Les journalistes sont-ils au-dessus du secret défense ? La question qui fâche avec Fabrice Arfi

  • l’année dernière
Où s'arrête la liberté d'investigation des journalistes, et où commence le secret-défense imposé par un Etat pour des motifs diplomatiques ou sécuritaires ? Tout dépend de l'endroit où l'on place le curseur de l'intérêt général... On en parle avec le journaliste de Médiapart Fabrice Arfi !

Retrouvez la question qui fâche de Marie Misset sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-question-qui-fache

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00:00 de passer au sujet qui fâche depuis 14h et certaines révélations de médias partent.
00:03 On sait que notre sujet d'aujourd'hui est le bon, mais avant ça, il y a eu de la bagarre.
00:06 Voilà donc les questions qui fâchent auxquelles vous avez échappé.
00:10 L'Élysée termine son année 2023 dans le rouge avec un déficit de 12 millions d'euros.
00:14 La raison, ils ont eu, je cite, des aléas exogènes.
00:17 Bon, je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais du coup, je pense que ma question du
00:20 jour c'est, mon banquier annulera-t-il mes frais de découvertes si je lui dis que moi
00:23 aussi j'ai eu des aléas exogènes ? Probablement pas.
00:26 C'est un article du Monde qui confirme un autre papier paru cet été sur le site l'ADN.
00:30 Les climatologues et autres chercheurs qui planchent sur le réchauffement climatique
00:33 sont de plus en plus victimes d'intimidations en ligne, sur Twitter devenues X, mais aussi
00:39 dans leur bot Mail Pro, inondées de messages d'insultes obligeant certains à déserter
00:43 les réseaux, voire toute vie en ligne.
00:46 On s'inquiète pour le pape qui s'est exprimé hier sur le sujet.
00:48 Et la question qui fâche, c'est, et si finalement, la cancel culture ça existait ?
00:53 Emmanuel Macron annonce vouloir une inscription de l'IVG dans la constitution dès que possible.
00:59 Question qui fâche, dès que possible dans l'agenda gouvernemental, ça va arriver avant
01:02 ou après la promesse que plus personne ne dorme dans la rue ?
01:05 Mais notre question qui fâche du jour ne devrait pas nous ramener de climato-sceptique
01:08 dans nos boîtes mail déjà bien pleines, ni mettre fin à la crise du logement, ni
01:12 utiliser des mots comme exogène puisque la question qui fâche c'est…
01:17 Les journalistes sont-ils au-dessus du secret défense ?
01:21 Pour répondre à cette question, nous sommes avec Fabrice Harphy, journaliste d'investigation
01:25 à Mediapart.
01:26 Bonsoir Fabrice Harphy.
01:27 Bonjour.
01:28 La mise en garde à vue de la journaliste Ariane Lavrieux et la perquisition de son
01:33 domicile suite à ses révélations en 2021 dans le média d'investigation Disclose
01:37 sur des opérations de l'armée française en Égypte ont relancé en France les débats
01:41 autour de la liberté d'investigation et la tension entre la nécessaire protection
01:45 de leurs sources et la limite du secret défense posé par l'État pour la sécurité intérieure
01:50 et extérieure de la France.
01:51 Fabrice Harphy, à Mediapart, vous avez justement sorti à 14h, en collaboration avec des médias
01:56 internationaux comme Der Spiegel ou le Washington Post, des révélations qui concernent la
02:00 complicité de l'État français dans la surveillance de populations civiles de certaines
02:04 dictatures.
02:05 Avant de rentrer dans la question qui fâche, est-ce que ces révélations que vous faites,
02:08 vous pouvez nous les détailler un peu ? Et est-ce qu'elles vont contre le secret défense ?
02:11 Vous les détailler un peu, oui, complètement, non, parce qu'elles vont durer 10 jours
02:16 et des articles sont déjà copieux mais absolument nécessaires pour raconter un cynisme d'État
02:22 et une cupidité d'entreprise, l'entreprise étant intimement liée à l'État, et comment
02:28 la France vend des armes de surveillance en connaissance de cause à des dictatures pour
02:35 espionner son propre peuple, pour l'arrêter, parfois le torturer, parfois le tuer.
02:42 On parle de quelles dictatures par exemple ?
