Elisabeth Philippe x Pascal Bruckner : À quoi servent les prix littéraires ?

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Notre débat du jour : À quoi servent les prix littéraires ? Avec Elisabeth Philippe, critique littéraire à l'Obs et Pascal Bruckner, romancier, philosophe et juré du Prix Goncourt. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-01-novembre-2023-1724291

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00:00 Le Goncourt, le Renaudot, le Fémina, le Médicis, l'Interallié, le Goncourt des lycéens,
00:04 le prix Romand FNAC, le grand prix du roman de l'Académie française, le prix du livre
00:08 Inter, tiens, tant qu'on y est, je reprends mon souffle, mais je pourrais continuer comme
00:13 ça pendant 5 minutes, parce que des prix littéraires, en France, il y en a des centaines
00:16 du plus prestigieux au plus confidentiel.
00:19 Mais à quoi servent-ils pour en débattre ? Elisabeth Philippe, critique littéraire
00:23 à l'Obs, vous intervenez aussi sur Inter, bonjour Elisabeth, et Pascal Bruckner, philosophe,
00:28 et membre de l'Académie Goncourt, bonjour à vous.
00:31 L'abondance de prix littéraires va-t-elle finir par tuer les prix littéraires ?
00:36 Vous avez dit des centaines de prix, il y en a des milliers, on en dénombre à peu
00:41 près 1500, il me semble, entre 1500 et 2000, j'ai l'impression qu'il y en a chaque
00:45 jour des nouveaux, de plus en plus étranges, bizarres, donc là on a le prix du titre
00:52 par exemple, donc votre livre peut être complètement nul, mais on vous donne un prix parce que
00:55 votre titre est bon, sachant que régulièrement ce ne sont pas les auteurs qui choisissent
01:00 leur titre.
01:01 Oui, je pense qu'il y a trop de prix littéraires en France, il y en a plus que de fromage,
01:06 c'est sûr, c'est vraiment une spécificité de notre pays.
01:09 Au bout d'un moment, ça fait un peu penser à l'école des fans où chacun repartait
01:12 avec un prix ou avec des cadeaux, chaque auteur peut espérer avoir un prix.
01:16 Après c'est sûr que dans ce paysage, il y a ce qu'on appelle les grands prix d'automne,
01:20 dont le Goncourt évidemment et le Fer de Lance qui eux se distinguent et apportent
01:25 une vraie plus-value.
01:26 Pascal Bruckner, vous êtes dans le bon rôle puisque vous êtes juré du plus prestigieux,
01:30 le Goncourt, mais ça sert vraiment à quelque chose un prix littéraire ?
01:34 Un prix littéraire, oui c'est essentiel parce qu'à l'abondance des prix, il répond
01:38 à l'abondance ou même la surabondance des livres.
01:41 Il sort chaque année beaucoup de livres, beaucoup trop de livres, de trentaines de
01:45 livres.
01:46 466 en cette rentrée littéraire selon les règles.
01:48 Si vous vous mettez du point de vue du lecteur, on est perdu.
01:53 Les prix servent de boussole.
01:55 Quand vous rentrez dans une librairie, vous avez un sentiment étrange.
02:00 Il y a trop de livres et en même temps il n'y en a aucun pour vous.
02:02 Vous avez le sentiment que vous êtes exclu de cette surproduction.
02:06 Vous savez que les libraires ont mis maintenant les coups de cœur, ces petites notices qui
02:11 sont très utiles.
02:12 Mais les prix servent à la fois de boussole et de bouée.
02:15 Au lecteur qui est noyé, ils disent « choisissez cela, ouvrez-le parce que nous, nous avons
02:22 pensé que c'est le meilleur exemplaire pour cette rentrée ».
02:25 Ça ne sert pas qu'à booster les ventes pour les plus prestigieux ?
02:28 Alors si, bien sûr que ça booste les ventes.
02:30 Mais il faut dire aussi que les prix garantissent l'indépendance de l'avis économique des
02:37 écrivains.
02:38 Vous savez que le droit d'auteur a été instauré par Beaumarchais pendant la Révolution
02:41 française.
02:42 Ce qui a permis aux écrivains d'échapper à la tutelle des princes ou des rois.
02:46 Et donc effectivement, celui qui reçoit un prix peut en vivre au moins pendant un an
02:51 ou deux, sachant que l'État lui reprendra 60% de ses gains.
02:55 Alors quand même, le Goncourt a été créé en 1903, le Fémina 1904, le Renaudot 1926.
03:02 Est-ce qu'il ne faudrait pas un peu dépoussiérer tout cela, Elisabeth Philippe ?
