Anne Fulda reçoit Marc Lambron pour son livre «Le monde d’avant» dans #HDLivres
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00:00 -Bienvenue à l'Heure des livres, Marc Lambron.
00:02 Vous êtes écrivain, vous êtes également chroniqueur,
00:06 critique littéraire,
00:08 membre de l'honorable et vénérable Académie française.
00:11 Vous venez de publier un très joli livre tout en émotions retenues,
00:15 une écriture à l'os, sans peut-être ces démonstrations brillantes
00:21 que l'on vous connaît.
00:23 "Le monde d'avant", ça vient de paraître chez Grasset.
00:26 On ne vous attendait pas là.
00:28 C'est-à-dire, vous racontez votre grand-père.
00:32 -Oui, j'aime bien. -On a l'impression, juste,
00:35 qu'on dirait presque que vous êtes Annie Ernaud en pantalon.
00:40 Vous ne vous attendez pas sur ce terrain de "transfuge de classe".
00:44 -J'ai même rien contre les jupes, mais je ne venge pas ma race.
00:47 C'est le portrait d'un de mes grands-pères,
00:50 maternel, né en 1902, Pierre Denis,
00:53 qui a vécu dans une cité ouvrière de la Nièvre, près de Nevers,
00:57 qui s'appelle Infy, une grande ville de sidérurgie sur l'eau.
01:02 C'est le portrait de cet homme que j'ai connu à la fin de sa vie,
01:06 dans mon enfance.
01:07 C'est aussi, en effet, un lieu et un temps,
01:10 ce monde d'avant, qui est une France perdue,
01:15 et en même temps proche, et pour moi, riche d'enseignement.
01:19 On doit penser que je ne suis plus Muscadin,
01:22 parce que je vis à Paris depuis 40 ans,
01:24 mais il n'est pas interdit d'être polymorphe,
01:27 ni non plus de déjouer les images obligées
01:30 que l'on vous colle sur le dos.
01:33 Donc, oui, nous sommes plusieurs,
01:35 et c'est une de mes pluralités originelles.
01:38 -Vous avez écrit ce livre notamment pour montrer votre pluralité.
01:43 Peut-être aussi parce que vous n'êtes pas loin de l'âge
01:46 de votre grand-père ?
01:48 -Oui, j'écris maintenant pour deux raisons.
01:50 C'est un livre qui est nourri des souvenirs de ma mère,
01:54 qui est nonaginaire, et d'une de ses sœurs.
01:57 Malheureusement, leur mémoire est précaire.
01:59 J'ai atteint l'âge qu'avait mon grand-père quand je l'ai connu enfant,
02:03 et ça me permet de prendre la mesure de ce qu'est une vie humaine,
02:07 avec ses expériences et ses leçons.
02:11 Je suis dans le temps d'un autre qui était ce grand-père.
02:15 -Ce n'est ni un livre vengeur ni un livre nostalgique,
02:18 un livre de témoignages et de gratitude,
02:21 puisque vous écrivez une des dernières phrases de votre livre,
02:25 "Mon fait riche". Riche en quoi ?
02:28 -Il m'a fait riche en ceci, que quand je me souviens de ce monde,
02:31 qui était un monde, en effet, humble, dirait-on,
02:34 avec ses plaisirs, la pêche, le bal, la fête foraine,
02:40 les amis, les camaros, il faut dire que c'était une société
02:43 assez communiste du côté des ouvriers,
02:45 même si mon grand-père n'était pas membre du parti.
02:48 Le souvenir que j'en ai, c'est qu'il n'y avait pas de ressentiment,
02:52 c'est que c'est un monde sans acrimonie.
02:55 C'est un monde où le mot "solidarité" n'est pas un vain mot,
02:59 alors qu'il a été galvaudé.
03:01 Donc, ces pauvres m'ont fait riche en ce sens
03:04 que j'ai comme une dette d'honnêteté
03:08 vis-à-vis de ce que je retiens d'eux,
03:11 et les mots qui, sans doute, aujourd'hui, sont un peu dévalués,
03:14 mais qui étaient "fierté", "pudeur", "dignité",
03:17 "une façon d'être",
03:22 "une sorte de rectitude".
03:23 Et aussi, une chose qui me frappait beaucoup,
03:26 c'est que, pour autant, ils ne cédaient pas sur les plaisirs,
03:32 sur ce qui était leur luxe à eux.
