• il y a 2 ans
Derrière les 700000 sans-papiers que compterait la France, quelles vies ? Un documentaire diffusé sur Arte, "Premier de corvée", s'attache à montrer l'une d'entre elles, celle de Makan, Malien de 35 ans. Julia Pascual, journaliste au Monde et coréalisatrice de ce film, est l'invitée d'Alexis Morel. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-26-juillet-2023-2300431

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00:00 Bonjour Julia Pasquale, vous êtes journaliste au Monde, spécialiste de l'immigration
00:04 et vous co-réalisez, premier de Corvée sur Arte ce soir, un documentaire pour mettre
00:10 en lumière ce que l'on ne voit pas, ce que l'on ne voit plus, les travailleurs clandestins.
00:14 A travers le portrait et le parcours d'un d'entre eux, Makan Baradji, immigré malien
00:19 arrivé en France en 2018, que vous suivez dans sa quête d'un titre de séjour en France.
00:25 Car oui, Makan n'a donc pas de papier, mais il cumule deux boulots.
00:29 La plonge dans un grand restaurant parisien et des livraisons à vélo.
00:32 Il travaille d'ailleurs, on le comprend dès le début, il travaille depuis le tout premier
00:36 jour en fait, depuis le jour où il a posé le pied sur le territoire français.
00:39 Oui, effectivement, c'est ce qu'il raconte, c'est ce qu'il nous raconte.
00:42 Il arrive par l'Espagne, il prend un flixbus, il arrive à Paris le matin à 6h et à 13h
00:50 il est déjà en cuisine à faire la plonge dans un restaurant chic à Paris.
00:54 Alors, pour qu'on comprenne bien, pour ceux qui n'ont pas vu le film, quelle est la technique
00:58 entre guillemets pour pouvoir travailler sans papier quand on arrive comme ça, quelques
01:02 heures après son arrivée ? C'est une technique assez répandue parce
01:05 qu'effectivement sur le principe, les travailleurs sans papier ne peuvent pas travailler.
01:09 Ce qu'ils font souvent, c'est qu'ils se présentent avec les papiers d'un autre, un cousin, un
01:14 ami, un frère et l'employeur soit ne se rend pas compte parce qu'il ne prête pas vraiment
01:19 attention à la photo qui est présente sur le document d'identité, soit dans un non-dit
01:24 qui s'y a à tout le monde, celui qui a besoin de travail et celui qui a besoin de travailleurs.
01:27 Personne ne dit rien et on avance.
01:29 Et en tout cas, c'est l'objectif de Macan de travailler.
01:31 Il le dit clairement, on n'est pas venu ici en vacances ou pour prendre des photos de
01:34 la tour Eiffel, on est là pour bosser car la famille là-bas au Mali est dans la merde.
01:37 Alors à travers Macan, on saisit un peu mieux que peut-être la vie d'un travailleur clandestin.
01:42 Deux boulots, je le disais, le jour et la nuit, les affaires qu'on achète pour la famille
01:46 qu'on accumule dans un bidon, les visios sur le téléphone pour voir grandir ses enfants
01:50 à distance, la vie au foyer sur des lits superposés et vraiment, ça c'est très marquant
01:55 dans le film, le travail tout le temps et la solitude aussi.
01:58 Ça m'a beaucoup marqué, la solitude de ces travailleurs, même si certains se connaissent
02:03 et se réunissent dans le foyer.
02:04 Oui, il y a une vie vraiment, je pense, d'abnégation, de sacrifice.
02:09 D'ailleurs, Macan le dit et l'assume et c'est quelque chose qui se transmet presque de génération
02:13 en génération.
02:14 Son père, son grand-père ont migré avant lui pour la famille, à chaque fois pour faire
02:18 vivre la famille et c'est ce à quoi il se résout en ayant cette vie sacrifiée, de
02:24 renoncement, il n'y a pas de plaisir pour lui en France.
02:26 Il travaille et dès qu'il a un temps mort, il monte sur son vélo pour continuer de travailler
02:32 et gagner de l'argent.
02:33 Et donc progressivement, dans sa quête de papiers, il va être accompagné par la CGT,
02:36 il va même participer à des mouvements, à des grèves.
02:40 Le syndicat parvient facilement à les convaincre de s'engager parce que c'est quand même
02:44 un risque pour eux, parce qu'ils s'exposent, parce qu'ils font des manifestations.
02:48 Comment ça se passe ? Tout à fait, ils s'exposent.
02:50 D'ailleurs, c'est parce qu'ils n'osent pas aller voir leur employeur.
02:54 Macron est dans un restaurant où il y a à peu près 9 plongeurs sans papiers.
02:57 Ils travaillent dans ce restaurant tous depuis 2 à 3 ans, à temps plein.
03:01 On est sur un établissement qui a pignon sur rue dans les beaux quartiers parisiens.
