• il y a 10 mois
Cette semaine dans « Au bonheur des livres », Guillaume Durand accueille un invité unique exceptionnel, Alain Finkielkraut, qui publie un livre original aux résonances parfois testamentaires : « Pêcheur de perles » (Ed. Gallimard).

L’écrivain y propose à la lecture une série de citations d’auteurs qui lui sont chers (Hannah Arendt, Milan Kundera, Paul Valéry… ou Paul McCartney) et dont le commentaire, voire la glose, est l’occasion de réfléchir à sa vie, son œuvre… comme à notre époque contemporaine en général.
Alain Finkielkraut reste en effet un inlassable et volontiers virulent commentateur de notre temps, qui ne le réjouit guère, c’est peu de le dire. Guillaume Durand pourra le vérifier en l’interrogeant ainsi sur l’ensemble de son parcours d’intellectuel, de Mai 1968 à l’Académie française, de la casquette mao au couvre-chef réactionnaire dont on le coiffe souvent. L’occasion, à ne pas manquer, d’entendre s’expliquer une voix toujours passionnée de notre monde des livres et des idées.
Année de Production : 2023

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Transcription
00:00 Retrouvez au bonheur des livres avec le centre national du livre.
00:05 Bonjour à tous, nous voici partis pour une traversée avec Anne Hathing-Colecroate
00:27 qui n'est pas totalement utile de vous présenter, mon cher Alain.
00:31 Bonjour, je vais quand même donner quelques éléments.
00:33 Henri IV, normal sup.
00:35 Alain est évidemment le spécialiste des essais célèbres qui ont remué la société,
00:40 la défaite de la pensée, le nouveau désordre amoureux.
00:43 Ça c'était avec son camarade Bruckner,
00:45 séminaire de Roland Barthes, le juif imaginaire après la littérature,
00:49 l'identité malheureuse, un cœur intelligent,
00:53 et puis aussi vous avez participé au territoire perdu de la République,
00:57 la querelle de Descolles, c'était en 2007,
01:00 et aussi une famille avec un papa maroquinier
01:04 qui a évidemment fui la Pologne des années 30 avec son épouse,
01:08 celle de l'antisémitisme qui sera évidemment un des grands combats de votre vie.
01:13 Vous avez 74 ans aujourd'hui,
01:15 et ce livre est sous l'influence de Walter Benjamin,
01:19 donc le grand philosophe,
01:21 puisque vous avez cité, d'où le titre "Pêcheur de perles",
01:25 des phrases qui ouvrent chacun des chapitres,
01:28 Canetti, Lévinas,
01:30 alors je vais essayer d'aller relativement vite,
01:33 Marc Bloch, le grand historien fusillé par les Allemands,
01:36 De Gaulle, Thomas Mann, Virginia Woolf, Solzhenitsyn, Nietzsche,
01:41 "Il faut que l'homme soit délivré de la vengeance".
01:43 Mais puisque nous avons commencé un petit peu à parler avant cette émission,
01:47 Alain, vous m'avez cité une phrase de Groucho Marx
01:50 que je ne peux pas résister à cacher à ceux qui nous regardent avec intérêt aujourd'hui,
01:55 parce qu'elle est magnifique,
01:57 et parce que dans le livre, c'est une des premières fois où vous parlez de vous.
02:00 - Oui, alors cette phrase de Groucho Marx est la suivante.
02:05 "Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé."
02:10 Et effectivement, je la prends pour moi,
02:13 parce que je suis né en 1949,
02:16 j'ai donc un âge avancé,
02:19 j'ai eu quelques problèmes médicaux dans ma vie,
02:24 et voilà, je...
02:26 - Sur lesquels vous avez été très discret.
02:28 Parce que là, on vous voit toujours.
02:30 C'est pour ça qu'on a voulu qu'on soit tous les deux.
02:33 On va éviter, on va parler évidemment de ce qui fait le sel de vos bouclins,
02:37 c'est un certain engagement, mais en même temps,
02:39 parler de vous, par exemple, je lis à propos de cette phrase,
02:42 vous n'y allez pas, vous n'attendez pas trop,
02:44 puisque vous dites, peut-être pour la première fois dans votre oeuvre,
02:47 "J'ai l'âge de 23, t'as vu ma gueule ? T'as vu ta gueule ?
