• l’année dernière
Julien Goudichaud, reporter et réalisateur de documentaires, est l'invité de 7h50. Il est le coauteur de "Les plages de l'embarquement" (Les Arènes), livre où il raconte ses sept ans de reportage dans la Jungle de Calais.

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Transcription
00:00 - Bonjour Julien Goudichaud, vous publiez ce livre "Les plages de l'embarquement" où
00:09 vous racontez cette année dans le nord de la France, en particulier à Calais, dans
00:13 sa jungle, avec les migrants.
00:15 Vous racontez leur quête, leur rêve et ça c'est la traversée vers l'Angleterre.
00:20 Julien Goudichaud, il faut que vous nous donniez d'abord une image.
00:23 Quand on est sur la côte d'Opal, l'Angleterre, les falaises, on les voit.
00:27 - Exactement, et c'est ce qu'il y a pour rendre un peu fou les migrants qui viennent
00:33 jusqu'à Calais, c'est que l'Angleterre, on la voit.
00:35 Quand on va à la plage, on la voit.
00:37 C'est un petit peu comme un marathon si vous voulez la migration.
00:39 Les gens parcourent leur route depuis leur pays d'origine pendant des mois, voire des
00:44 années.
00:45 - Leur pays d'origine ? - Le Soudan, l'Érythrée, l'Irak, l'Iran
00:50 et d'autres encore, la Syrie, pour ne citer qu'eux.
00:53 Et quand on arrive à Calais, on arrive au terme de plusieurs années ou plusieurs mois
00:56 d'exil, route sur laquelle on a rencontré des tas d'horreurs.
01:00 On arrive à Calais et on voit l'Angleterre de l'autre côté de l'eau, à à peine 40
01:03 kilomètres.
01:04 - Oui, à peine 40 kilomètres.
01:06 Donc il y a 5 ans, le Royaume-Uni comptait 300 personnes qui ont tenté de la traverser
01:10 dans des embarcations de fortune.
01:12 L'an dernier, 2022, 45 000 personnes.
01:15 C'est une véritable explosion.
01:17 Et vous décrivez dans ce livre des scènes vraiment surréalistes parce que ça se passe
01:21 finalement sous les yeux des promeneurs, des habitants, des vacanciers.
01:26 - Voilà, exactement.
01:27 En fait, au début, c'était un phénomène qui se déroulait la nuit.
01:30 On voulait absolument faire ça à l'abri des regards, vers 3h, 4h, 5h du matin, pour
01:35 ne jamais être démasqué, dans l'ombre.
01:37 Et aujourd'hui, en fin de compte, c'est quelque chose qui s'est tellement démocratisé,
01:41 le business est devenu tellement grand que les départs, en fin de compte, ils s'effectuent
01:44 en pleine journée.
01:45 - Et ça se passe comment ? Alors racontez, comment ça concrètement on voit des gens
01:49 arriver sur la plage ? Qu'est-ce qui se passe ? Si on se promène sur la dune,
01:51 vous décrivez ça, vous dites, dans le livre.
01:54 - Exactement.
01:55 Il y a une zone à Dunkerque qui est magnifique, qui s'appelle les Francouk.
01:59 Ce sont des dunes de sable avec une petite forêt où on vient se promener en famille.
02:03 On vient faire notre randonnée le dimanche, on vient se balader, donc il fait soleil,
02:07 on se balade et puis là, tout d'un coup, au détour d'un chemin, on voit 50 personnes
02:11 surgir en train de hurler avec des gilets de sauvetage, en train de porter des bébés
02:15 dans les bras et porter surtout un énorme canot à bout de bras, arriver en haut d'une
02:20 dune et se jeter dans l'eau littéralement en hurlant et en s'entassant à l'intérieur
02:24 de ce morceau de caoutchouc.
02:25 Ce sont des scènes qui sont extrêmement choquantes.
02:27 Les gens qui sont sur la plage ouvrent de grands hurons, certains sortent leur téléphone
02:32 portable pour filmer parce qu'ils croient assister à quelque chose d'unique alors
02:37 que c'est devenu très banal aujourd'hui.
02:39 La dernière fois, je me rappelle, j'ai vu un homme faire du paddleboard pour sa forme.
02:44 Il faisait du paddleboard autour d'un bateau dans lequel se jetaient des femmes et des
02:48 enfants en hurlant pour tenter d'embarquer et prendre la mer.
02:51 Il y a des mondes parallèles sur la côte d'Opale en ce moment.
02:54 D'abord les migrants, vous le dites, ont tenté de passer par le train, au tunnel.
02:58 Ensuite ils ont tenté, et ça dure toujours, de passer avec les camions.
03:02 Et maintenant ces bateaux gonflables, ces canots, ce sont des espèces de gros zodiaques
03:06 noirs.
03:07 Il y en a même qui ont tenté quand même avec des pédalos ou alors des petits bateaux
03:12 de piscine, des kayaks.
03:13 C'est un marché désormais, ces canots gonflables, où la place se vend 1500 euros minimum.
03:20 C'est un marché où, vous l'avez dit, il y a une logistique internationale.