03:35 Donc, il y avait une sorte d'allégresse,
03:38 une sorte d'allégresse combative,
03:40 et qui est là encore le contraire, peut-être, de cette France clivée
03:45 ou malheureuse ou géniale dans laquelle nous vivons,
03:49 alors même que les rigueurs de l'époque étaient sans doute,
03:52 notamment la guerre, bien supérieures à ce que nous en durons aujourd'hui.
03:57 -Ce qui est fou, c'est qu'on n'est pas loin,
03:59 presque d'une enquête sociologique,
04:01 où vous décrivez la manière dont ils vivent, dont ils se vêtent,
04:05 et presque de façon clinique,
04:08 très loin du monde de vos chroniques que vous avez décrites.
04:13 -Presque à un regard ethnologique.
04:16 C'est-à-dire, en effet, la vêture, les usages sociaux...
04:20 C'est un monde où on meurt chez soi, par exemple.
04:23 On naît d'ailleurs chez soi et on meurt chez soi.
04:26 C'est un monde où la nourriture est pour partie procurée par la pêche.
04:30 Ma grand-mère disait à son mari, "Pierre, va chercher le dîner."
04:34 Et il prenait sa gaule.
04:35 Et c'est un monde aussi où existait, peut-être plus qu'aujourd'hui,
04:39 un espoir qui était l'école.
04:42 L'ascenseur social existe, ma mère devient institutrice,
04:45 ma soeur aussi.
04:47 Et l'année où elle a son bac, en 1949,
04:51 il y a trois bacheliers dans cette petite ville de 3 000 habitants
04:55 qui sont des filles.
04:56 Il faut pousser les enfants, y compris les filles.
04:59 -Comment se fait-il que pour ce livre,
05:02 on a l'impression que c'est un autre Marc Lambrand,
05:05 que vous ayez...
05:06 Que vous soyez allé vers une forme de sobriété, d'épurement ?
05:10 -Oui, parce que ce n'est pas un livre
05:13 qui portait à la pirouette ou à la virevolte ou au brio.
05:16 Et je pense que j'ai peut-être éteint, précisément,
05:20 certains effets de danseur
05:22 pour être au plus juste
05:25 de ce que pouvait être,
05:28 oui, à la fois l'austérité, la dignité.
05:32 Et puis, oui, ça m'intéresse de voir ce qu'était...
05:37 C'est presque un livre d'historien, à certains égards,
05:40 écrit avec l'affect d'un petit garçon
05:43 qui était là comme un passant
05:46 et qui, en même temps, revient vers une des sources
05:50 de ce qu'il est, sans doute.
05:51 -Et la résistance aussi, en filigrane ?
05:54 -Il y a la résistance.
05:56 Ça, pour le coup, je pense que ces ouvriers de lanières
05:59 auraient pu aller plus vite que certains personnages éminents.
06:03 Oui, c'est une histoire en 43,
06:04 Maréchal Pétain vient à Nevers,
06:06 ma mère est requise pour chanter.
06:09 Mon grand-père lui dit "je te préviens, si tu ouvres la bouche,
06:12 je serai dans la foule, tu auras deux claques".
06:14 Il bluffe, mais néanmoins, il y a cela.
06:16 Il y a aussi une phrase très importante de ma grand-mère,
06:19 qui disait à ses filles "vous n'êtes ni plus ni moins que les autres".
06:23 Dire "vous n'êtes ni plus ni moins que les autres",
06:25 ça veut dire "vous n'êtes pas plus, mais vous n'êtes pas moins".
06:29 Autrement dit, "tout vous est possible
06:31 et tout vous est promis, ne cédez pas".
06:33 Mon grand-père disait aussi, c'est une phrase assez communiste,
06:37 "on ne peut pas lire, donc on reste rouge avant de molir".
06:41 Mais sans s'interdire, une fois encore,
06:44 c'est privauté que sont les plaisirs de la vie,
06:47 c'est ça qui est paradoxal pour moi.
06:49 C'est une société à la fois de rigueur, d'adversité,
06:53 et en même temps, une certaine pratique du bonheur.
06:56 -Exemplarité.
06:58 Je vous recommande ce livre, c'est très joliment écrit,
07:02 même si c'est un style différent que d'ordinaire.
07:05 C'est instructif, "Le monde d'avant", paru chez Grasset.
07:08 Merci, Marc Lambron. -Merci à vous.
07:12 ...
07:13 [Musique]
07:15 [Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org]