• l’année dernière
Transcription
00:00 * Extrait de « La Bente » de Nicolas Herbeau *
00:20 Au menu de notre table critique ce midi de « La Bente » dessiné et deux auteurs étrangers.
00:25 La première nous vient d'Espagne.
00:26 Elle raconte l'histoire de gangsters et de mafieux italiens à Brooklyn dans les années 70.
00:31 La seconde s'appelle « Ultrason » signé d'un auteur américain, Connor Stachulte.
00:35 Et il nous plonge dans une atmosphère troublante, glauque et pas très rassurante.
00:40 - Et on en parle avec vous, Victor Massé de Lépiné. Bonjour !
00:43 - Bonjour !
00:44 - Vous êtes journaliste et bonjour à vous, Joseph Ghosn.
00:47 - Bonjour !
00:48 - Bonjour, pardon ! Vous êtes directeur adjoint de la rédaction de Madame Figaro.
00:51 Bienvenue à tous les deux dans les midis de culture.
00:54 * Extrait de « Madame Figaro » de Joseph Ghosn *
00:59 - Et on débute par la méthode Gemini, BD de Majus, parue chez Mismas.
01:04 * Extrait de « Madame Figaro » de Joseph Ghosn *
01:32 - Toute l'intrigue est construite autour d'un nom de famille italien, Gio Guardi.
01:37 D'un côté Mike, un apprenti boucher de Brooklyn, de l'autre John, un mafieux.
01:41 Et c'est comme ça que le jeune Mike, à la gâchette facile, entre dans le monde des affaires.
01:46 Vol de voiture, trafic de drogue, assassinat Mike.
01:49 Et si doué qu'il reçoit le parrainage d'un important membre de la mafia sicilienne, Don Tonino.
01:54 C'est lui qui aime l'opéra avec ce parrain.
01:57 Mike va donc mettre en place sa fameuse méthode Gemini.
02:01 Les couleurs de cette BD sont criardes, le langage est fleuri, il y a du sexe, des armes, de la sueur.
02:05 Victor Massé de Lépiné, est-ce que vous êtes attaché à cette bande de gangsters ?
02:11 - Attaché à la bande de gangsters, certainement pas, puisqu'ils sont tout sauf attachants.
02:15 Attaché à cette bande dessinée, oui, beaucoup.
02:18 Je me lève tout de suite en fond contre les couleurs criardes.
02:22 Je ne trouve pas, il faut dire que...
02:23 - C'est vrai que ce n'est pas très gentil ça comme présentation.
02:25 - Toute cette bande dessinée est en trois couleurs primaires, le jaune, le bleu, le rouge.
02:31 Un peu les couleurs et le noir.
02:34 On pense tout de suite au tableau de Mondrian.
02:36 Enfin, c'est vraiment les couleurs comme ça.
02:38 Et elles ne sont pas criardes.
02:40 Je trouve très belles la couverture du livre, je trouve elle magnifique.
02:44 Alors, on parlera certainement de ses choix graphiques et chromatiques.
02:48 - D'abord sur l'histoire. Est-ce que cette histoire vous a embarqué ?
02:52 - Oui, c'est une histoire de mafia extrêmement classique d'un certain point de vue.
02:56 Vous l'avez dit, vol de voiture, trafic de drogue, prostituées.
02:59 Les Italiens de New York avec les Calabrais d'un côté, les Siciliens de l'autre, les Napolitains ailleurs.
03:05 Puis il y a aussi les Juifs, les Noirs, les Irlandais.
03:08 C'est vraiment tout ce qu'on connaît.
03:10 Et Majus, cet auteur espagnol qui a une quarantaine d'années,
03:14 prend ça non pas pour le subvertir, pour en faire quelque chose, pour faire un hommage.
03:18 Il fait vraiment un récit classique de mafia.
03:21 Ce qui est étonnant, c'est en effet le parti prix formel, les couleurs, on les a évoquées.
03:27 Et le dessin, ça ressemble à la fois du dessin du Walt Disney des années 30.
03:35 Il y a un dessin très rond.
03:38 Tous les personnages se ressemblent, on va certainement en parler.
03:41 C'est parfois pas facile de comprendre qui est qui.
03:44 Et des vues de New York, des grandes vues de New York,
03:47 dans des grandes images qui sont un New York de cartes postales,
03:51 un New York assez classique, assez épuré, avec des traits à la règle.