03:06 Ça très certainement.
03:07 Effectivement, ça a été créé au moment où il y a eu une forme d'industrialisation
03:13 du marché littéraire.
03:14 En tout cas, ça s'est structuré comme un marché.
03:17 Ça, Sylvie Ducas qui a écrit "La littérature à quel prix ?" l'a très bien montré.
03:21 C'est vraiment une étude très intéressante sur les liens entre marché et prix littéraire.
03:24 Ensuite, oui, dépoussiérer le fonctionnement des prix, ça serait à mon avis une bonne
03:30 idée.
03:31 C'est vrai que ça revient souvent, c'est un peu le serpent de mer dans les discussions
03:34 autour des prix littéraires.
03:35 C'est l'idée d'instaurer des jurys tournants.
03:37 On prend souvent en exemple le prix britannique, le très prestigieux prix britannique, le
03:42 Booker Prize, qui renouvelle chaque année ses jurés.
03:45 Il n'y a pas besoin d'aller en Grande-Bretagne.
03:47 Le prix Wepler, par exemple, fait aussi…
03:49 Je vais demander au juré qui est à la table dans le studio d'Inter.
03:54 Pascal Bruckner, vous seriez prêt à céder votre siège ?
03:56 C'est ma place quand on me le demandera.
04:00 D'autant que c'est beaucoup de travail, c'est très fatigant.
04:01 D'abord, le concours, c'est un travail bénévole, comme beaucoup de prix.
04:05 C'est des centaines de livres à lire chaque année.
04:07 On n'est pas payé.
04:10 Les concours avaient son jeu à rémunérer les jurés.
04:12 C'est la crise de 1929 qui a mis fin à cette pratique.
04:16 Pour l'instant, nous intervenons gratuitement avec un déjeuner mensuel chez Drouan, mais
04:22 qui ne suffit pas à remplir véritablement ni les poches ni l'estomac.
04:25 Il y a de la rémunération symbolique.
04:27 Oui, rémunération symbolique.
04:29 Elle est tellement symbolique qu'on ne se rend pas compte.
04:31 Est-ce qu'il y a des projets de prestige ou de contrats plus intéressants ?
04:33 On est juré du concours, bien sûr, on est influent.
04:37 Ou avoir ces œuvres réunies dans des collections prestigieuses, là où peut-être elles ne
04:41 le mériteraient pas ? On sait très bien qu'il y a ce genre de rétribution.
04:45 Ce qui conditionne un contrat, c'est votre aura personnel.
04:50 Ce n'est pas du tout le fait d'appartenir à un jury.
04:53 Ça ne suffit pas pour les éditeurs qui sont dans un marché, comme vous l'avez très
04:57 bien dit, ça ne suffit pas à vous donner l'argent dont vous avez peut-être besoin.
05:01 Les jurés tournants.
05:04 Vous savez qu'en Angleterre, au Booker Prize, on a eu une année l'archevêque de Canterbury
05:08 dont les compétences littéraires sont immenses et un membre de MI5, c'est-à-dire les services
05:13 secrets.
05:14 Mais il ne faut pas préjuger comme ça de qualité de lecteur ou de lectrice.
05:20 Ce que l'on veut récompenser au concours ou dans d'autres prix, c'est aussi une
05:24 certaine compétence.
05:25 Il y a des gens qui sont au jury concours comme Renaudot, comme Aufémina, ou même
05:29 le Prix Inter, qui aiment lire, qui pratiquent du roman et des livres, et dont la vie est
05:36 quand même relativement autorisée.
05:38 La difficulté du Prix Inter, c'est que ce sont des auditeurs d'Inter aussi qui
05:43 jugent, mais qui envoient des candidatures pour montrer leur goût et leur appétence
05:48 pour la littérature.
05:49 Exactement.
05:50 On peut penser à des séances de 10 ans par exemple.
05:52 Mais je vous rassure, les jurés concours meurent, tombent malades ou démissionnent.
05:57 Songez à Virginie Despentes ou à Régis Debray qui sont partis.
06:00 Vous souleviez, Elisabeth Philippe, la question de l'influence aussi, parfois de lobbying
06:06 presque, des jurés, des jurys de ces prix littéraires.
06:09 Est-ce que c'est toujours vraiment la qualité qui a récompensé ?
06:13 C'est difficile à dire.
06:16 De toute façon, ça reste très subjectif.
06:17 J'ai quand même l'impression que depuis quelques années, ce que consacrent les prix
06:22 littéraires, les grands prix littéraires, les grands prix d'automne, c'est plus
06:28 des livres déjà très commerciaux, très installés justement sur le marché, à quelques
06:31 exceptions près, mais qui servent un peu d'alibi.