02:50 "Est-ce qu'on a déjà droit de répondre à mes boudrées intempestives ?
02:53 "Lorsque je tombe malencontreusement sur des photos anciennes,
02:56 "force est de constater que je ne soutiens plus la comparaison avec moi-même."
03:00 C'est-à-dire qu'en fait, il y avait le beau jeune homme chevelu des années 60,
03:05 et maintenant, vous ressemblez à Francis Bacon, comme moi, d'ailleurs.
03:08 - Ah bah dites donc, vous êtes un mollo !
03:11 Non, mais c'est vrai, on pouvait me dire, dans les années 70,
03:16 qu'il avait une vague ressemblance avec Paul McCartney,
03:19 maintenant, c'est plutôt du côté de Quasimodo qu'il faudra chercher,
03:22 donc tout ça, mais...
03:25 - Mais c'est touchant que vous parliez, justement, de vos Jouts de Saint-Bernard,
03:29 que vous vous regardiez, quand même !
03:31 Vous n'êtes pas simplement celui qui fait la bataille avec les autres,
03:35 vous faites aussi, pas la bataille, mais vous faites un effort énorme
03:38 d'empêcheur de perdre, de lucidité sur vous-même.
03:41 - Oui, oui, sans doute.
03:44 C'est-à-dire que j'ai voulu, dans le premier chapitre,
03:48 revenir sur une question qui me hante depuis toujours,
03:52 une question, et même une énigme, l'amour.
03:55 Que signifie cette étrange palpitation du coeur ?
04:02 Mais j'ai voulu le faire à travers un récit,
04:06 et plus généralement, une expérience personnelle.
04:11 Donc à un moment donné, je dis qu'en effet...
04:14 - C'est introduit par une phrase de Valéry,
04:16 "le coeur consiste à dépendre".
04:18 - Oui. L'amour aussi a quelque chose de charnel,
04:24 quoi qu'on y fasse.
04:26 Donc je dis, oui, la femme que j'aime, de temps en temps,
04:30 je peux ne pas apprécier sa coiffure ou le vêtement qu'elle a choisi,
04:35 et immédiatement, je me renfrogne, ce qu'elle remarque,
04:39 ce qui l'énerve, et je me dis, à ce moment-là,
04:42 en écrivant, "Oui, mais franchement, moi-même,
04:48 "que suis-je devenu ?"
04:50 Donc effectivement, un jour, on pourra me dire,
04:52 "T'as vu ta gueule ?" En effet, puisque je ne ressemble pas
04:57 à celui qu'elle a choisi quand nous avons décidé
05:01 de vivre ensemble. - Mais alors, puisqu'on parle...
05:04 - J'en ressemble un peu, quand même. - Non, mais vous inquiétez pas.
05:07 Vous n'êtes pas quasi-modo.
05:09 Question qui est celle de la post-adolescence,
05:12 c'est-à-dire du jeune homme. C'est Minard de Roland Barthes,
05:14 vous rencontrez votre copain Pascal Bruckner,
05:16 vous écrivez le nouveau "Désormais, moi..."
05:19 C'est immédiatement un livre, en 1977,
05:24 qui connaît un succès phénoménal.
05:28 Auparavant, vous étiez un maoïste pur et dur,
05:31 mais ça n'a pas duré longtemps, mais ça a été le cas.
05:34 - Oui, c'est-à-dire ? - Mais qu'est-ce qui s'est passé,
05:37 justement ? Le maoïste, on l'oublie un peu,
05:40 le nouveau "Désormais, moi...", c'est quand même un libertaire
05:44 un peu rock'n'roll. Vous aimez Paul McCartney,
05:47 et puis, tout d'un coup, quelques années après,
05:50 voire des dizaines d'années après, vous incarnez un peu,
05:53 j'allais dire, le ronchon de la République.
05:56 - Oui, la réaction, dit-on. - La réaction, oui.
05:59 - Non, mais les choses ne sont pas tout à fait aussi simples.
06:03 J'ai rencontré Pascal Bruckner au lycée.
06:06 Il était en Hippocrène, pas la même que moi.
06:09 Et puis, nous nous sommes retrouvés, en 1967,
06:12 en vacances à Dublin, séjour linguistique.