03:56 La couverture, ça se passe à Brooklyn, dans cet endroit où on voit l'Empire State Building,
04:01 sous l'arche du Manhattan Bridge.
04:04 Et moi je trouve cette couverture magnifique.
04:06 Elle dit beaucoup de ce que raconte cette bande dessinée,
04:08 mais on va peut-être en parler dans quelques instants.
04:10 - Joseph Ghosn, un mot sur l'histoire d'abord.
04:13 Rien de plus classique, c'est ce que vient de dire Victor.
04:16 Une histoire qui est d'ailleurs inspirée d'un vrai gangster.
04:19 - Oui, c'est une histoire inspirée d'un vrai gangster
04:22 qui avait mis au point ce qu'on appelle la méthode Jiminy,
04:25 qui donne son titre livre.
04:28 Sa méthode Jiminy consistait à assassiner les gens qu'il devait assassiner
04:33 dans l'arrière de son café, qui s'appelait Jiminy.
04:37 C'est une histoire vraie qu'on peut retrouver sur Wikipédia, etc.
04:41 Le récit qui en est fait est effectivement un récit ultra classique.
04:47 Par classique, j'entends que dès les premières pages,
04:50 on est pris dans cette espèce d'engouement, d'énergie, de frénésie
04:54 qui est assez propre à certaines bandes dessinées,
04:58 notamment les bandes dessinées américaines des années 70 ou 80,
05:01 autour de la représentation de la violence avec des personnages comme ça,
05:04 qui sont très très archétypaux, voire assez caricaturaux,
05:08 et avec notamment une mise en place à la fois d'éléments de violence,
05:13 d'éléments de sexualité, et des rapports que je trouve finalement assez primaires
05:19 entre hommes et femmes, et aussi entre les hommes.
05:23 - Oui, très rapidement, on est effectivement dans les bas-fonds de ces quartiers-là,
05:28 avec des assassinats, on se tire dessus, il y a des prostituées, il y a du sexe...
05:33 On est plongé tout de suite dans cette ambiance.
05:35 - Tout de suite, et dès les premières pages, on est dans la formation du personnage,
05:40 c'est-à-dire qu'on le voit, gamin, en train de devenir assassin,
05:44 se faire la main, et ça se passe entre les combats de rue,
05:50 les prostituées autour, etc.
05:52 Donc le décor est tout de suite planté, et on est immédiatement pris dans quelque chose
05:56 qui m'a évoqué beaucoup de choses, sans forcément me rappeler une chose en particulier.
06:00 - Alors, qu'est-ce que ça vous a fait penser à quoi, par exemple ?
06:03 - D'un strict point de vue de la narration, et de ce que ça essaie de raconter,
06:09 et là où ça se situe, ça m'a fait penser sans doute un peu à ce que Will Eisner faisait,
06:14 mais en beaucoup moins violent, c'est-à-dire d'aller chercher dans les bas-fonds
06:17 ce qui se passe, et essayer de restituer une sorte de langage.
06:20 Ensuite, moi ça me fait penser évidemment immédiatement à tout ce qui a trait à ce milieu-là,
06:27 à cette façon de raconter, à la mafia en général, et évidemment on ne peut pas s'empêcher
06:31 de penser à la fois au film de Scorsese, mais aussi à un film comme "Ghost Dog",
06:36 avec ces personnages de mafieux un peu caricaturaux, dont on peut retrouver quelques traces ici,
06:41 ou aux sopranos. Le problème c'est qu'une fois qu'on a passé ça, pour moi,
06:47 la façon dont l'histoire est racontée, ce n'est pas tant une histoire de pubs qui est racontée,
06:53 mais j'ai l'impression que cet auteur-là, depuis l'endroit où il est, c'est-à-dire depuis l'Espagne,
06:58 enfin depuis l'Europe, fait une bande dessinée sur ce qu'il a vu et ce qu'il connaît des autres façons
07:04 de voir cette période-là, cette époque, etc.
07:06 - Vous voulez dire qu'il n'apporte rien, qu'il n'a pas de vision dans ce projet-là,
07:09 à part raconter une histoire classique de mafia ?
07:11 - Alors, je n'irai pas jusque-là, mais effectivement il y a quelque chose d'assez classique,
07:17 et de presque... Pour moi c'est une forme d'hommage à ce qui a déjà été fait sur le sujet.
07:23 - Du coup c'est un peu attendu, quoi ?