02:43 On parle de plein de dictatures, de l'Égypte par exemple, de l'Arabie Saoudite, ce sont
02:47 les révélations d'aujourd'hui où l'on découvre deux personnages importants au
02:51 cœur de l'enquête de Yann Philippin et d'Antione Rouget pour Mediapart, à savoir
02:56 le président de la République Emmanuel Macron et un certain Alexandre Benalla qui a été
03:00 l'intermédiaire avec le prince et le roi d'Arabie Saoudite MBS, son initial Mohamed
03:07 Ben Salmane, pour la vente de ce type de matériel après l'assassinat du journaliste Jamal
03:14 Khashoggi.
03:15 Les gens qui vendent ce matériel-là, qui ont été placés sur écoute dans une enquête
03:19 judiciaire, ayant eux-mêmes reconnu que le type de matériel qu'ils vendent peut aboutir
03:24 à des assassinats comme celui de Jamal Khashoggi.
03:26 Mais comme il y a beaucoup d'argent derrière, et que la cupidité est ce qu'elle est dans
03:29 notre monde, et les intérêts supérieurs de la nation étant parfois ce qu'ils sont,
03:34 et bien ce type de commerce saumâtre a lieu.
03:37 Et heureusement qu'il y a des journaux comme Mediapart, comme le Spiegel, comme le Soir
03:40 à Bruxelles, comme le Washington Post, comme des journaux libanais, israéliens, qui nous
03:44 ont rejoints dans cette aventure journaliste qui a duré déjà un an pour rendre au public
03:50 ce qui lui appartient.
03:51 C'est l'heure de vous poser la vraie question qui fâche Fabrice Arfi.
03:54 Vous avez vu, l'attention est à son comble.
04:01 Fabrice Arfi, journaliste d'investigation à Mediapart.
04:05 D'après vous, les journalistes sont-ils au-dessus du secret défense ?
04:09 La réponse est non.
04:10 Les journalistes ne sont au-dessus d'aucun secret.
04:13 Les journalistes ne sont pas au-dessus du secret de la vie privée, ils ne sont pas
04:17 au-dessus du secret médical, ils ne sont pas au-dessus même, pourquoi pas, du secret
04:22 des affaires.
04:23 Mais le secret n'est pas au-dessus de tout le reste non plus.
04:27 La question et le sous-jacent que moi j'entends dans cette question qui est passionnante,
04:31 qui est très intranquille, qui est au cœur de la question démocratique, c'est est-ce
04:36 qu'il y a un absolu de la liberté et face à cela, est-ce qu'il y aurait un absolu
04:40 du secret ?
04:41 En fait, la philosophie politique et le droit, que le droit interne, le droit européen,
04:45 le droit international nous enseignent depuis des décennies, parfois même plus, c'est
04:50 qu'il n'y a pas d'absolu de la liberté et qu'il n'y a pas d'absolu du secret.
04:54 Et moi, ça fait bientôt 25 ans que je fais ce métier, et un peu comme un rétexte,
05:01 l'armée on appelait ça un rétexte, un retour d'expérience, le mien, comme journaliste,
05:05 c'est que nous vivons dans un pays où le secret, qui est évidemment nécessaire, vous
05:09 n'avez pas avec moi un ennemi du secret, il est mal défini et mal contrôlé.
05:14 Du coup, quand le secret est mal défini et mal contrôlé, on l'utilise pour protéger
05:18 des intérêts qui n'ont rien à voir avec l'objet que le secret doit protéger.
05:22 Et de ce point de vue-là, le secret-défense est une question absolument passionnante.
05:30 Et si on se décentre un peu, et ce que l'histoire nous enseigne par exemple, c'est qu'il
05:36 y a une grande démocratie libérale comme les Etats-Unis, une question qui a quand même
05:40 été un peu réglée juridiquement depuis 1971 par la Cour suprême, époque où d'abord
05:46 le New York Times, puis le Washington Post.
05:48 Alors on s'éloigne un petit peu du sujet, moi je voudrais quand même revenir à des
05:50 choses qui m'ont un petit peu choquée.
05:51 Maïa n'est pas d'accord, c'est son rôle, elle incarne la voix de votre détracteur.