06:15 Et 67, c'était l'année où est apparu, enfin, le grand disque,
06:22 "Said John Peppers, the Mayors Club, Bannay",
06:25 et c'était déjà joué dans les clubs de Dublin,
06:28 où nous allions.
06:31 Donc, notre amitié s'est placée un peu sous le signe des Beatles.
06:35 - C'est la première fois qu'on voit Finkielbrot parler des Beatles.
06:39 - Oui, je m'amusais à penser, quand nous avons commencé à travailler ensemble,
06:43 plus tard, que lui, c'était Lennon, et moi, McCartney.
06:46 Il acceptait, d'ailleurs, cette répartition des rôles.
06:49 Nous écrivons "Le Nouveau Désordre amoureux" vers 1976.
06:54 Nous commençons à l'écrire.
06:56 Mais déjà, nous nous mettions en porte-à-faux
06:59 avec la libération sexuelle.
07:02 La libération sexuelle avait ceci de spécifique,
07:06 qu'elle faisait de la sexualité, de la libido, la vérité de l'amour.
07:12 Comme, pour Marx, l'économie était la vérité de la politique.
07:15 C'était l'infrastructure.
07:17 Et quand même, dans ce livre, j'écris un chapitre,
07:21 la formule "Je t'aime", pour montrer qu'il y avait une autonomie,
07:25 une indépendance du sentiment amoureux.
07:27 Face à ce qui ne devait être que sexuel,
07:30 je réhabilite, si vous voulez, le sentiment.
07:34 C'était pas une époque très sentimentale.
07:37 Et en outre, Pascal Bruckner a écrit ces chapitres,
07:40 qui étaient d'une déconstruction, comme on dit aujourd'hui,
07:43 de la vision d'une sexualité fusionnelle.
07:46 A cette époque, on lisait Willem Reich.
07:48 Willem Reich, c'était l'orgasme.
07:50 L'orgasme, c'est la solution à tous les problèmes,
07:52 et l'orgasme, comme un moment fusionnel entre l'homme et la femme.
07:55 Et lui, non. Il dit qu'il y a une dissymétrie.
07:59 La jouissance de la femme nous échappe, et c'est ce que nous aimons.
08:02 Donc, nous célébrons aussi la dualité,
08:05 un moment où on ne réfléchit qu'en termes d'unité du couple.
08:11 Nous n'étions pas tout à fait au diapason de l'époque.
08:16 Ça, il faut quand même...
08:18 -C'était un décalage.
08:20 -Il y a une note, puis il y a un dièse, un bémol.
08:23 Vous étiez dans le dièse et le bémol, à l'époque.
08:26 Mais, premier grand livre...
08:29 Je vais vous faire un petit cadeau, au passage.
08:31 Deuxième grand livre, 10 ans plus tard, "La défaite de la pensée".
08:34 Alors là, c'est quand même pas le même Fincky, comme on dit.
08:37 -1980. -Attendez, attendez.
08:39 Je voudrais que vous écoutiez un petit morceau,
08:41 parce que ça devient, d'une certaine manière,
08:44 ce morceau de McCartney, puisque c'est quand même
08:46 notre personnage, en dehors de Kundera et les autres,
08:51 qui, finalement, résume en quelques strophes
08:56 quelque chose que vous pensez profondément,
08:58 à savoir la référence au passé.
09:00 Écoutez.
09:02 (Guitare)
09:07 Yesterday
09:10 All my troubles seemed so far away
09:15 Now it looks as though they're here to stay
09:19 Oh, I believe in yesterday
09:24 Voilà. "I believe in yesterday",
09:26 d'ailleurs, dans le livre "Pêcheur de perles",
09:28 vous citez ce verbe de McCartney
09:31 comme étant quelque chose de profondément marquant,
09:34 au même titre que Kundera, Canetti et les autres.
09:37 Pas sur le plan intellectuel, mais sur le plan personnel.
09:41 "La défaite de la pensée" intervient en 1987, 10 ans après.
09:46 -Oui. Alors, "La défaite de la pensée"
09:50 est un livre qui m'a été inspiré
09:55 par la lecture et la méditation
09:58 de l'oeuvre de Milan Kundera.
10:01 Et je dis que mon évolution,
10:07 c'est le passage d'un printemps à l'autre.