07:25 - Très honnêtement, moi ça me tombe un peu des mains assez vite. L'histoire me tombe des mains assez vite.
07:28 C'est-à-dire que je trouve qu'il peut avoir des fulgurances, des choses assez fortes,
07:33 quand il s'intéresse au système économique qu'il met en place, sur leur façon de travailler,
07:37 et notamment sur le côté très épicier de cette organisation-là, le côté très économique,
07:41 puisqu'à un moment le personnage se retrouve employé dans une société, etc.
07:45 Il y a une vision comme ça, qui est quasiment du manuel d'économie, que je trouve assez passionnante,
07:51 mais je trouve qu'il ne la pousse pas assez, et qu'il se contente du folklore.
07:56 Ensuite on pourra revenir sur les couleurs...
07:58 - On va y aller, alors allons-y sur ces couleurs. J'ai dit "couleurs Criart", c'est vrai, c'était peut-être un peu exagéré,
08:02 mais parce qu'en fait il y a quand même quelque chose qui est très présent tout le long,
08:06 ce sont simplement ces couleurs. Moi j'avoue, ça m'a lassé à un moment donné.
08:09 La couverture est effectivement très belle, Victor Massé de Lépiné vous l'avez dit,
08:12 et à un moment donné, dans la bande dessinée, ça m'a un peu lassé, effectivement.
08:16 - Disons que... - Joseph Gaudreault.
08:18 - Moi je considère souvent qu'un livre, une bande dessinée, c'est un territoire.
08:21 Et vous avez le droit d'utiliser ce que vous voulez, notamment les couleurs,
08:24 et ça fait vraiment partie de la lecture, et du jeu, et du rapport avec le lecteur sur cette façon d'évoluer.
08:30 C'est aussi important que le dessin, évidemment.
08:32 Là le problème c'est qu'au bout d'un moment, vu la teneur du livre, vu le récit ultra-classique,
08:38 en fait mes yeux ont saturé très vite.
08:40 Et c'est vraiment ce rapport-là, c'est-à-dire qu'au bout d'un moment,
08:43 je me lasse de la lecture du récit, c'est-à-dire que je vois à peu près où ça va,
08:46 je ne suis pas très surpris, et les couleurs rajoutent à ça, et ça me fatigue en fait.
08:52 - Ce n'est pas l'effet que ça a eu sur vous, Victor Massé-Lépini ?
08:55 - Non, je n'ai pas trouvé que les couleurs rajoutaient à ça.
08:57 En tout cas, il y a un mot que vous avez dit, Joseph, sur les rapports entre hommes et femmes en particulier,
09:02 qui sont primaires, alors sans faire de jeu de mots sur les couleurs, qui sont aussi les couleurs primaires,
09:06 en effet il y a quelque chose qui est vraiment de cet ordre-là,
09:09 et qui m'a beaucoup intéressé, qui m'a beaucoup plu dans cette bande dessinée,
09:12 c'est le côté complètement primaire de ce que ça nous montre.
09:15 Je pense que le principal but de cet auteur, ce n'est pas de montrer comment marche la mafia,
09:23 en effet le côté épicier est très bien rendu, mais c'est de montrer la violence absolument nue,
09:29 alors vous dites que c'est moins violent que Will Eisner.
09:32 - Vous pouvez nous dire peut-être qui est Will Eisner pour qu'on se figure un petit peu ?
09:35 - Will Eisner, c'est le père du roman graphique américain, qui a écrit beaucoup en effet sur le New York de ces années-là,
09:42 et des années d'après-guerre, et qui montre une misère sociale, qui montre les petits gens, les bafous new-yorkais.
09:48 Là, ça ne nous montre pas d'atmosphère, ce n'est pas une bande dessinée d'atmosphère,
09:52 il n'y a aucune esthétisation qu'on a, y compris dans les films de Scorsese,
09:56 il n'y a aucune idée d'honneur, ces hommes de la mafia n'ont pas une vie intérieure,
10:01 il n'y a rien, aucune vie intérieure, aucune émotion, aucune ambiance,
10:06 simplement des hommes qui se ressemblent tous, et ça à mon avis c'est quelque chose d'important,
10:11 sur la couverture on voit ces hommes, mis à part un ou deux différences de corpulence,
10:16 il y en a un plus gros et quelques-uns plus maigres, ce sont des Playmobil,
10:20 qui sont tous habillés pareil, qui ont tous les mêmes pantalons, tous les mêmes chaussures,
10:24 tous le même sourire un peu bête, et qui suivent le plus bête d'entre eux,
10:29 ce Mike Diogardi, qui a vraiment une tête de veau sur la couverture, un sourire idiot.