06:33 Et donc, je ne sais pas si c'est véritablement la qualité littéraire qui est mise en avant,
06:40 mise à l'honneur par les prix.
06:41 C'est la prime aux grosses maisons d'édition, Pascal Brunet ?
06:44 Il y a une influence évidente des grosses maisons d'édition.
06:47 Mais quand même, si on regarde, moi ça fait la quatrième année que je suis au concours,
06:51 il y a quand même deux prix dont je suis très fier.
06:53 C'est l'anomalie d'Hervé Le Tellier qui est intervenue en plein Covid et qui a fait
06:58 1,1 million d'exemplaires, qui est quand même un livre assez unique puisque Hervé
07:02 Le Tellier était un membre de l'Oulipo, l'ouvoir de littérature potentielle fondé
07:07 par Raymond Queneau.
07:08 Et puis, il y a eu l'année suivante, La secrète mémoire des hommes de Mohamed Bougharsar
07:13 qui est quand même un...
07:14 C'est votre téléphone qui sonne, mais c'est pas grave.
07:16 Paru aux éditions Philippe Rey, qui est effectivement un petit éditeur indépendant.
07:20 Et Philippe Rey lui-même dit qu'il est un peu un alibi qui cache quand même la prédominance
07:25 des grandes maisons, notamment de Gallimard.
07:27 La première liste du concours, il y avait cinq livres Gallimard sur 16 titres.
07:30 C'était pas très discret quand même.
07:31 Mais quand même, ça a été un énorme succès et on a découvert un très grand auteur
07:36 qui a, à mon avis, un avenir dans la littérature.
07:40 Donc c'est quand même...
07:41 Vous voyez, comme là, on est très fier d'appartenir à un jury quand on fait ce genre
07:45 de découvertes.
07:46 C'est une pépite.
07:47 Ce contre quoi il faut lutter, Elisabeth Philippe, c'est cette image que peuvent renvoyer ces
07:51 prix d'entre-soi.
07:52 C'est ça que vous dites.
07:54 Oui, bien sûr.
07:55 Même si je pense que les choses ont un peu bougé ou se font peut-être un tout petit
07:58 peu plus discrètement.
07:59 Je crois que Bernard Pivot a beaucoup œuvré, notamment pour assainir le fonctionnement
08:03 du prix concours.
08:04 On a vu que ça n'avait pas suffi parce qu'il y a encore eu l'an dernier des psychodrames
08:09 au sein de l'académie, au sein du jury.
08:11 Toujours pour des histoires qui ressemblent à des conflits d'intérêts.
08:14 Au niveau littéraire, ce n'est pas extrêmement grave, mais tout ça n'est pas encore complètement
08:18 transparent.
08:19 Juste quand même une question, Pascal Bruckner en tant que juré.
08:21 Est-ce que vous pouvez garantir, ce matin sur France Inter, que tous les jurés lisent
08:25 tous les livres en intégralité qu'ils ont à juger ?
08:28 Oui, je le peux.
08:29 Non, non.
08:30 Oui, bien sûr, les livres qui sont retenus sont tous lus.
08:35 Maintenant, quand vous arrivez au mois de juin ou au mois de mai, vous recevez entre
08:40 150 et 200 livres.
08:42 C'est une tâche surhumaine, inhumaine.
08:45 Ce qui est très curieux, c'est que malgré cette avalanche de bouquins, la sélection
08:53 reste relativement la même pour les libraires et pour les différents jurés des prix.
08:57 Il faut une certaine intuition.
09:00 Sans doute, laissons passer des très bons livres ou des jeunes auteurs, mais là, on
09:05 se rattrape pour le printemps puisque les jeunes auteurs, c'est au mois de mai.
09:09 On a déjà fait une sélection de premiers romans qui sont très bons.
09:12 Bien sûr, on oublie, mais on a aussi une méthode de lecture rapide.
09:19 Et quand les livres sont sélectionnés, on reprend à zéro et on relit tout.
09:22 Vous êtes convaincue que tous les jurés lisent tous les livres, Elisabeth ?
09:25 Non, mais je pense que je ne vais quand même pas les accabler de tous les mots.
09:29 Non, mais de toute façon, je continuerai à affirmer, même sur la torture.
09:34 Rien ne changera, à mon avis.
09:36 Ça soulève la question du nombre de livres, du nombre de sorties que vous avez évoquées
09:41 au début du débat.