03:24 Les passeurs ne montent plus et c'est nouveau les armes pullulent désormais à Calais.
03:29 Ce que vous décrivez, Julien Goudichaud, est-ce que ça s'appelle une mafia ?
03:32 Exactement.
03:33 On assiste à un phénomène de mafia qui est né et qui est en train de grandir de plus
03:38 en plus.
03:39 Là, l'année dernière, il n'y a jamais eu autant de blessés par balles que l'année
03:42 dernière.
03:43 Des meurtres en pleine journée, dans la jungle, devant tout le monde, devant les autres migrants
03:48 qui n'osent pas dénoncer ces agresseurs.
03:50 Tout simplement, c'est parce qu'il y a une concurrence tellement énorme qu'aujourd'hui,
03:55 ces mafias sont obligés de s'armer.
03:56 C'est un business qui génère tellement d'argent qu'on est obligé de s'armer.
03:59 Donc tous les clans ont des armes et maintenant, les armes sont distribuées dans la jungle
04:03 aux petites mains et ce ne sont plus simplement les têtes de réseau qui ont des armes.
04:07 Ce sont les petites brèves, les migrants eux-mêmes dans la jungle qui ont des armes
04:10 et qui vont les cacher, les enterrer au pied d'un arbre, les déposer dans un buisson
04:13 et puis quand il y a un problème de concurrence ou le moindre broutille qui éclate, on va
04:17 déterrer le flingue et puis on vient et on règle ses comptes tout de suite.
04:20 Et vous dites que c'est un marché énorme, c'est quoi, 100 millions ? C'est ça le
04:23 chiffre que vous retenez ?
04:24 Alors, il y a eu 45 000 passages.
04:26 Si on multiplie le nombre de passages par… Si on fait une moyenne du prix du passage,
04:32 on atteint plus de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires.
04:35 Et comment elle s'organise cette mafia ? C'est-à-dire où sont les têtes de pont,
04:40 où est-ce que ça va être logistique pour les canaux ? Parce que vous décrivez quelque
04:42 chose d'industriel.
04:43 Comment ça s'organise ?
04:44 Alors c'est très pyramidal en fin de compte, ça vient s'apparenter à du narcotrafic
04:50 tout simplement.
04:51 Les petites mains qui sont chargées de tout en bas de cette chaîne, d'acheminer les
04:57 passagers jusqu'à la plage, de monter les canaux.
05:00 Les rabatteurs c'est encore au-dessus.
05:02 Les rabatteurs ne vont pas à la plage, les rabatteurs restent dans la forêt, dans la
05:05 jungle ou alors un petit peu à l'écart.
05:07 Ils sont simplement chargés de réunir des passagers et de les fournir aux passeurs.
05:12 Maintenant les rabatteurs font partie de plusieurs nationalités différentes.
05:16 Chacun en amène 10, 5, 15 de nationalités différentes, les amène aux gros passeurs
05:21 et ça y est on a 45 passagers.
05:23 Le but étant de réunir entre 30 et 45 passagers pour pouvoir envoyer un bateau en mer.
05:27 Et les canaux alors ils viennent d'où ?
05:28 Alors les canaux aujourd'hui c'est la grande nouveauté, ils viennent de Chine.
05:32 Ils sont tout simplement acheminés de Chine.
05:35 On peut les commander sur internet, sur une plateforme.
05:38 On les livre en France ?
05:39 On ne les livre pas en France, ils sont très souvent livrés en Allemagne.
05:42 Et alors ? Comment ça se passe pour arriver jusqu'à la plage de Calais ?
05:45 Alors ils sont récupérés en Allemagne, ils sont bien souvent stockés là-bas dans
05:48 des entrepôts pendant un petit instant.
05:51 Et puis après il y a des coursiers qui vont récupérer les bateaux en Allemagne et qui
05:55 les acheminent jusqu'en France pour les restocker encore une fois dans un garage,
05:59 dans un entrepôt, dans un petit box.
06:01 Et puis après la dernière étape c'est la livraison jusqu'aux plages.
06:05 Et les passeurs ne montent plus dans ces canaux ?
06:06 Non, les passeurs ne montent plus.
06:08 Ils roulent en BM maintenant les passeurs ?
06:09 Les passeurs roulent en BM.
06:11 Ça génère tellement d'argent qu'ils roulent en gros cylindres.
06:13 Alors ces gens viennent, vous l'avez dit, ils ont connu des errances terribles.
06:17 Ils viennent d'Afghanistan, du Soudan, d'Erythrée, d'Iran.
06:20 Il y a des femmes, des enfants, des bébés.
06:23 Ils savent que le risque de noyade existe et pourtant ils restent.
06:26 Ils tentent une fois, deux fois, dix fois.
06:29 Et l'un d'entre eux vous dit pourtant "moi j'aurais bien aimé rester en France".
06:32 Mais alors pourquoi l'Angleterre à ce point, à ce prix ?
06:36 Voilà, je me souviens, ça m'avait vachement surpris.
06:38 Le jour où j'ai embarqué, on a été secouru par les garde-côtes anglais.