10:36 - Donc il y a un peu une intention presque de dénonciation, ou d'ironie en tout cas de Majus dans cette...
10:40 - Je pense qu'il y a une réflexion, une envie de montrer ce que peut être un récit de mafia sans aucune esthétisation,
10:48 et même en prenant une esthétique résolument différente de ce qu'on a d'habitude,
10:53 qui révèle quelque chose, et il y a aussi quand même quelquefois une réflexion sur ce qu'on a pu montrer,
11:02 et en particulier sur le rôle de la bande dessinée, Mike Diogardi, on le voit au début en 1955,
11:07 il est un petit gros qui se fait harceler par ses copains, il décide de devenir un gangster
11:12 en voyant des magazines pulp sur Al Capone, et il se dit "voilà, c'est ça que j'ai envie de devenir",
11:19 et puis, quelques pages plus loin, au milieu du livre, il y a un assassinat des plus sordides,
11:24 parce que le traitement fait aux femmes dans cette bande dessinée est vraiment horrible.
11:30 - Elles sont quand même réduites au rôle de prostituées, de danseuses dans des bars,
11:33 il n'y a quasiment aucun personnage féminin.
11:36 - Je n'ai pas vécu la mafia des années 70, mais je crois que ça révèle quelque chose,
11:40 c'est pas une caricature, les femmes sont vraiment traitées comme du bétail tout le long,
11:45 y compris dans le langage qui est extrêmement cru, extrêmement brutal,
11:49 mais alors il y en a un moment, un gangster qui vient voir le tueur à gages en disant
11:52 "est-ce que tu pourrais tuer ma femme parce que j'ai envie de partir avec ma maîtresse et qu'elle m'emmerde ?"
11:56 Le tueur à gages va le tuer, il l'étrangle, et la case d'après, c'est en une d'une bande dessinée,
12:02 et on voit l'image qu'on voit du tueur qui étrangle la femme, étant une d'une bande dessinée,
12:06 et il y a un des gros soldats de la mafia qui lit ça en rigolant,
12:12 et il y a cette espèce tout de suite de mise en abîme de qu'est-ce que la bande dessinée,
12:16 le cinéma sans doute, ont fait avec ces récits à vouloir montrer un peu...
12:21 - En fait c'est une BD un peu méta, un peu mise en abîme sur le genre mafia.
12:25 - Ou qui justement décide de montrer qu'il n'y a rien, qu'il n'y a pas de méta à faire,
12:31 que ces hommes sont des types violents, brutaux, primaires, et que...
12:37 - Je suis un peu gêné par cette façon de voir ce livre.
12:41 En fait, en le lisant, je me suis demandé de quelle époque il datait.
12:44 C'est-à-dire, je me demandais si ça datait pas des années 70 justement.
12:46 Parce qu'il n'y a vraiment pas de recul...
12:48 - Il n'y a pas de distance par rapport à ce qui se passe évidentement.
12:51 - Or je trouve que quand même, quand on a vu Les Sopranos,
12:54 on ne peut pas faire un récit comme celui-là, notamment dans le rapport aux femmes.
13:00 C'est-à-dire que même si Les Sopranos se passe dans les années 90 et pas dans les années 70,
13:04 on voit très bien que la place de la femme dans ces histoires-là, dans ces histoires de mafia,
13:10 n'est pas du tout celle qui est montrée là, d'une part.
13:13 Et d'autre part, il y a eu depuis d'autres BD, je pense notamment une BD qui est un comics américain
13:18 qui est en cours en ce moment et qui est en cours de traduction aussi en France,
13:21 qui s'appelle Newborn, d'un scénariste qui s'appelle Chip Zdarsky,
13:25 et d'un dessinateur qui s'appelle Jacob Phillips.
13:27 Et là, on est au cœur d'une mafia contemporaine, avec beaucoup plus d'aspérité,
13:31 beaucoup plus de conflits, avec des choses qui sont autrement plus complexes
13:37 et qui se situent toujours dans la ville, toujours dans New York,
13:41 et qui mettent un peu à mal le fait de lire une mort dessinée comme celle-là.
13:45 Alors effectivement, il y a un côté extrêmement désagréable dans les personnages.