10:10 Mai 68, le printemps parisien,
10:14 le printemps de Prague.
10:16 Voilà. J'ai commencé, effectivement,
10:19 à mieux réfléchir, voire à penser par moi-même,
10:23 à sortir de la gangue de ma génération
10:26 sous l'influence des grands penseurs d'Europe centrale,
10:30 en premier le haut Kundera,
10:32 mais aussi Kolakowski, le philosophe polonais,
10:36 Milosz, le poète et essayiste polonais,
10:39 tout cela a considérablement modifié,
10:42 ou en tout cas enrichi ma vision du monde.
10:46 Et le mai parisien, c'était l'exaltation
10:50 de l'irisme révolutionnaire, la pensée de la rupture,
10:54 le printemps de Prague,
10:57 c'était le scepticisme post-révolutionnaire
11:00 et, effectivement, la défense d'une tradition culturelle
11:05 menacée par l'hégémonie brusso-soviétique,
11:10 c'est-à-dire non seulement un autre régime,
11:14 ou un régime totalitaire,
11:16 mais aussi une autre civilisation.
11:19 Tout cela m'a profondément influencé.
11:22 Et j'ajoute que Kundera, dans un article...
11:25 - Il vient malheureusement de disparaître.
11:27 - ...dont je parle, "Un Occident qui nappait,
11:30 la tragédie d'Europe centrale", dit...
11:32 - Citation, parmi les perles que vous avez recueillies.
11:34 - Ce qui faisait l'unité de l'Europe,
11:37 c'était, à un moment donné, la religion.
11:40 Et puis la religion a cédé la place à la culture.
11:44 Et maintenant, dit-il, dans cet article,
11:47 la culture cède la place.
11:49 Et moi, j'avais toujours cette phrase en tête,
11:51 et je me suis dit, pourquoi la culture cède-t-elle la place ?
11:54 A quoi cède-t-elle la place ?
11:56 A quelque chose qui porte le même nom,
11:58 qui est le tout culturel, et c'est donc cette question,
12:01 ce questionnement, qui m'a amené à écrire "La défaite de la pensée".
12:05 Donc c'est pas un reniement, c'est un approfondissement,
12:08 et surtout, c'est la chance de la rencontre
12:11 d'une pensée qui a élargi mon horizon.
12:14 - D'une certaine manière, je vais vous citer,
12:17 parce que nous sommes là pour être précis,
12:20 la culture cède la vie, donc pour l'instant, nous sommes d'accord,
12:24 avec la pensée, et on constate qu'il est courant
12:28 de baptiser culturel des activités où la pensée n'a aucune part,
12:32 et évidemment, ça fait appel à ce qu'on pourrait considérer
12:35 comme l'envahissement de la culture par le secteur du divertissement,
12:39 qui est un secteur d'intérêt commercial,
12:42 mais qui n'est pas forcément le secteur de la pensée.
12:45 Et nous sommes en 1987, le livre aura un succès énorme,
12:48 comme d'ailleurs le nouveau "Désordre amoureux",
12:51 et montrera cette évolution.
12:53 Tout à l'heure, vous évoquiez le monde russe,
12:56 et je suis ravi d'être avec vous.
12:58 Il y a quelques jours, il y a un journaliste américain indépendant,
13:02 Tucker Carlson, qui est allé interviewer, comme nous sommes tous les deux,
13:06 Poutine au Kremlin, et il a fait un cours d'histoire
13:09 pour Poutine, remontant au 8e siècle.
13:11 Il lui a d'ailleurs demandé de se calmer et de ne pas poser de questions,
13:15 en lui disant que... Enfin, le but de ce cours,
13:18 qui était d'ailleurs assez sophistiqué, de Poutine,
13:21 mais n'avait comme seul objectif que de dire
13:24 que l'Ukraine n'existait pas et que l'Ukraine n'avait jamais été
13:28 qu'une part de la Russie.
13:30 -Donc, cours d'histoire à double détente.
13:32 Premièrement, l'Ukraine n'a jamais existé.
13:35 Deuxièmement, ce sont des nazis
13:38 qui dirigent aujourd'hui l'Ukraine.
13:41 Cet antinazisme purement...
13:44 Comment dire ? Cynique,
13:48 a quelque chose d'absolument effrayant.