03:04 Tout à fait, tout à fait.
03:05 Mais ce qui est le cas de beaucoup d'établissements.
03:07 Je pense qu'il y a très peu de restaurants, voire aucun, qui peut dire aujourd'hui ne
03:10 pas avoir employé ou ne pas employer de travailleurs sans papiers.
03:12 Et donc Macron, il a besoin d'obtenir ses papiers.
03:15 Il remplit les conditions, enfin une certaine partie des conditions pour demander sa régularisation.
03:20 Mais il a peur que son employeur l'envoie balader et le vire, le dégage.
03:25 Et donc, avec ses collègues, il se rapproche de la CGT parce qu'ils savent qu'il peut
03:28 y avoir un accompagnement du syndicat.
03:29 Et donc, ça va déboucher sur une grève parce qu'en fait, le patron est a priori réfractaire.
03:35 Ce n'est pas les seuls travailleurs qui se mettent en grève.
03:37 C'est un mouvement sur plusieurs entreprises, du bâtiment, du nettoyage, etc.
03:43 Et ça va leur permettre d'instaurer, on va dire, un rapport de force et d'obtenir
03:48 l'accompagnement de l'employeur vers la régule.
03:50 Parce que ça, vous l'expliquez bien, la place du patron, et c'est ce qui rend Vodok très
03:54 actuel en plein débat sur le projet de loi immigration, la volonté du gouvernement d'assouplir
03:57 certaines règles pour les clandestins qui travaillent dans ces secteurs en tension et
04:01 notamment la restauration.
04:02 Aujourd'hui, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que leur régularisation, elle dépend
04:05 vraiment du bon vouloir de leur patron.
04:08 Au-delà des pouvoirs publics, au-delà de l'État, ça dépend vraiment du patron.
04:12 Oui, en fait, pour le dire simplement, de façon un peu schématique, pour être régularisé,
04:17 c'est une mesure exceptionnelle.
04:20 Donc, pour ça, il faut remplir certaines conditions.
04:23 Avoir, à minima, trois ans de présence en France et le prouver.
04:26 Avoir, à minima, 24 feuilles de paix, bulletins de paix.
04:31 Et puis, avoir un accompagnement de l'employeur qui doit s'engager à travers la signature
04:35 de documents et notamment une promesse d'embauche.
04:37 Ensuite, une fois qu'on a réuni tous ces éléments, donc l'appui du patron est véritablement
04:41 indispensable, il faut encore que le préfet, grâce à son pouvoir discrétionnaire, décide
04:48 de régulariser le travailleur.
04:49 Il n'y a rien d'automatique.
04:50 Ça reste vraiment dans les mains du préfet.
04:52 Et alors, c'est ce point précis, dans le projet de loi immigration qui cristallise
04:56 les tensions avec LR et avec l'extrême droite, pouvoir régulariser plus facilement dans
05:01 ces métiers en tension.
05:02 Il y a une restauratrice dans le DOC que vous interrogez, elle dit « on en a besoin de
05:06 ces travailleurs, il faut arrêter l'hypocrisie, nos cuisines, elles ne tourneraient pas sans
05:10 les immigrés ». Ça, c'est une opinion qui est répandue dans le métier, dans la
05:14 restauration parmi les employeurs ?
05:16 Alors, il se trouve que oui, en effet, dans la restauration, on a un patronat qui assume
05:21 plutôt cette réalité, qui ne se voile pas la face et qui dit « oui, dans nos cuisines,
05:27 on travaillait ou travaille des travailleurs sans papiers ». Sachant qu'en disant ça,
05:32 en assumant le fait qu'il y a des travailleurs sans papiers dans leur cuisine, les restaurateurs
05:36 prennent un risque parce qu'en réalité c'est de l'emploi illégal d'étrangers sans
05:40 titre.
05:41 Sauf qu'eux, ils assument le fait que sans ça, leurs entreprises ne tournent pas.
05:44 Et on sait que c'est le cas d'autres secteurs d'activité qui sont moins promptes à le
05:48 reconnaître.
05:49 Le bâtiment, le secteur du nettoyage, le secteur de la livraison qui tourne énormément
05:54 grâce à ces étrangers sans titre.
05:56 Je reviens à Macan et enfin, ce rendez-vous en préfecture tant attendu, le jour où il
06:00 obtient ce titre de séjour.
06:02 Vous êtes là bien sûr.
06:03 C'est une scène très forte, il embrasse le papier devant la fonctionnaire et on le
06:08 voit vraiment sourire pour la première fois.
06:10 On va écouter cet extrait.
06:11 « Vous avez beaucoup de poids.
06:12 Là on dirait que vous avez 5 kilos sur moi.
06:14 Oh, on va aller nous voir.
06:17 C'est bien qu'ils vous bénissent.
06:19 Là c'est vous qui avez décidé de prendre votre vie en main.