13:49 Moi, le libraire qui m'a vendu le livre m'a dit "c'est bien, mais tu verras, c'est étrange,
13:54 les personnages ne sont vraiment pas attachants". Oui, les personnages ne sont pas attachants,
13:57 oui, c'est assez désagréable, mais même la lecture en tant que telle me procure peu d'intérêt
14:04 et ça me stimule très peu.
14:06 - Par exemple, dans les dialogues, est-ce qu'il y a de l'humour dans cette bande dessinée selon vous ?
14:10 - Par exemple, il y a une scène que je trouve assez bien,
14:15 c'est la scène où il se retrouve chez le parrain qui met un disque...
14:19 - C'est la musique qu'on a entendue tout à l'heure.
14:21 - C'est la musique qu'on a entendue et où ça parle évidemment en images et la musique court, etc.
14:26 Mais ça, c'est plutôt extrêmement bien exécuté.
14:29 Et il y a par ailleurs des grandes pages qui sont très belles,
14:31 notamment ces espèces de splash pages, des pages avec des dessins tout seuls
14:35 qui sont très très belles.
14:38 Mais quand même, j'ai l'impression d'avoir déjà vu un peu tout ça,
14:42 d'avoir déjà entendu toutes ces choses.
14:44 Mais bon, après, c'est aussi ma...
14:47 - Votre ressenti. Et vous avez bien raison, Joseph Ghosn.
14:50 Pour terminer, Victor.
14:51 - En deux mots, je trouve ça assez intéressant ce que vous venez de dire, Joseph.
14:54 Parce qu'en fait, c'est une question qu'on peut se poser.
14:56 Est-ce qu'on peut écrire aujourd'hui un livre de mafia
14:58 comme si on n'avait pas vu Les Sopranos ou sans avoir vu Les Sopranos ?
15:01 En fait, moi, je crois que c'est intéressant finalement quelquefois
15:04 de revenir à quelque chose d'avant, en disant.
15:06 Parce que sinon, on a des couches, des couches, des couches,
15:08 et on arrive toujours à cette dimension méta de la méta dont parlait Géraldine.
15:14 Là, en effet, il y a quelque chose, je crois, de primaire.
15:17 Mais moi, j'ai trouvé que l'histoire marchait très bien,
15:20 qu'esthétiquement, ça marchait bien.
15:22 Et que c'était glaçant, mais que ça valait vraiment le coup de le lire.
15:26 Et je l'ai lu deux fois, il faut dire, et à la deuxième lecture...
15:29 - Bravo !
15:31 - Il faut dire quand même une chose, c'est que la première fois,
15:33 je me suis dit "on ne comprend pas bien qui est qui".
15:35 - Ça oui, c'est vrai.
15:37 - Les éditeurs de Miss Marmite au début ont mis un trombinoscope
15:39 où on voit les têtes des personnages.
15:41 J'allais dire, ça révèle plus que ça ne résout le problème.
15:44 Tous les personnages se ressemblent, quelquefois on ne sait plus bien qui est qui.
15:47 La deuxième fois, je l'ai lu avec un peu plus d'attention.
15:50 Et l'histoire est quand même très bien construite aussi,
15:53 la narration est, je trouve, très bien amenée avec des flashbacks,
15:56 des choses qui fonctionnent bien.
16:09 C'était pour la méthode Jimmy Neal, BD du dessinateur espagnol majus paru chez Miss Marmite.
16:14 Et on change totalement d'ambiance avec ultra-son BD du dessinateur américain Connor Steadshult.
16:31 - C'est quoi ça ?
16:33 - Comme dans cet extrait du film Rocky Horror Picture Show.
16:57 Tout le monde s'avone, c'est pas grave.
16:59 L'ultra-son débute par une crevaison.
17:01 Nous sommes donc en pleine nuit sur une route de campagne tout à fait rassurante.
17:04 Vous l'imaginez, Géraldine Glenn trouve refuge dans une maison isolée.
17:08 Arthur et sa femme Cindy accueillent ce naufragé.
17:11 Une hospitalité d'abord bienvenue, mais un peu trop généreuse.
17:15 Et elle va rapidement devenir très gênante pour Glenn.
17:18 Arthur parle beaucoup, beaucoup trop, se livre à des confessions déplacées.
17:21 Avant d'atteindre le malaise absolu, il fait à Glenn une proposition tout à fait incongrue.
17:27 Et je m'arrête là pour ne pas tout dévoiler.