05:56 Tout à fait, je suis la voix des détracteurs et je trouve qu'en disant, voilà, il n'y
06:00 a pas d'absolue liberté, à un moment, il y a quand même une loi simple qu'il faut
06:05 respecter.
06:06 On est d'accord là-dessus ou pas ?
06:07 Non, parce que…
06:08 Alors on n'est pas d'accord sur la loi française ?
06:10 Non, on n'est pas d'accord, je vais vous expliquer pourquoi.
06:14 Et c'est pour ça que je donnais l'exemple de la Cour suprême américaine, si vous me
06:18 permettez de terminer l'exemple.
06:19 Le New York Times, puis le Washington Post, ça a donné d'ailleurs un très bon film
06:23 de Steven Spielberg, avec Tom Hanks et Meryl Streep, ont révélé ce qu'on a appelé
06:27 les Pentagon Papers.
06:28 Ce sont des documents classifiés, secret défense, qui ont été rendus publics par
06:32 un lanceur d'alerte, un grand lanceur d'alerte, qui est mort récemment, Daniel Ellsberg,
06:36 et qui révélait les mensonges de l'État américain sur la guerre du Vietnam, de trois
06:41 présidences différentes.
06:42 Le New York Times et le Washington Post n'avaient pas le droit de révéler ces documents parce
06:45 qu'ils étaient classifiés secret défense.
06:46 Ils n'avaient tellement pas le droit, au nom de la loi, de le faire, qu'ils ont été
06:50 censurés par le gouvernement américain.
06:53 Et là, depuis tout à l'heure, vous nous parlez du cynisme d'État, des mensonges
06:56 d'État, vous n'avez pas peur d'augmenter finalement la méfiance qu'on aurait envers
07:00 l'État ?
07:01 Non, moi j'ai peur de ne pas pouvoir finir mon raisonnement.
07:02 Et donc, c'est allé jusque devant la Cour suprême, et la Cour suprême américaine
07:08 a tranché.
07:09 Et elle a tranché en faveur de la liberté d'informer.
07:12 Ça ne veut pas dire qu'il faut révéler tous les documents secret défense qui existent.
07:16 Mais la question qui est posée en droit, ce n'est pas simplement quelle est l'origine
07:21 d'un document.
07:22 Est-ce qu'il est classifié comme ceci, comme cela ?
07:25 Vous savez, nous on fait un métier, notre boulot c'est d'avoir des informations auprès
07:28 de gens qui ne sont pas censés nous les donner, voire qui violent un règlement, voire qui
07:31 violent la loi pour nous les donner.
07:33 Exactement, les personnes que des fois vous mettez en danger ?
07:35 Non, pas du tout.
07:36 Ça s'appelle les sources, et donc c'est celles qu'on protège.
07:38 On n'est pas en danger des sources.
07:39 Alors le secret des sources des journalistes compromet les sources du renseignement humain
07:42 sur le terrain.
07:43 Alors c'est pour ça que, c'est là où je veux en venir, c'est pour ça que ce n'est
07:46 pas l'origine d'un document qui est important, c'est son contenu.
07:49 Qu'est-ce qui est rendu public ?
07:50 Qu'est-ce qui vous rend légitime à décider ce qui doit être rendu public ou pas ?
07:54 C'est justement le débat judiciaire qui peut avoir lieu.
07:56 C'est justement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
08:00 Donc ce que vous êtes en train de dire, c'est que vous voulez aller au procès ?
08:02 Ah mais moi je ne veux pas aller au procès, je ne suis pas poursuivi, je fais mon métier,
08:06 moi je ne veux pas aller au procès.
08:08 C'est-à-dire que vous me dites que ça va jusqu'à la Cour suprême, on décide,
08:12 ok nous on est en France, on n'a pas de Cour suprême.
08:14 Je vois un peu l'ambiance de la discussion.
08:16 Je vais prendre un autre exemple, et je suis à côté d'un historien et je crois que
08:22 ça va lui parler.
08:23 La torture en Algérie, c'était secret défense.
08:26 Très bien.
08:27 La torture en Algérie, c'était secret défense.
08:29 C'était même jugé par des tribunaux militaires.
08:31 Donc là c'est un peu le point Godwin de la conversation, on lance la torture comme
08:34 ça, puis c'est la fin du débat ?