06:23 Vous êtes venu nous voir mais c'est votre décision.
06:26 Là on entend dire « j'avais 100 kilos sur moi, j'avais un gros poids, il est soulagé
06:30 ».
06:31 Et l'interlocutrice qu'on entend, c'est Mariline Poulain de la CGT qui est la personne
06:34 qui l'a accompagnée durant toute cette quête du titre de séjour.
06:37 Exactement, c'est la personne qui était en charge à la CGT de l'accompagnement des
06:41 travailleurs sans papier.
06:42 Effectivement, Macan est énormément soulagé et notamment parce qu'il va pouvoir sortir
06:46 de l'ombre, avoir une vie moins stressante et aussi parce qu'il va pouvoir enfin retourner
06:52 au pays voir sa famille et ses enfants.
06:53 Alors ça c'est intéressant et c'est peut-être a priori un peu contre-intuitif pour le téléspectateur.
06:58 C'est que la première chose finalement que permet l'obtention du titre de séjour, c'est
07:02 de pouvoir retourner au pays, de pouvoir retourner au Mali en l'occurrence pour Macan.
07:07 Oui, lui il a quitté le pays, son fils avait un an, sa fille pas beaucoup plus.
07:12 Il les a vus grandir à travers les appels vidéo mais en réalité, ça fait quatre années
07:17 qu'il est loin, que sa femme, sa mère, sa grand-mère lui manquent, son village lui
07:22 manque.
07:23 Donc c'est vraiment ça qui lui va le libérer, c'est de pouvoir rentrer au pays.
07:27 Alors il obtient ce titre de séjour plutôt à la fin de votre documentaire.
07:31 Comment avant, dans la période où il est illégalement sur le territoire, vous l'avez
07:35 convaincu de vous parler, d'apparaître à l'écran clairement identifié ?
07:39 Ça n'a pas été simple, surtout parce que pour lui c'était nous ouvrir vraiment son
07:47 intimité en fait.
07:48 Et je pense que c'est quelqu'un qui est très pudique, qui est très réservé.
07:53 Ça a été compliqué de le convaincre mais en même temps il avait envie, je pense, de
07:57 laisser un témoignage à la fois pour ses pères, tous ceux qui comme lui galèrent,
08:01 et aussi laisser une trace de cette vie en France d'exil à ses enfants.
08:06 Et puis on a aussi tenu à l'associer avec Camille Milrand et Émile Costard, les co-réalisateurs,
08:12 en tant que co-auteurs du film, vraiment l'associer à la vie de ce film parce que c'est notamment
08:18 sa voix à lui qui accompagne tout le film.
08:21 Elle l'a interviewée à de nombreuses reprises et c'est sa voix off qui raconte aussi cette
08:24 vie.
08:25 Un mot quand même pour terminer d'un personnage récurrent de votre film, j'en ai parlé,
08:28 c'est Mariline Poulain, à l'époque responsable CGT, figure du combat syndical pour les sans-papiers.
08:34 Elle a une actualité, elle vient d'être renommée préfète à l'égalité des chances
08:38 dans Le Barin, vous qui la connaissez bien.
08:41 Est-ce que cette nomination vous a étonnée compte tenu de ses positions et de ses engagements
08:45 précédents ?
08:46 Non, je ne dirais pas que c'est étonnant.
08:50 En réalité, ça faisait un an que Mariline Poulain avait quitté la CGT pour diverses
08:53 raisons.
08:54 Elle avait dit vouloir transformer son engagement.
08:57 Le fait que Gérald Darmanin la nomme à ce poste-là correspond évidemment à une volonté
09:04 de diversification, de féminisation de la préfectorale.
09:07 Je pense que c'est aussi une sorte de prise de guerre peut-être pour le ministre qui
09:10 montre qu'il élargit un peu son air d'influence au-delà de la droite.
09:14 Et puis, je pense que pour Mariline Poulain, en tout cas c'est ce qu'elle dit, c'est
09:17 une volonté de porter ses engagements au-delà du syndicat.
09:20 On le voit dans le film d'ailleurs, c'est une femme qui montre qu'elle réussit à
09:25 parler aux travailleurs sans-papiers, mais aussi aux patrons, aux préfets, aux cabinets
09:30 ministériels.
09:31 C'est ça sa force.
09:32 Et elle n'y est pas pour rien dans le fait que la loi Immigration, dans sa version actuelle,
09:35 comporte un volet régularisation des travailleurs sans-papiers.
09:37 Elle y est même pour beaucoup.
09:38 Merci beaucoup Julia Pasquale.
09:40 Vous co-réalisez donc ce documentaire.
09:41 « Premier de Corvée » avec Emile Costard et Camille Milran.
09:44 C'est sur Arte ce soir, 22h40.
09:46 Aidez maintenant en ligne sur arte.tv.
09:48 Bonne journée.
09:49 Merci.

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