17:29 Joseph Ghosn, on en parlera peut-être du reste de l'histoire.
17:32 Mais est-ce que vous avez été séduit d'abord par cette atmosphère assez glauque dans laquelle nous plonge ultra-son ?
17:37 - J'ai été extrêmement séduit.
17:39 Je trouve que c'est un livre passionnant.
17:42 Et à mon sens, c'est vraiment un grand livre.
17:46 Je voudrais juste reprendre votre pitch.
17:48 - Allez-y.
17:49 - Vous avez commencé un tout petit peu après le début.
17:51 Et le début, c'est le personnage principal qui commence à raconter une histoire à quelqu'un qu'il rencontre.
17:57 Et je trouve qu'il y a beaucoup de choses dans cette première scène.
18:01 Et on le comprend plus tard au fil de la lecture.
18:04 C'est-à-dire que tout le livre consiste à raconter une histoire qui est elle-même dans une histoire, qui est dans une histoire, qui est dans une histoire.
18:09 - Vous avez compris pourquoi je vous ai laissé raconter ça ? Parce que ce n'est pas facile à pitcher.
18:13 - Ce n'est pas facile à pitcher, absolument.
18:15 Parce qu'en fait, en lisant le livre, on ne sait pas.
18:17 On ne sait pas, on comprend petit à petit vers la fin.
18:19 Il y a même des moments où c'est assez problématique d'un point de vue de la narration.
18:24 Je ne suis pas à 100%.
18:27 Je pense que c'est un très grand livre, mais quand même avec pas mal de choses qui peuvent heurter.
18:32 Ensuite, qu'est-ce que c'est que ce livre ?
18:36 C'est un livre qui a été fait sur une période de 10 ans.
18:38 - Alors attendez, avant de nous raconter comment est-ce qu'on a fait le livre, je vais demander à Victor Massé de Lépiné, lui, ce qu'il en a pensé.
18:44 Le malaise du début, vous avez été pris ?
18:47 - Absolument pris par le malaise du début.
18:49 C'est difficile de parler de l'intrigue en entier de ce livre.
18:53 On se demande où il faut s'arrêter, dans ce qu'on va dévoiler ou pas.
18:56 - J'en ai trop dit ?
18:57 - Non, mais je pense que le début du livre est en fait la meilleure moitié, pour tout dire.
19:03 Il y a une tension et un malaise qui s'installent très lentement, très longuement, mais très fortement.
19:09 C'est vraiment quelque chose qui, une fois que le ressort est bandé, ensuite les choses peuvent s'accélérer.
19:15 Mais ce début et cette atmosphère sont vraiment passionnantes.
19:19 Et en effet, ça commence par un dialogue de deux copains qui se retrouvent dans un café
19:24 et qui se racontent au dire de l'un d'eux une longue histoire de cul bizarre.
19:27 Ça commence comme ça, "Ah mais c'est une longue histoire bizarre, qu'est-ce qu'on a de mieux à faire que de boire une bière
19:32 en se racontant des longues histoires de cul bizarre ?"
19:34 Et tout de suite après, il y a cette atmosphère avec cette crevaison bizarre.
19:38 Je trouve aussi que c'est un très bon livre, même si j'ai une première moitié qui marche très bien
19:46 et une deuxième qui embrouille tellement qu'au bout d'un moment, on a quand même du mal.
19:50 Il faut quand même peut-être nous dire pourquoi c'est bizarre.
19:52 Moi qui n'ai pas lu la BD, pour le coup, je pense qu'il faut peut-être légèrement spoiler pour qu'on comprenne un petit peu ce qui se passe.
19:59 On va essayer de spoiler, c'est une telle complicité que c'est même compliqué de spoiler.
20:04 Le récit, c'est ce garçon qui se retrouve sur une route, les pneus de sa voiture crèvent, il est recueilli par un couple,
20:18 l'homme lui parle beaucoup et lui propose de coucher avec sa femme parce que lui n'arrive plus à coucher avec elle.
20:24 A partir de là, il y a des pages d'une scène de cul qui sont vraiment très impressionnantes,
20:31 même la façon dont elles ont été faites est vraiment impressionnante, on pourra en parler après.
20:36 Petit à petit, le personnage principal s'en va, il fuit en fait, parce qu'il comprend qu'il y a quelque chose qui se trame, qui n'est pas logique.
20:45 Il fuit, mais les autres le retrouvent.
20:47 Il va se faire rattraper par ce coup.