13:51 C'est l'utilisation que fait aujourd'hui la Russie
13:55 du devoir de mémoire.
13:57 Mais ce qui est intéressant, c'est de voir que,
14:00 confrontée à cet ennemi, l'Ukraine revendiquait son idée,
14:06 son identité européenne,
14:08 exactement comme la Hongrie, en 1956,
14:12 menacée par l'invasion russe,
14:15 et il y avait ce directeur d'une agence de presse
14:18 qui, juste avant que son agence soit bombardée,
14:21 a envoyé un telex dans le monde entier en disant
14:24 "Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe."
14:27 Là, il s'agit exactement pour l'Ukraine et pour l'Europe,
14:32 parce qu'il n'y a pas d'antinomie, comme certains le croient,
14:36 entre l'identité nationale et l'identité européenne.
14:40 Celles-ci vont de pair.
14:43 L'Europe a inventé la nation et la diversité.
14:51 Kundera dit que l'Europe, c'est le maximum de diversité
14:55 dans le minimum d'espace, alors que la Russie, c'est le contraire.
14:59 C'est le maximum d'espace avec une totale absence de diversité.
15:03 Tout cela est très important,
15:05 et notre solidarité avec l'Ukraine me paraît à la fois légitime
15:11 et nécessaire.
15:13 -Il y a aussi cette idée que vous avez développée
15:16 à propos des Ukrainiens, qu'ils seraient les nazis,
15:19 c'est que maintenant, les Juifs seraient les nazis du Proche-Orient,
15:23 au nom de la martyrisation de Gaza et peut-être de Rafah
15:28 dans les jours qui viennent.
15:30 Vous avez cette phrase assez lucide pour vous-même.
15:33 Vous dites "J'ai longtemps arboré d'une manière inépuisée
15:37 ou imaginaire les toiles jaunes tout le temps".
15:40 Mais est-ce que c'est de la lucidité ?
15:42 Où êtes-vous fondé sur cette identité familiale,
15:45 que j'ai rappelée, des parents qui fuient ?
15:48 -C'est ça, l'idée du Juif imaginaire.
15:50 Je suis fils de survivants.
15:52 Mon père a émigré en France, comme vous l'avez dit,
15:55 dans les années 30, et c'est de France qu'il a été déporté
15:58 à Auschwitz, où il a passé 3 ans.
16:00 Ma mère a connu une guerre terrible.
16:02 Ils se sont rencontrés en 1948 à Paris,
16:05 mais ils ont tout perdu.
16:07 Leurs parents, etc.
16:09 Une grande partie de leur famille est morte dans l'extermination.
16:16 Donc je vivais parmi les ombres,
16:19 et j'ai eu tendance à m'identifier aux victimes,
16:22 à me prendre pour une victime, jusqu'au moment où j'ai compris
16:26 que tout ça ne pouvait pas être transmis
16:29 de génération en génération.
16:31 -Vous savez qu'à l'heure, dans ce domaine-là,
16:34 une partie du public est cultivée,
16:37 mais des gens considèrent que vous êtes devenu
16:40 non pas le penseur, mais le penseur de l'hostilité
16:43 à l'égard du monde musulman,
16:45 de l'hostilité à l'égard des territoires perdus
16:48 de la République.
16:49 -Si hostilité, il y a,
16:51 elle ne vient pas, en l'occurrence, de moi.
16:54 -Le rétablissement de Renaud Camus, le grand remplacement,
16:57 c'est ce que Nicolas Mathieu vous rapproche d'un entretien.
17:00 -J'ai abandonné tout capotinage identitaire,
17:03 et j'ai compris, j'ai constaté, assez vite, d'ailleurs,
17:07 qu'on n'en avait pas fini avec l'antisémitisme.
17:10 On croyait, si vous voulez,
17:13 devoir lutter contre le racisme
17:17 et contre l'oubli.
17:19 Mais malheureusement, nous vivons aujourd'hui
17:22 sous le joug d'un antiracisme dévoyé
17:25 et d'une mémoire fallacieuse.
17:27 Antiracisme dévoyé, de quoi s'agit-il ?
17:30 On vous explique que...
17:33 La division entre autochtones et étrangers
17:37 n'a pas lieu d'être.
