Interview - Pour une charte de la gastronomie durable
Alain Ducasse - Chef multi-étoilé
Alain Ducasse - Chef multi-étoilé
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 En venant d'en parler, la gastronomie est l'un des leviers puissants de la sensibilisation au développement durable.
00:06 Nous allons justement en parler avec une personnalité que j'invite à me rejoindre sur scène, le chef multi-étoilé Alain Ducasse.
00:14 [Applaudissements]
00:23 Merci chef. Je me remets là, d'accord.
00:27 Alors ce que je constate, c'est que la parité, c'est pas pour demain puisqu'il n'y a que des femmes qui s'apparentent.
00:32 Laurent Boileau, donc je crois que...
00:35 Exactement, on a essayé de faire attention, oui.
00:38 Je remarque. Mais si on embarque la parité des hommes, on va avancer, non pas plus vite, mais on va avancer ensemble.
00:45 Ça vous parle, j'imagine, ce que vient de dire Brune sur le gaspillage.
00:49 C'est un vrai sujet. Donc il faut changer la manière de penser.
00:54 C'est ce qu'on fait tous les jours, mais d'abord il faut réorienter, de consommer moins de protéines animales.
01:00 J'ai pas dit qu'il fallait bannir la protéine animale, j'ai dit qu'il fallait consommer moins de meilleures qualités, en moindre quantité.
01:07 Par exemple, je considère que certainement il y a 25 ans, le végétal c'était 20% d'un repas gastronomique français.
01:15 Aujourd'hui, il faut qu'on tende vers l'inverse. Il faut que ce soit 80% de légumes et de céréales, par exemple,
01:24 et 20% de protéines animales, et pourquoi pas, dont la majorité serait issue de la mer.
01:30 Nous ne le verrons pas là en face, 50% des produits de la mer sont importés en France.
01:34 C'est dans un pays européen où il y a le plus de côtes.
01:37 Il va falloir se mettre à une forme d'élevage, un élevage raisonné, puisque de toute façon, comme nous ne produisons pas, nous importons.
01:45 Nous importons des poissons qui arrivent en camion ou en avion.
01:49 Je pense qu'un élevage raisonné, raisonnable, c'est certainement les protéines issues de la mer de demain, en moindre quantité, de meilleure qualité, etc.
02:01 Il faut donc changer la manière de penser, parce que c'est bon pour la santé de l'individu qui la consomme, c'est bon pour la santé de la planète.
02:08 D'ailleurs, quand je fais un restaurant, que ce soit à Kyoto ou à Tokyo ou ailleurs, je regarde ce que j'ai, ce dont je dispose,
02:18 je regarde ce que je sais faire avec, c'est ce que je fais là où je suis, en essayant d'apporter uniquement,
02:24 de savoir faire français, le produit français, très sincèrement.
02:27 On n'a pas besoin d'importer un poisson qui a traversé, qui a fait aujourd'hui, à cause de ce qui se passe en Ukraine, qui fait 16 heures de vol,
02:36 pour arriver au bout du monde, ça n'a pas de sang. Donc on va regarder ce qu'on a, ce que l'on sait faire avec, c'est ce qu'on fait là où on est.
02:42 Et l'idée, c'est aussi de faire école et d'enseigner aux jeunes élèves. Dans mes écoles, j'ai aujourd'hui à Meudon 72 nationalités.
02:52 C'est qu'ils repartent en ayant appris la boîte à outils du savoir-faire français, mais qu'ils aient appris aussi d'avoir une vision humaniste,
03:00 une vision citoyenne de retour dans leur pays pour d'abord, je leur dis, ne prenez rien des recettes, prenez le savoir-faire et appliquez-les aux produits que vous avez autour de vous.
03:10 Voilà, l'influence française, elle est dans le savoir-faire, dans la manière de sélectionner, de préparer, d'assaisonner, de conserver, de réduire,
03:19 avec ce qu'ils ont autour d'eux. Arrêtons de faire traverser des milliers de kilomètres. Et d'ailleurs, les médias, il va aussi falloir qu'ils s'y collent,
03:33 puisque quand je vois dans un journal où l'actionnaire principale est ici présent, qu'on parle de 4 pages d'un bœuf extraordinaire à 750 € le kilo
03:42 qu'on peut manger à Paris, je trouve ça absolument incroyable. Je ne dis pas que ce bœuf extraordinaire qui vient du Japon sur des tables parisiennes,
03:50 de l'interdire complètement, et ça n'a pas de sens d'en faire promotion. C'est ça que je voulais dire. Donc il va falloir qu'on s'y colle tous.
03:57 — Oui, on pourrait le manger... — Mais je ne suis pas parfait, hein. — On pourrait en manger au Japon. Oui, vous n'êtes pas parfait.
04:03 Sur quoi, justement, vous travaillez pour améliorer ? Parce que j'imagine que ce n'est pas simple, le poivre qu'on met dans vos assiettes.