20:49 Il se fait rattraper, la fille lui dit qu'elle est enceinte, il ne comprend pas, mais elle est quand même enceinte.
20:55 Et à partir de là, il y a beaucoup de choses qui s'enchaînent et qui sont extrêmement étranges.
21:00 On comprend qu'il y a des choses sous-jacentes qu'on ne pourra pas dévoiler parce que ce serait un peu trop complexe.
21:06 - Victor, peut-être pour compléter ? - Allez, on peut dévoiler un tout petit peu plus.
21:09 - Attention, hein !
21:10 - La femme lui dit, c'est plutôt le mari qui vient lui dire "ma femme est enceinte".
21:15 En lui montrant une cassette vidéo, ça prend plusieurs pages, on va trouver un magnétoscope, on n'est plus à l'époque des magnétoscopes.
21:21 Une fois qu'on a le magnétoscope, il faut trouver le bon câble, tout ça.
21:24 C'est ça, cette atmosphère bizarre, c'est "pourquoi est-ce que ça prend tant de temps ? Qu'est-ce qu'il veut lui dire ?"
21:28 - Comme un cauchemar, à peu près.
21:29 - Finalement, "bon, ma femme est enceinte", il ne comprend pas parce que techniquement...
21:32 - C'était il y a quelques jours ? Ou quelques heures ?
21:34 - Non, c'était quelques mois auparavant, mais le rapport sexuel n'est pas allé au bout, l'homme n'a pas éjaculé, donc il dit "bon, c'est bizarre".
21:42 Bon, elle est enceinte.
21:43 Et en même temps, on voit une femme enceinte qui se regarde dans son miroir, et dans le miroir, elle n'est pas enceinte.
21:49 Et en même temps, nous, on regarde des dessins, et sous les dessins, il y en a d'autres, et on voit des transparences.
21:55 On voit des bulles qui recouvrent d'autres bulles, et on se dit "attends, c'est vrai ? C'est pas vrai ?"
22:00 Et puis, dans la cassette vidéo que montre le monsieur, où il dit "je vais te montrer ma femme qui est enceinte", ça commence avec...
22:07 C'est enregistré sur une émission qui s'appelle "Humiliation sous hypnose".
22:11 Et il y a, j'adore cette émission, voilà.
22:13 Donc là, j'en dis pas trop, mais il y a quand même une question d'hypnose, de réalité superposée.
22:18 On comprend la dimension cauchemardesque, en tout cas.
22:20 Cauchemardesque, et surtout peut-être sur la forme aussi, vous avez commencé à le dire, Victor, mais décrivez-nous ce dessin, décrivez-nous cette transparence,
22:27 ces couleurs aussi, qui nous aident peut-être à nous retrouver, à trouver en tout cas quelques repères dans cette histoire.
22:34 Alors, il faut comprendre une chose, c'est que le livre a été fait en plusieurs fois.
22:38 Il a été publié en 3 ou 4 épisodes par un petit éditeur anglais qui s'appelle Breakdown Press, qui a la spécialité d'éditer des livres en risographie.
22:47 La risographie, c'est une forme mécanique et un peu plus industrielle de la sérigraphie.
22:51 C'est-à-dire que la façon dont les couleurs sont imprimées ressort de façon très forte, notamment quand ce sont des couleurs prises d'une seule couleur, etc.
23:00 Donc, il y avait dès le départ une volonté d'appuyer sur les planches et dans la page des couleurs qui ressortent.
23:06 Et les couleurs sont très différentes selon les moments. Il y a une seule couleur par page.
23:12 On a l'impression que c'est comme fait avec un stylo bic, parfois les couleurs se superposent.
23:17 Il y a un vrai jeu d'atmosphère à partir de la façon dont c'est imprimé.
23:22 Même la scène de sexe dont je parlais tout à l'heure, qui fait plusieurs pages, il a dessiné, il a scanné, il a photocopié et il a rescanné à partir de l'envers des pages.
23:34 Il a fait ressurgir du noir de l'envers des pages son dessin.
23:38 - C'est ça qui nous met aussi dans cette ambiance.
23:40 - Il y a un vrai travail sur la matière, sur les couleurs et sur les superpositions.
23:45 Et au-delà même du récit, des intrigues et de la façon dont on se perd, il y a un vrai travail sur la bande dessinée elle-même.
23:52 C'est un très grand livre qui raconte la bande dessinée et ses possibilités.
