La grand reporter Marion Van Renterghem était l'invitée de Sonia Devillers ce mercredi matin à l'occasion de la parution de son livre "Le piège Nord Stream" (Les Arènes). Elle explique notamment comment Vladimir Poutine a construit sa stratégie pour rendre l'Europe dépendante à la Russie. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-13-septembre-2023-2542735
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00:00 Sonia De Villeher, votre invitée ce matin a enquêté sur un monstre des mers appelé
00:05 Nord Stream.
00:06 Un gazoduc capable de transporter 110 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an.
00:12 La pièce maîtresse d'un piège prémédité que Vladimir Poutine aurait tendu à l'Europe
00:18 pour la rendre otage de son gaz.
00:20 Bonjour Marion Van Retterghem.
00:21 Bonjour Sonia.
00:22 Le piège Nord Stream paraît demain aux éditions des Arènes.
00:27 Comment peut-on se représenter ces deux tuyaux gigantesques gisant au fond de la mer baltique
00:35 ? C'est un monstre marin, un serpent de mer
00:38 et un cheval de Troie comme je le décris.
00:41 Un piège très savamment pensé.
00:44 En effet, ça a l'air inoffensif.
00:45 En fait, il y a deux Nord Stream.
00:48 Il y a Nord Stream 1 et Nord Stream 2.
00:50 Ce sont deux gazoducs, deux doubles tuyaux, deux fois deux tuyaux qui traversent la mer
00:57 baltique depuis la Russie jusqu'à l'Allemagne et qui ensuite se diversifient en une toile
01:02 d'araignée de gazoduc pour desservir toute l'Europe.
01:05 C'est ça, 1200 kilomètres chacun, 20 milliards d'euros.
01:09 C'est un projet à 20 milliards d'euros.
01:11 À 20 milliards d'euros qui a donc explosé un certain 26 septembre 2022 et qui gît au
01:18 fond de la mer comme un cadavre.
01:20 Je dis bien comme un cadavre parce que dans ce livre, je présente ce tuyau comme un personnage.
01:26 Un personnage central de la guerre en Ukraine et qui est même une des causes de la guerre
01:32 en Ukraine.
01:33 Alors derrière les tuyaux, il y a Gazprom.
01:35 450 000 salariés.
01:37 Là aussi, carte d'identité de Gazprom.
01:40 Gazprom est un monstre à l'image de ces tuyaux qui est figuré physiquement par l'énorme,
01:49 l'immense tour qui siège à Saint-Pétersbourg, que Poutine a délibérément déménagé
01:55 d'ailleurs de Moscou à Saint-Pétersbourg.
01:57 Saint-Pétersbourg étant sa ville, la ville qu'il a formée, c'était Leningrad à
02:00 l'époque, où il a tout appris.
02:03 Il a appris les règles.
02:05 Il a deux référents Poutine en fait et il a tout appris dans l'ancienne Leningrad.
02:10 D'une part, ce sont les mafias locales dont il a été la victime et il a appris à s'en
02:16 sortir.
02:17 Et puis, c'est là où il a fait ses premières armes en tant qu'agent du KGB.
02:22 Ce sont ces deux seuls référents qui vont inspirer ces méthodes.
02:25 C'est les méthodes de la mafia et les méthodes de la police politique et de l'espionnage.
02:30 Gazprom qui contrôle 90% du gaz russe et qui contrôle aussi une grande partie des
02:35 médias russes.
02:36 C'est dire l'empire auquel on a affaire et c'est dire la puissance qui est déployée
02:41 autour du gaz russe.
02:43 Alors, à quoi ça sert un gazoduc très concrètement ?
02:46 Un gazoduc, ça permet d'abord pour la Russie de desservir son premier voisin et son premier
02:53 client qui est le continent européen.
02:56 Elle fait partie du même continent mais de desservir notamment l'Union Européenne qui
03:00 est une puissance économique de premier ordre, qui est en pleine croissance, qui a de gros
03:06 besoins énergétiques.
03:07 Et Poutine a très bien compris très vite ce rapport de force.
03:10 C'est que la Russie est un paradis énergétique, un paradis d'hydrocarbures.
03:14 Ce sont les gisements parmi les plus phénoménaux du monde qui reposent en Russie.
03:20 Et l'Europe n'a quasiment rien à part un peu en Norvège ou en Écosse.
03:24 Elle est totalement dépourvue d'hydrocarbures et elle en a un très grand besoin.
03:28 Et ça, Poutine qui très vite a réfléchi sur les matières premières et il a fait
03:34 une thèse d'économie, un mémoire qui était d'ailleurs plagié mais il l'a quand même
03:38 signé sur l'importance des matières premières dans l'élaboration d'une puissance stratégique.
03:45 Il a très bien compris l'utilisation qu'il pouvait en faire et à quel point il tenait
03:49 là l'arme de son piège.
03:50 Cible numéro 1, l'Allemagne.
03:52 Et là, dans votre livre, Marion von Röderghem, vous déployez comment cette erreur stratégique
03:58 majeure, sans doute une des pires du XXe siècle, a pu petit à petit se mettre en œuvre à
04:04 force d'incompétence des dirigeants, d'aveuglement mais aussi d'avidité.
04:09 Il y a eu tout à la fois.
04:10 Il y a eu en effet beaucoup de...
04:12 Et ça, c'est l'ancien agent du KGB qui a très bien compris comment utiliser ces méthodes.
04:18 L'élément de base de l'agent du KGB, c'est de repérer les failles et les vulnérabilités
04:24 de son adversaire.
04:25 L'argent est une faille évidente.
04:28 Ça a très bien marché avec Gerhard Schröder, ça a très bien marché avec François Fillon
04:32 pour aller plus près de chez nous, un peu avec Nicolas Sarkozy et avec beaucoup d'autres.
