ce que vous en avez pensé,
55:59 que ce soit vos questionnements,
56:01 que ce soit vos propositions,
56:03 je pense qu'on est tout ouïe.
56:04 Donc merci encore Dominique Méda et merci à vous.
56:07 Un très grand merci.
56:09 Merci.
56:09 [Musique]

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