23:57 D'un coup, vous vous retrouvez face à une page qui en comporte plusieurs, sur laquelle il peut y avoir des choses qui dégoulinent, des superpositions, des étrangetés.
24:06 Et d'un coup, les choses se télescopent.
24:08 On arrive jusqu'à quasiment une des dernières très belles pages finales, cette espèce de double page, où il y a deux réalités, deux mondes qui se télescopent.
24:17 Et là, vous comprenez que c'est quasiment un livre sur la bande dessinée.
24:21 Et vous le comprenez d'autant plus que quand vous regardez la biographie de l'auteur, vous voyez qu'en dix ans, il est passé quasiment de barman à prof de graphisme.
24:31 Et on est vraiment dans ça.
24:33 On a évolué avec lui, avec son dessin.
24:36 Et pourtant, Victor Massé, il y a aussi toujours une forme d'unité.
24:39 Il a effectivement commencé il y a plusieurs années, fait en plusieurs fois, publié à chaque fois.
24:45 Et là, on a une unité complète de son œuvre.
24:48 La forme d'unité, c'est d'abord que le récit est aussi très bien construit.
24:52 C'est un récit dont on est presque un page-turner.
24:54 On a envie de savoir la suite.
24:56 Ça ne devient pas complètement fou ? On n'est pas complètement dérouté ?
25:00 Ça ne devient pas complètement fou, mais pour le coup, quelquefois, je pense qu'il ne faut pas la lire, comme j'ai voulu le faire à un moment,
25:06 en essayant de comprendre le discours sur la bande dessinée, en disant "Est-ce que telle couleur correspond à tel moment ?".
25:12 J'ai fait pareil. Je vous l'avoue, j'ai fait pareil.
25:14 Ça, c'est après.
25:16 C'était à votre deuxième lecture, non, Victor ?
25:18 Absolument. C'était à ma deuxième lecture, qui m'a plus paumé que la première.
25:22 La première, j'étais dans l'histoire. La deuxième, j'ai essayé de comprendre ce qu'il avait fait.
25:26 Je me suis un peu perdu.
25:30 Si on évoque les atmosphères, il y a du Hitchcock, mais il y a du Shutter Island.
25:35 C'est Lynch.
25:37 Mais qu'est-ce qui est vrai ? Qui est piégé ?
25:39 Ce sont des gens qui sont hypnotisés.
25:41 C'est hypnotisé au carré, celui qui croit être hypnotiseur est lui aussi hypnotisé.
25:46 Ces réalités se superposent et nous perdent assez largement au bout d'un moment.
25:52 Est-ce qu'on n'est pas content de se perdre ?
25:54 Je trouve qu'on est absolument content de se perdre.
25:56 Juste pour reprendre ce qu'on disait tout à l'heure,
26:00 je trouve que les 200 premières pages se lisent à une vitesse folle.
26:04 Il y a le récit d'une limpidité, d'une clarté. On est pris.
26:07 Après, il y a peut-être 50 pages qui sont un peu complexes, où on se perd un peu.
26:13 Mais par contre, toute la fin, les 100 dernières pages sont vraiment remarquables.
26:16 Elles entraînent vraiment le récit vers quelque chose d'assez époustouflant.
26:20 On comprend que ce qui était au départ une mauvaise histoire de sexe,
26:25 devient une vraie histoire de paranoïa contemporaine.
26:27 Et ça, c'est très très fort.
26:29 380 pages au total pour ce ultra sans-signes.
26:32 Conor Steschulte, est-ce que ça se prononce comme ça ?
26:35 Conor, en tout cas, ça se prononce comme ça.
26:37 Merci beaucoup, Victor.
26:39 C'est "Kambourakis", traduit de l'anglais par Géraldine Chaunière.
26:45 Je signale aussi que la BD a été adaptée en film en 2025.
26:49 Vous pouvez retrouver cette histoire sur les écrans.
26:52 Et on met évidemment toutes les références sur le site de France Culture,
26:55 à la page de l'émission Victor Massé de l'épinem.
26:57 Merci, à très bientôt.
26:58 Joseph Gonnevaux, aussi, directeur radio de la rédaction de Marianne Figaro.
27:01 De Madame Figaro.
27:02 Marianne Figaro.
27:03 On mélange tout ce midi.
27:05 Cette table critique et toutes les autres sont en réécoute sur le site de France Culture
27:08 et sur l'appli Radio France.

Recommandations