04:09 — Vous savez, tant qu'il s'agit de 5% d'assaisonnement ou qu'on importe de la truffe blanche ou qu'on exporte de France de la truffe blanche ou de la truffe noire,
04:16 si on ne dépasse pas 5% d'exportation dans le restaurant à l'étranger, ça va aller. Le sujet, c'est qu'il faut cesser les mauvaises habitudes qui sont de faire découvrir
04:26 la volaille de Bresse, à Kyoto. Vous savez, il y a un seul soleil tous les matins qui se lève. Il y a une dame à Kyoto, dans le Kansai,
04:34 qui lève des volailles qui ne sont pas de Bresse. Elle a appris à élever ses volailles en Bresse. Elles sont quasiment aussi bonnes. On va s'en satisfaire.
04:40 Et d'ailleurs, on s'en satisfait. Et puis ça se passe bien. Voilà. C'est une décision, en fait.
04:46 (Applaudissements)
04:51 — Alors on entendait Sandrine Sommer, qui est... Je ne vois plus. La voilà. Qui nous a raconté que vous êtes allé dans son forum qu'elle vient de lancer il y a 2 ans.
05:01 Donc c'est la deuxième édition de World in Love. — Et après, ça m'a donné l'idée de faire mon ego, de mesurer. — Ça vous a donné une idée. Voilà.
05:08 — Ça m'a donné l'idée de pas simplement observer ou déclarer. C'est d'embarquer les confrères et puis de mesurer ce qu'ils ont fait, de constater.
05:17 Et puis de voir dans 2 ans est-ce qu'on a avancé. On a avancé. On va avancer.
05:22 — Ça, c'est quelque chose qui répond, selon vous, à une urgence dans votre secteur d'activité, dans la gastronomie. Les chefs ne mesurent pas assez, selon vous ?
05:32 — C'est une prise de conscience. Mais d'abord, il faut prendre conscience aux clients qu'on peut manger différemment. — Alors justement...
05:38 — J'ai poussé un peu le trait. Je rentre aux États-Unis. On a fait 4 dîners vegan à Eleven Madison Park avec un grand chef qui s'appelle Daniel Hume,
05:48 qui était le grand chef de cuisine de Haute-Garceau-Mis, française, à New York. Il a décidé pendant le Covid de devenir vegan.
05:56 Moi, j'ai pas dit que je devenais vegan. Il appelle ça « plant-based », parce que c'est mieux que « vegan », qui a une connotation un peu plus populaire.
06:04 Donc on a fait ces 4 dîners très chers, parce que ça nécessite beaucoup de main-d'œuvre, de donner du talent au végétal.
06:13 Pour en faire dans Haute-Garceau-Mis, ça nécessite une main-d'œuvre nombreuse, dont le « labor cost » est plus important que le « food cost ».
06:21 Toutefois, on a fait complet. J'ai vu certains de mes clients présents dans une ville de grands mangeurs de steaks.
06:29 On sait qu'à New York, quand même, la majorité des gens, à midi, 85% des gens vont manger des steaks avec du thé glacé.
06:37 (Rires)
06:43 On l'a fait. Les médias sont venus voir ce qu'on avait fait. Ils ont été satisfaits. Donc je pense que ça va faire école.
06:50 La capacité de manger différemment doit influencer la vision des clients et des confrères que cela est possible de faire de la Haute-Garceau-Mis.
07:00 En 2014, quand je lance la naturalité au Plaza Athénée, ce n'est pas possible de faire de la Haute-Garceau-Mis.
07:07 Si, c'est possible, puisqu'on l'a fait. Puis finalement, le Michelin a fini par nous donner 3 étoiles.
07:11 On avait 20% de protéines allemandes issues de la mer, de pêche durable pour l'essentiel ou de période de reproduction des poissons que l'on maîtrise parfaitement.
07:21 Petit à petit, ça a influencé l'ensemble de mes restaurants. On a inversé. Je n'ai pas dit qu'on ne consommait pas de viande dans mes restaurants.
07:28 On en consomme moins de meilleure qualité, mieux sourcée, qui permet de rémunérer les leveurs de bœufs à son juste prix, puisqu'on va en manger moins de meilleure qualité.
07:37 Donc tout ça, finalement, si les surnourris permettaient d'être nourris plus justement, les sous-nutris mangeraient à leur faim.
07:47 C'est une question de 800 millions à 1 milliard qui devraient manger différemment. Et de 800 millions à 1 milliard, comme nous, les peuples décivilisés,
07:56 très certainement mangent trop, puisque l'obésité est un problème. Le problème, il est partout. J'opère au Moyen-Orient.
08:03 C'est vrai que les jeunes enfants vont dépasser 30% d'obèses avant 10 ans. Donc c'est bien qu'il y ait un problème de nourriture.
08:09 Donc au Moyen-Orient, j'ai des restaurants à Doha. Nous sommes 80% végétariens. C'est acquis. D'abord parce qu'il n'y a pas d'alternative.