17:39 Elle met en péril
17:43 l'unité du genre humain,
17:46 l'égale dignité des personnes,
17:49 donc les frontières doivent être abolies,
17:53 sinon abolies, du moins ouvertes.
17:55 Vous êtes pour la fermeture des frontières,
17:58 vous êtes raciste.
18:00 Et en plus, dans ce cadre-là,
18:02 on vous explique que, justement,
18:05 nous devons entrer, sous l'impulsion de l'Europe,
18:08 dans un monde post-national,
18:10 or Israël, c'est une nation,
18:12 une nation fondée en plus sur le droit du sang.
18:15 Donc, tout d'un coup, la mémoire se retourne
18:19 contre... La mémoire de la Shoah
18:22 se retourne contre Israël,
18:25 qui est non seulement le mauvais élève,
18:28 mais même une espèce de réincarnation...
18:30 - Du nazisme ? - Du nazisme, bien sûr.
18:33 On l'a vu avec l'accusation de génocide à Gaza,
18:40 mise en avant par l'Afrique du Sud,
18:44 et on le voit tous les jours.
18:46 Un des derniers titres du Monde,
18:48 c'était "Gaza, les visages du massacre".
18:52 Il s'agit vraiment de pénaliser, de criminaliser Israël,
18:57 et seulement Israël, ce qui ne veut pas dire
18:59 que la politique Israël soit à l'abri de tout soupçon.
19:04 - Je cite une de vos perles de pêcheur,
19:07 de perle, il ne s'agit pas de n'importe qui,
19:09 il s'agit de Friedrich Nietzsche, nous sommes dans le chapitre 14.
19:13 "Car il faut que l'homme soit sauvé de la vengeance,
19:16 "cela est pour moi le pont qui mène au plus haut espoir."
19:19 - Oui, mais là... - C'est un autre propos.
19:22 - Mais là, on a l'impression...
19:24 Vous m'avez mis à ce que vous en pensez.
19:27 Quand les gens disent toute la journée
19:29 qu'il faut deux Etats, position française,
19:31 position des européens,
19:33 comment voulez-vous que deux entités qui se haïssent
19:36 puissent tout d'un coup, brutalement,
19:38 s'installer dans deux Etats
19:40 qui soient d'un côté de la rue et de l'autre ?
19:43 - La solution, le compromis territorial,
19:46 est donc la solution de des Etats,
19:48 d'une certaine manière, plus nécessaires que jamais,
19:51 après le 7 octobre, parce qu'il y a une incompatibilité.
19:55 Donc, la séparation s'impose.
19:57 Mais d'un autre côté, qu'était Gaza ?
20:01 Gaza, les Israéliens s'en sont retirés.
20:06 En 2005, les Palestiniens avaient la clé.
20:10 L'autorité palestinienne a gouverné Gaza,
20:13 elle a été renversée aux élections en 2007,
20:16 et en plus, il y a eu une guerre civile,
20:20 et l'autorité palestinienne a été chassée
20:24 dans des conditions abominables.
20:26 On jetait ses membres du haut des immeubles.
20:29 Maintenant, le Hamas règne sur Gaza.
20:31 Qu'est-ce que Gaza ? Un mini-Etat.
20:33 C'est une sorte d'Etat.
20:35 - Mais vous savez que Netanyahou,
20:37 dans la bataille contre l'autorité palestinienne,
20:40 a fait alliance avec le Hamas.
20:42 Tout ça est très ambigüe.
20:44 - Écoutez, qu'on arrête avec ça.
20:46 Que Netanyahou ait compté sur le Hamas
20:50 pour affaiblir l'autorité palestinienne, c'est vrai.
20:53 Mais n'importe quel gouvernement israélien
20:56 aurait été obligé de traiter avec le Hamas,
20:59 parce que c'était eux qui dirigeaient la bande de Gaza.
21:02 Et surtout, le pari des Israéliens,
21:05 c'était que le Hamas tenait quand même
21:08 à assurer à ses populations une vie décente.
21:11 Donc, on a multiplié les permis de travail,
21:14 on a laissé passer beaucoup d'argent,
21:17 beaucoup de convois humanitaires,
21:19 en se disant que ça les calmerait.
21:21 On a vu le résultat.
21:23 C'est-à-dire, au lieu...
21:25 Gaza est un mouvement extrêmement riche.