09:42 Je le disais, rien que pour cette rentrée de septembre, 466 ouvrages selon Livretbdo
09:50 qui dit pourtant que c'est la rentrée la moins prolifique de l'histoire.
09:54 Il y a trop de livres, Elisabeth ?
09:55 En 30 ans, le nombre de livres a été multiplié par deux, mais le nombre de ventes par titre
10:00 divisé par deux.
10:01 Donc, ça montre bien que les premières victimes de cette surproduction, c'est les
10:06 auteurs eux-mêmes.
10:07 Vous disiez, Pascal Bruckner, qu'un prix pouvait permettre à un auteur de vivre, mais
10:10 ça concerne une infime minorité des écrivains.
10:12 Aujourd'hui, il y a une paupérisation, une précarisation des auteurs qui est absolument
10:16 terrible.
10:17 Et les prix, ce qu'on peut leur reprocher aussi, certes, ça donne un coup de projecteur
10:21 très intéressant sur la littérature à un moment donné.
10:25 Ça alimente la conversation autour de la littérature et ça, c'est primordial.
10:28 Mais ça participe à ce qu'on appelle la baissellérisation des ventes, c'est-à-dire
10:32 le resserrement des ventes sur une poignée de titres, finalement.
10:35 Vous êtes d'accord, Pascal Bruckner ?
10:36 Oui, c'est tout à fait vrai.
10:37 Alors, on va vers une situation où il y aura de plus en plus d'écrivains et de moins
10:41 en moins de lecteurs.
10:42 Donc, il y a une sorte de graphomanie qui s'est emparée de la France, mais pas seulement
10:47 de la France, mais d'autres pays, puisque nous sommes un pays, une nation éminemment
10:51 littéraire où tout le monde a un manuscrit en stock.
10:54 Vous savez, moi, dans le métro ou dans le bus, il y a toujours quelqu'un qui m'aborde
10:57 en disant "je sais que vous êtes au concours, j'ai un très bon livre pour vous, vous pouvez
11:01 me donner votre adresse et je vous l'envoie".
11:04 Alors, parfois on tombe sur des très bons manuscrits, c'est sûr, mais vous savez,
11:10 les éditeurs publient, je crois, un dixième de tout ce qu'ils reçoivent.
11:15 C'est des milliers de textes qui arrivent.
11:17 Et donc, tout le monde veut être artiste, tout le monde veut être écrivain, tout le
11:20 monde veut être peint, tout le monde veut être cinéaste, tout le monde veut être
11:22 acteur.
11:23 C'est un peu la maladie des sociétés démocratiques.
11:25 La contrepartie, c'est comme le disait Elisabeth, c'est qu'effectivement, il faut travailler
11:29 pour écrire, il faut travailler à côté parce que je crois qu'on ne peut plus aujourd'hui
11:33 vivre de ses œuvres simplement en publiant un livre tous les deux ans.
11:37 - Allez, il nous reste 30 secondes.
11:39 Une idée chacun pour donner un coup de jeune au prix littéraire.
11:42 Elisabeth ?
11:43 - Je reste sur l'idée des jurés tournants et je pense que la moyenne d'âge des jurés
11:46 … Pardon, ce n'est pas du tout pour faire de l'âgisme, mais c'est de 63 ans, je crois,
11:49 la moyenne d'âge des jurés de grands prix littéraires.
11:53 Donc, peut-être faire rentrer un peu de jeunesse ?
11:55 - Oui, Pascal Brucler.
11:56 - Non, mais c'est une très bonne idée.
11:59 Simplement, la jeunesse ne veut pas rentrer au concours parce que la jeunesse espère avoir
12:02 le prix concours.
12:03 On a beaucoup de mal à recruter des jurés.
12:05 Vous savez, c'est ça, c'est le problème.
12:06 C'est un tel travail si peu rémunéré et qui va vous priver de la perspective d'avoir
12:13 le grand prix que nous sommes obligés de frapper dans les 40, 50, plutôt dans les
12:17 50, 60 et bien au-delà.
12:19 - Vous le remettrez mardi prochain, c'est ça le concours ?
12:22 - Mardi le 7 novembre.
12:23 - Chez Drouant à Paris, comme le veut la tradition.
12:25 Les débats en un mot ont été sereins ou doutendus ?
12:28 - Les débats ont eu une sérénité azurélle.
12:30 - Oh, mais nous n'en doutons pas.
12:32 Cette année, nous nous sommes tous embrassés.
12:34 - Merci à vous, Pascal Bruckner, philosophe écrivain, membre de l'Académie Goncourt,
12:41 donc, Elisabeth Philippe, journaliste littéraire sur Inter et à l'Obs.

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