08:17 Il n'y a pas d'élevage ni de bœufs, etc. Donc on est plutôt à 40% végétal. Et ça se passe bien.
08:23 – Comment vous faites, Alain Ducasse, pour embarquer les consommateurs ? Par vos cartes, comment est-ce que vous faites ?
08:30 Parce que vous, en amont, on a bien compris que vous avez des actes, vous mesurez.
08:34 – Petit à petit. – Voilà. Comment est-ce que vous faites ?
08:36 – Les clients de New York, les mangeurs de steak, ils sont venus manger des plaintes base menu. Ils étaient ravis.
08:42 Je me suis assis avec eux. Ils ne pouvaient pas imaginer que ça puisse être aussi bon.
08:46 C'est la démonstration par le peuple que cela est possible de faire un dîner de haute gastronomie avec 80%,
08:51 sans aller jusqu'à la radicalité d'être complètement végétal.
08:55 Mais déjà, de changer la tendance, c'est une belle évolution. Mais ça se passe bien.
09:01 Je trouve que l'orientation est en train de prendre forme.
09:05 – Donc en proposant vous-même des menus "plainte based" ?
09:09 – En imposant, oui. – J'ai dit "imposer" ? En proposant ?
09:13 – Au début, il faut... Enfin, il y a 10 ans, on a un peu forcé le trait.
09:18 Puis finalement, vous savez, un jour, la patronne de Michelin de l'époque me dit
09:22 "on ne comprend rien de ce que vous faites". Je lui dis "c'est pas grave, vous allez vous habituer,
09:24 vous verrez, ça va bien se passer". Et puis finalement, ça s'est bien passé.
09:27 Bon, depuis, il y a eu une promotion ailleurs, mais la réalité, c'est celle-là.
09:31 Parce que ça finit toujours par s'imposer, parce que c'est la démonstration par la preuve
09:36 que cela est aussi bon qu'un menu dit "normal".
09:40 C'est bon pour la santé, c'est bon pour la planète.
09:43 Et puis il faut faire école, on enseigne ça dans nos écoles.
09:45 Ça se passe bien aussi, on a 2000 élèves aujourd'hui qui apprennent la cuisine française
09:48 dont l'orientation, très clairement, elle est d'une vision différente
09:52 dans la manière de se nourrir.
09:54 – Oui, alors Michelin qui devait être là, qui n'a plus...
09:57 – Elle l'a fait exprès.
09:59 – Qui a fait exprès, vous dites ? Non, pas du tout.
10:01 – Non, elle l'a pas fait exprès. Elle a préféré aller ailleurs, nous abandonner hier.
10:06 – Voilà, on lui en veut beaucoup. Non, pas du tout.
10:09 Ils ont lancé l'Etoile verte pour justement valoriser...
10:13 Alors les initiatives plutôt côté environnemental,
10:17 parce que Madi de Matel dit que c'est compliqué de mesurer tout ce qui est social,
10:21 bien que je crois qu'elle a ça dans un coin de sa tête,
10:25 pour essayer de travailler là-dessus.
10:27 C'est plus compliqué, vous le constatez aussi,
10:31 de mesurer l'impact social au sein de vos restaurants
10:36 plutôt que l'impact environnemental.
10:38 – Oui, mais on y travaille activement, on fait des essais,
10:42 ça se passe bien quand on donne attention au collaborateur.
10:45 Finalement, il nous est fidèle, il revient,
10:48 ça coûte moins cher de préserver un collaborateur que d'en changer.
10:52 Donc on est dessus, on fait notre part dans chaque niveau.
10:57 Et c'est pas facile dans le luxe.
10:59 J'ai été au Full Envoie de Festival à Miami,
11:03 c'est vrai que les climatisations avec les portes ouvertes, c'est insensé.
11:06 Alors là, c'est pas arrivé encore à la direction des hôtels de luxe,
11:09 c'est pour l'essentiel.
11:11 Donc on a un peu de boulot.
11:12 Je pense qu'on va aller plus vite en gastronomie qu'en hôtellerie.
11:16 – Et donc pour terminer… – C'est pour Brune à qui je travaille.
11:19 – Brune à qui est-ce ?
11:22 Pour terminer avec votre événement qui aura lieu tous les deux ans,
11:26 je crois, le Sommet de la Gastronomie Durable,
11:29 vous embarquez d'autres chefs du monde entier
11:32 pour essayer de les responsabiliser, de les engager.
11:34 D'ailleurs je crois que vous travaillez sur une charte
11:36 de la gastronomie durable.
11:38 – En route.
11:39 – Voilà, pour que tous les chefs du monde entier,
11:41 également, signent.
11:42 – On va commencer par quelques dizaines,
11:44 et puis petit à petit, ça va faire tâche d'huile, d'olive.
11:47 C'est bon pour la santé.
11:49 – Et The Good sera bien sûr là pour relayer et soutenir cette charte.
11:53 Merci beaucoup à la Lucas.
11:54 – Merci à vous.
11:55 – Merci.
11:56 [Applaudissements]