04:36 Mais il n'y a pas seulement l'argent qui compte.
04:38 Il a exercé sur tous ces gens une forme de fascination.
04:42 Il a joué sur l'idéologie.
04:44 Ça a très bien fonctionné en Allemagne parce que c'est vraiment...
04:47 L'Allemagne était évidemment au premier plan d'abord parce que c'est la plus grande
04:51 puissance, c'est devenu la plus grande puissance économique européenne.
04:54 Elle a une grande puissance industrielle, elle a un très fort besoin énergétique
04:58 et qu'elle est en plus, elle a fait du nucléaire un tabou.
05:01 C'est-à-dire que les vers allemands se sont retrouvés malgré eux les meilleurs suppôts
05:08 de la stratégie de Poutine.
05:09 Et pourtant, paradoxalement, les vers allemands sont en Allemagne le seul parti à être totalement
05:15 clairvoyant sur la stratégie de Poutine.
05:19 Ils ont joué un jeu bizarre, c'est qu'ils étaient à la fois les plus lucides sur Poutine,
05:23 les plus opposés aux dictatures en général, les plus attentifs aux droits de l'homme.
05:27 Mais en même temps, c'est vrai que la sortie du nucléaire qu'ils ont porté, mais qui
05:31 est devenue vraiment massive et une opinion presque totale dans toute l'Allemagne, qui
05:40 est dû évidemment à la culpabilité de la deuxième guerre mondiale, c'était une
05:44 espèce de réticence vis-à-vis de l'atome, donc qui a gagné toute l'Allemagne.
05:48 Et c'est vrai que c'est cette interdiction, ce tabou du nucléaire qui a favorisé pour
05:54 une puissance industrielle, il faut bien se fournir en énergie.
05:56 Le charbon c'est peu le vent, le nucléaire c'est interdit, on va vers le gaz.
06:00 Et le gaz, ce sera la dépendance ultime à la Russie.
06:04 A peine la passation de pouvoir a-t-elle eu lieu entre Gerhard Schröder et Angela Merkel
06:09 que Gerhard Schröder devient un pion des Russes ?
06:12 Gerhard Schröder c'est l'exemple maximal, la caricature de la pourriture politique.
06:20 Parce que c'était même avant son départ, il a préparé son départ de la chancellerie
06:27 parce qu'en Allemagne ce qui se passe c'est que quand il y a une élection, il y a toujours
06:30 un temps de latence pour composer, pour désigner le chancelier.
06:35 Ça dépendra de la manière dont la majorité qu'il a emporté peut former des coalitions.
06:41 Donc il y a eu un moment d'incertitude après l'élection allemande de 2005, entre Gerhard
06:47 Schröder et Angela Merkel.
06:49 Gerhard Schröder a assez vite compris qu'Angela Merkel allait réussir à composer sa coalition
06:56 et à devenir chancelière.
06:57 Et pendant ce temps de latence, il a négocié avec Poutine son départ au conseil d'administration,
07:02 au comité d'actionnaire de Nord Stream.
07:04 Les Allemands n'ont rien compris.
07:06 Rien compris à Vladimir Poutine.
07:08 Les Allemands n'ont rien compris à la nouvelle Russie.
07:11 Ils ont cru avoir affaire à l'ancienne Union soviétique qui protégeait ses frontières.
07:16 Ils n'ont rien compris à ce qui allait se passer.
07:19 Pour vous Nord Stream, c'est le piège tendu à l'Europe.
07:23 Mais c'est aussi, aussi le faux soyeur de l'Ukraine.
07:27 Absolument.
07:28 Et ça, c'est une interview que j'ai trouvée passionnante qui est dans le livre avec l'ancien
07:33 patron de Naftogaz, la société nationale de gaz ukrainienne, qui m'a dit, et qui
07:40 avait prédit, et il l'a dit bien avant, il a dit "Quand Nord Stream 2 sera achevé,
07:46 Poutine envahira l'Ukraine".
07:47 5 mois après l'achèvement du chantier, c'est ce qui s'est passé.
07:51 Et c'est ce qui s'est passé.
07:52 Et là, il faut comprendre que Nord Stream, parce que du coup on a manqué un peu la description
07:57 de ce tuyau qui en fait traverse la Baltique de la Russie à l'Allemagne, mais l'élément
08:01 essentiel de ce tuyau c'est qu'il contourne, il est destiné à contourner l'Ukraine
08:05 parce que 80% du gaz russe transitait par les gazoducs ukrainiens.
08:11 C'est ça.
08:12 Et à partir du moment où le gaz russe ne transite plus par l'Ukraine, la sécurité
08:16 militaire de l'Ukraine...
08:17 C'est ça.
08:18 Et là où les Allemands ont fait une erreur, c'est qu'ils ont considéré que simplement
08:21 ça pouvait...
08:22 Le danger était de priver l'Ukraine de ses revenus financiers, ce qui était une partie
08:26 du problème.
08:27 Mais c'était surtout qu'en contournant l'Ukraine, l'Ukraine devenait inutile pour
08:31 l'Europe.
08:32 Parce qu'elle était à une sorte...
08:33 Pour elle, Nord Stream était son bouclier, c'était un moyen de chantage, elle était
08:39 indispensable à Poutine qui devait fournir ses clients européens.
08:43 Dès lors que Nord Stream, que le gaz peut passer par un autre endroit que l'Ukraine,
08:48 l'Ukraine est inutile et on peut l'envahir.
08:50 Et on peut la piétiner.
08:51 Le piège Nord Stream, le plan de Poutine était presque parfait.
08:56 Marion Van Rutterghem aux arènes.
08:58 Merci Sonia.