06:43 On a tous pleuré, on s'est tous pris dans les bras dans le bateau des secours.
06:47 Et puis on a commencé à naviguer vers l'Angleterre.
06:48 Parce que, je ne l'ai pas encore dit, vous avez fini par embarquer.
06:51 Vous avez fini par franchir le pas.
06:53 Vous avez fait une traversée vous aussi.
06:55 Oui, j'ai embarqué avec eux.
06:56 Et donc, quand on était en train de naviguer vers l'Angleterre,
07:02 on était avec nos amis, on était tous contents.
07:03 Et puis, ce copain iranien commence à faire la mou en pointant les côtes anglaises.
07:09 Donc je lui demande "qu'est-ce qui se passe, ça va pas ?"
07:12 Il me dit "l'Angleterre, Julien, tu sais, il paraît qu'il ne fait pas beau,
07:16 la nourriture n'est pas bonne, les gens sont peut-être racistes un petit peu avec les migrants,
07:21 je ne sais pas ce que je viens faire ici".
07:23 Et je lui dis "mais tu es fou, pourquoi ?
07:25 On vient peut-être de risquer notre vie pour aller jusqu'en Angleterre et t'es pas content".
07:28 Il dit "je sais, mais moi je préférais la France, les gens sont sympas, votre pays est beau,
07:32 j'aurais aimé rester en France, mais voilà, le problème, c'est qu'on ne peut pas travailler chez vous.
07:37 Et moi, je viens pour travailler".
07:38 En fin de compte, c'est ça, ces gens-là viennent pour travailler.
07:41 Commencer à construire leur vie et surtout renvoyer de l'argent au pays
07:45 pour subvenir aux besoins de leur famille.
07:47 Donc, je pense qu'il y a peut-être quelque chose à revoir.
07:49 - Alors, il y aura peut-être une future loi immigration avec des visas temporaires
07:54 pour des métiers en tension.
07:56 Est-ce qu'ils se tiennent très informés des lois et de comment elles évoluent, les migrants ?
08:00 - Oui, oui, ils sont constamment sur leur portable, ils suivent les actualités,
08:03 ils suivent l'évolution des choses, évidemment.
08:06 Ils sont au fil de tout ce qui se passe.
08:07 Est-ce qu'on va les mettre dans un avion une fois arrivés en Angleterre
08:09 pour les renvoyer au fin fond de l'Afrique ?
08:10 Est-ce qu'on va faciliter leurs conditions pour pouvoir travailler facilement ?
08:13 Est-ce que... ?
08:15 Ils regardent tout ce qui se passe.
08:16 Mais, ils s'en soucient, mais ils ne vont pas le prendre en compte.
08:20 Si vous voulez, quand ils arrivent en France, ils demandent à leurs amis
08:22 "Bon, et toi, comment ça se passe ?"
08:24 "Ah ben moi, je ne travaille pas, je vais à la préfecture tous les jours pour le papier."
08:26 "Bon, alors je ne reste pas ici. Et toi, en Angleterre, comment ça se passe ?"
08:28 "Ben, je travaille, j'envoie de l'argent à la famille et tout."
08:30 "Bon, ben, on va en Angleterre."
08:32 - Julien Goudichaud, vous avez vu, évidemment,
08:35 cette mise en accusation des secours français
08:38 lorsque 27 personnes sont mortes noyées en novembre 2021.
08:42 Vous avez échangé avec les gardes-côtes.
08:44 Quel est votre regard sur cet épisode et sur le rôle des gardes-côtes ?
08:48 - C'est terrible, ce qui s'est passé.
08:50 J'ai bien évidemment lu l'enquête de Julia Pasquale, qui était différente.
08:54 Et c'est terrible, parce que je ne sais pas comment on peut prendre en compte
08:57 des appels de détresse en répondant comme ça, de la sorte,
09:00 à des gens qui sont en train de couler.
09:02 - Mais ils ont un travail compliqué, quand même, les gardes-côtes.
09:04 - Ils ont un travail très compliqué.
09:06 Quand on était dans le bateau, on est arrivé en pleine mer,
09:10 et donc, du coup, on s'est retrouvé en difficulté.
09:13 Tout le monde s'est mis à appeler les secours.
09:14 Quand ils se sont mis à appeler les secours,
09:16 il n'y en a pas un qui a appelé en donnant des positions GPS.
09:18 Il y a quatre personnes en même temps dans le bateau qui s'est mis à appeler les secours
09:21 en hurlant dans le téléphone « on va tous mourir, on est en train de couler,
09:24 il y a des femmes, des enfants, venez vite nous sauver ».
09:27 La communication a été coupée tout le temps parce qu'on ne captait pas.
09:29 Et puis, on n'était pas en mesure de donner des points GPS,
09:31 parce qu'on ne captait pas Internet.
09:33 - Julien Goudichaud, ce livre « Les plages de l'embarquement »,
09:37 « J'ai passé sept ans avec les migrants et les passeurs »,
09:39 s'apparaît aux arènes et c'est demain en librairie.

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