21:28 Au lieu de faire servir cet argent,
21:31 assurer une vie décente aux Palestiniens,
21:34 cet argent, c'était les armes,
21:36 c'était les tunnels, 700 km de tunnels,
21:39 c'était une infrastructure militaire inouïe.
21:42 Donc, les Israéliens se sont fondés à se dire
21:45 "On se retire, ça donne quoi ?
21:47 "Ça donne le Hezbollah au Liban,
21:49 "ça donne le Hamas à Gaza,
21:51 "et ça donnera quoi en Cisjordanie ?"
21:53 Donc, ils se disent "On ne peut pas se retirer."
21:56 Et en même temps, la situation est intenable.
21:59 Donc, nous vivons en pleine tragédie.
22:02 Et quand je dis qu'on doit pouvoir
22:05 critiquer aussi Israël,
22:08 c'est que je suis atterré
22:11 par la présence au gouvernement des extrémistes.
22:15 Itamar Benvir et Belazel Smotric.
22:18 Ces gens sont épouvantables.
22:22 Ces gens sont épouvantables.
22:24 Et évidemment, ils éloignent encore davantage toute solution,
22:30 d'autant plus que la leçon qu'ils ont tirée
22:33 du pogrom du 7 octobre,
22:36 c'est que les Palestiniens sont tous des pogromistes,
22:40 et que donc, il faut les chasser.
22:42 Les chasser de Gaza,
22:44 et même les chasser de Cisjordanie,
22:46 ou de Judis et Maries.
22:48 Tout ça est une vision absolument délirante,
22:52 et la faute impardonnable d'Ethiopie,
22:56 c'est d'avoir voulu faire alliance avec ces gens,
23:00 au lieu d'ouvrir son gouvernement.
23:03 Tout ça pour dire qu'une critique d'Israël me semble légitime,
23:07 mais que tout ce qui tend à nazifier Israël,
23:10 et derrière, à nazifier les Juifs,
23:12 est scandaleux.
23:14 Et ça me rappelle une magnifique phrase
23:17 de David Gottesman, prononcée d'ailleurs
23:21 quelques années avant le pogrom.
23:23 "Tragiquement, Israël n'a pas su guérir l'âme juive
23:29 "de sa blessure fondamentale,
23:31 "la sensation amère de ne pas être chez soi dans le monde."
23:35 Nous en sommes là.
23:37 - Je voudrais qu'on termine par un autre sujet,
23:39 en rappelant que dans un dialogue...
23:41 - Déjà terminé. - Oui, mais c'est parce que la conversation
23:43 est intéressante, et ça vous donne la possibilité
23:45 de vous exprimer.
23:47 Bien évidemment, ce que dit Alain,
23:49 pour un secteur, Alain Tinkercroft,
23:51 pour un secteur de l'opinion,
23:53 est parfois difficilement acceptable.
23:55 Parfois, vous avez eu, je ne sais pas si le courage
23:57 ou la responsabilité d'aller vous promener
23:59 du côté de Nuit Debout, du côté des manifestations
24:01 des gilets jaunes, vous avez été carrément agressé.
24:04 Donc, ça veut dire que ces positions ne sont pas acceptées
24:07 par une partie de la population française.
24:10 Mais je voudrais qu'on termine par un autre sujet,
24:12 parce que c'est une de mes écrivains préférés,
24:14 et vous aussi, Virginia Woolf, chapitre 10,
24:17 vous mettez en exergue cette phrase.
24:19 Là aussi, qui évidemment, dans le contexte d'aujourd'hui,
24:22 #MeToo, etc., va avoir une répercussion complète
24:26 ou complexe. Je vous demande de répondre brièvement,
24:30 si vous le souhaitez.
24:32 "Les femmes", dit Virginia Woolf, donc,
24:34 "mais n'êtes-vous pas là jusqu'à l'écœurement de ce mot
24:37 pour l'interrogation ? Je vous garantis que je le suis, moi."
24:41 - C'est merveilleux. - C'est merveilleux,
24:43 sauf que toute militante de #MeToo,
24:45 quand elle entend ça, hurle.
24:47 - Et en même temps, c'est une militante de #MeToo
24:50 qui se respecte à un poster de Virginia Woolf
24:53 dans sa chambre ou dans son local.
24:55 Or, c'est dans une chambre à soi.