08:35 Pas du tout.
08:37 On est en train de parler là, par exemple, pour Ariane Navrieux.
08:39 Quand même, vous utilisez un argument qui en plus est très émotionnel dans la mémoire
08:42 française.
08:43 Non, ce n'est pas émotionnel.
08:44 Mais les révélations par exemple d'Ariane Navrieux concernant Disclose, c'est comment
08:50 l'État français a participé en termes de renseignement avec une dictature, l'Égypte,
08:56 qui a eu pour conséquence l'assassinat de civils.
08:58 Oui, c'est émotionnel, en effet.
09:00 Oui, c'est émotionnel.
09:01 Et je ne vois pas où est le problème de, en effet, avoir un peu d'empathie pour des
09:05 gens qui se font assassiner par des États au nom de la raison d'État et que le rôle
09:09 du journalisme, c'est parfois de remettre un peu l'église au milieu du village et
09:12 de rendre au public, comme je le disais tout à l'heure, ce qui lui appartient, c'est-à-dire
09:16 des informations vraies et d'intérêt général.
09:18 Est-ce que le journalisme peut mettre en danger des gens ?
09:22 Évidemment.
09:23 Quand on fait ça, c'est du mauvais journalisme.
09:24 Quand un journaliste fait attention à révéler des informations d'intérêt général sans
09:28 mettre en danger quiconque, alors c'est du bon journalisme.
09:31 Je vous pose donc la question qui fâche formulée autrement Fabrice Arfi.
09:35 D'après vous, l'existence même du concept de secret défense est-elle justifiée ?
09:39 Ou comment vous voulez l'en placer ?
09:41 Bien évidemment qu'il est justifié.
09:43 Bien sûr qu'il faut que les intérêts supérieurs de la nation soient défendus.
09:48 Il n'y a pas de doute là-dessus.
09:50 Vous parlez d'une mauvaise définition actuelle.
09:51 En fait, si on prend le système français de classification-déclassification du secret
09:57 défense, c'est une coquetterie française.
10:00 C'est-à-dire que ce sont exactement les mêmes personnes qui classifient et qui déclassifient
10:04 sans aucun contrôle extérieur, sans aucun regard extérieur.
10:07 C'est-à-dire que dans un ministère, on voudrait rendre secret défense le papier toilette.
10:11 En fait, ce serait possible.
10:12 Et si un journaliste révélerait l'existence de ce papier toilette simplement parce qu'il
10:16 est classifié, ce serait une violation de la loi.
10:18 On a mis en danger qui avec cette histoire de papier toilette ?
10:21 Personne.
10:22 Donc c'est pour ça que c'est ce bout-là des choses qu'il faudrait peut-être revoir.
10:25 En tout cas, il y a par exemple beaucoup de magistrats instructeurs dans les tribunaux
10:30 français qui estiment qu'en effet, il faudrait peut-être créer une juridiction du secret
10:33 qui pourrait avoir un regard extérieur, qu'il n'y ait pas de détournement du secret défense.
10:39 Parce que ce qui fait mal, et c'est ce que dit par exemple le juge Hugh Blacks de la
10:43 Cour suprême américaine concernant les Pentagon Papers, c'est que l'excès du secret, ça
10:49 ne crée pas de la sécurité, ça crée de l'insécurité pour le public.
10:53 Quand on ment à son peuple pendant des années sur la guerre du Vietnam, on met en danger
11:01 le peuple américain.
11:02 Et les soldats qui sont sur place.
11:04 Bien sûr, c'est exactement ce qui a été le sens de la décision de la Cour suprême
11:08 qui fonde aujourd'hui l'un des piliers de la liberté d'informer dans ce pays.
11:12 Merci beaucoup Fabrice Arfy d'être venu nous voir.
11:14 Les révélations que vous faites aujourd'hui, notamment grâce à un partenariat, vous l'avez
11:18 dit, avec des médias à l'international comme Der Spiegel, le Washington Post, vous
11:21 l'avez cité, Le Soir aussi en Belgique, sont à retrouver sur votre site Mediapart,
11:25 sous le titre Predator Files, comment la France a aidé des dictatures à espionner leur peuple.

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