24:57 Une chambre à soi, c'est...
24:59 - Il faut qu'on termine. - C'est un livre et un thème magnifique.
25:02 Une chambre à soi, c'est dire que les femmes n'avaient pas
25:04 de chambre à elles. Donc, si la soeur de Shakespeare
25:07 avait été aussi géniale que Shakespeare,
25:09 elle n'aurait même pas pu écrire des pièces de théâtre.
25:13 Et maintenant, elles ont une chambre à soi,
25:16 ce qui est quand même une conquête,
25:18 une conquête du féminisme, une conquête que je salue,
25:21 une conquête qui est une merveille.
25:24 Qu'est-ce que les néo-féministes font de cette conquête ?
25:28 Eh bien, justement, elles la rejettent
25:32 pour remplacer la chambre à soi
25:34 par l'immense appartement communautaire de la sororité #MeToo.
25:38 C'est-à-dire, moi aussi, nous connaissons
25:40 toutes la même expérience face au mal toxique,
25:44 avec aussi des conséquences extrêmement graves,
25:48 c'est-à-dire, on vous croit,
25:50 c'est-à-dire la fin du contradictoire,
25:52 c'est-à-dire la fin de la présomption d'innocence.
25:54 Si vous voulez, la littérature et le droit sont dans le même bateau.
25:58 La littérature, disait Marc Fumaroli,
26:00 c'est la jurisprudence de la vie humaine.
26:03 Le droit aussi, c'est des cas spécifiques.
26:06 Et nous sortons du droit, nous sortons de la littérature
26:10 quand nous avons affaire à, si vous voulez,
26:13 la généralisation.
26:15 D'un côté, le mal dominant, toxique, dégoûtant,
26:19 de l'autre côté, la femme qui souffre.
26:22 "L'humiliation est toujours du côté des femmes",
26:24 disait Agnès Varda.
26:26 Non, tout ce que nous apprend la littérature
26:29 va à l'encontre de cette généralisation.
26:32 -Voici "Pêcheur de perles", l'essai,
26:34 et est évidemment abondamment commenté dans les journaux.
26:38 Il y a aussi chez Alain, bien évidemment,
26:41 qui est professeur émérite à Polytechnique,
26:44 ce goût, si l'on peut dire, de l'antimodernité,
26:47 mais on pourrait discuter pendant des heures et des heures
26:50 sur ce sujet, avec cette phrase, évidemment ironique,
26:53 sur le bonjour, façon courriel.
26:56 Les référees du Prommeleur solitaire disent à Alain,
26:59 "Vous voyez, j'écris sur vos livres,
27:01 "ce qui prouve que ça m'intéresse,
27:03 "c'était mieux que la connexion permanente,
27:06 "qui est la caractéristique d'une partie de la société."
27:09 Vous n'avez toujours pas d'ordinateur ?
27:11 Vous n'avez toujours pas d'ordinateur ?
27:13 -Non, j'ai pas d'ordinateur.
27:15 -Vous n'aurez pas de...
27:17 -J'ai pas de portable, j'ai pas d'ordinateur,
27:20 mais ma femme a un portable et un ordinateur,
27:23 donc je peux lui dicter des textos,
27:26 et je peux, grâce à elle,
27:28 je peux ouvrir son ordinateur,
27:30 à défaut d'être capable d'ouvrir le mien.
27:33 -Alain Finkielkraut, donc pêcheur de perles,
27:36 est un de ces essais qui ont animé le débat culturel
27:39 et politique en France, avec, évidemment,
27:42 un grand écrivain que fut Milan Kundera,
27:45 qui nous a quittés il y a très peu de temps,
27:48 il parle aussi d'Anna Arendt Kundera,
27:50 qui a écrit des romans au début de sa carrière,
27:53 et qui est arrivé en France,
27:55 il était professeur de littérature à Arendt,
27:58 c'est intéressé à des romans qui étaient à la fois des romans
28:01 et en même temps, ils faisaient oeuvre de moraliste.
28:04 Merci, Alain Finkielkraut, d'être venu vous voir.
28:07 Pour "Au bonheur des livres", sur Public Sénat,
28:10 c'était Alain Finkielkraut.
28:12 ...
28:20 C'était "Au bonheur des livres" avec le Centre national du livre.

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