À 9h20, l'écrivaine Marie Ndiaye est l'invitée de Léa Salamé. Elle publie "Le bon Denis" (Mercure de France). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-lundi-07-avril-2025-6614918
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00:00Léa, ce matin, vous recevez une écrivaine.
00:02Bonjour Marine Diaille.
00:04Bonjour.
00:05Merci d'être avec nous ce matin.
00:06Si vous étiez une ville, un parfum et un plat ?
00:09Si j'étais une ville, je serais peut-être la ville de Pessac en Gironde, où je passe
00:19beaucoup de temps et que j'aime énormément.
00:21Si j'étais un parfum, peut-être le parfum ou l'odeur de la terre mouillée.
00:30Et puis un plat, je dirais le couscous ou le poteau-feu.
00:37Oui, des plats rassurants.
00:40Oui, surtout des plats mijotés, des plats pas compliqués mais qui demandent malgré
00:49tout une sorte de doigté pour les réussir et qui cuisent longtemps.
00:55Vous les réussissez parce que vous êtes une très bonne cuisinière.
00:57C'est pour ça que je vous ai posé la question.
01:01Oui, je pense être une bonne cuisinière sans être une cuisinière du raffinement.
01:11Je ne sais pas faire de choses très…
01:15Ce n'est pas chichiteux, votre cuisine ?
01:19J'aimerais bien être plus chichiteuse, mais je ne sais pas faire.
01:25Il n'y a pas de bon père, c'est la règle, qu'on n'en tienne pas rigueur aux hommes
01:28mais aux liens de paternité qui est pourri.
01:31C'est Sartre qui disait ça.
01:32Qu'en pensez-vous ? Il n'y a pas de bon père ?
01:34Je trouve qu'il est peut-être radical à l'excès.
01:43Je n'ai pas été élevée par un père, donc je ne sais pas ce que c'est que d'avoir
01:51un bon père ou un mauvais.
01:53Mais je vois autour de moi plein d'hommes qui sont de bons pères et qui tâchent de l'être.
02:00Déjà quand on s'y évertue, on est déjà un bon père, je pense.
02:07Je ne sais pas s'il y a des bons pères ou pas de bon père, mais en tout cas il y a
02:11un bon Denis.
02:12Le Bon Denis, c'est le titre de votre nouveau livre qui sort au Mercure de France dans la
02:15collection Traits et Portraits Marine Diaille où vous poursuivez votre œuvre littéraire
02:20ample, intense, ambitieuse depuis le Féminin pour Rosicarpe et le Goncourt pour trois femmes
02:25puissantes il y a 15 ans.
02:26Le Bon Denis, c'est l'histoire de la quête du père, de la quête de l'enfance, de l'enfance
02:31mythifiée.
02:32C'est un texte aussi magnifique que déroutant qui sonde la mémoire familiale dans ce qu'elle
02:36a de confus, de mystifié, voire de mensonger avec toujours cette écriture éblouissante.
02:42Il y a quelque chose qui nous jette un sort, je me suis dit ça à chaque fois que j'ouvre
02:47un de vos livres Marine Diaille.
02:48C'est comme si on est happé, vous savez qu'il y a quelque chose d'en sorcelant
02:54chez vous.
02:55On vous l'a déjà dit ça ?
02:56Je ne sais pas si on me l'a dit ainsi, mais ce qui m'intéresse en littérature,
03:05ce qui m'intéresse dans l'écriture, c'est la magie, c'est-à-dire c'est de prendre
03:15le lecteur dans les raies d'une mise en forme, d'une écriture, oui en effet.
03:25Et que le lecteur ne puisse pas lâcher le livre, c'est ainsi comme ça avec vous.
03:29En tout cas, ça fonctionne sur moi, votre sort marche très bien sur moi et sur beaucoup
03:32de lecteurs, vu le succès qu'est à chacun de vos livres.
03:35Il commence avec cette interrogation, ce livre de la narratrice qui vous ressemble drôlement.
03:40Pourquoi son père, le père de la narratrice, a-t-il quitté le foyer familial ? Pourquoi
03:44a-t-il quitté femme et enfant quand elle n'avait qu'un an ? Alors elle va enquêter.
03:48Elle va enquêter et rendre visite à sa mère qui est en maison de retraite pour l'interroger
03:52sur ce père absent.
03:53Pourquoi il est parti ? Et sa mère, vieille femme fantasque à la mémoire défaillante,
03:57préfère lui parler d'un autre homme, d'un autre compagnon, un certain Denis qu'elle
04:02appelle « le bon Denis » et qui a partagé sa vie pendant deux ans après le départ
04:05du père.
04:06Mais qui est ce Denis ? A-t-il vraiment existé ? Est-ce un beau père fantasmé ? Pourquoi
04:11la narratrice n'a pas de souvenir de lui ? C'est toutes ces questions que pose le
04:17livre.
04:18Et surtout, pourquoi sa mère l'appelle « le bon Denis » ? À l'origine de ce
04:23livre, il y a un mot.
04:24C'est souvent comme ça avec vous, il y a toujours une image qui vous arrive avant
04:27de commencer à écrire un livre, vous me l'avez déjà expliqué à ce micro il y
04:30a quelques années.
04:31Vous avez une image et cette image, qui vous arrive en rêve ou pas, vous conduit à écrire
04:35un livre.
04:36Là, ce n'est pas une image, c'est un mot.
04:37C'est le mot de « bonté ». La bonté.
04:40Qu'est-ce que la bonté ? Ce livre, c'est aussi un livre sur la bonté.
04:45C'est quoi la bonté ?
04:46Oui, vous avez tout à fait raison.
04:51Ce qui est à l'origine du livre, c'est ce mot « bonté ». Et j'ai travaillé
04:57beaucoup sur la mauvaiseté, sur les sentiments troubles qu'on peut tous éprouver.
05:06J'avais envie d'interroger cette notion-là de bonté.
05:13Et je me suis rendue compte que c'était très difficile à définir en fait.
05:19C'est très difficile à définir ? Vous dites que c'est comme une essence, un parfum,
05:23c'est très difficile de définir un parfum.
05:25Eh bien, la bonté, c'est très difficile à définir.
05:28Oui.
05:29La bonté qui n'est pas, dans ce que je voulais faire, qui n'est pas la gentillesse,
05:37la tendresse, etc.
05:40La bonté, qu'est-ce que ça veut dire en fait d'être un homme ? Là, c'est un
05:47homme en l'occurrence, puisque c'est Denis, d'être un homme bon.
05:52Et est-ce que la bonté ne peut pas être terrible aussi ? Est-ce que l'ange ne peut
06:01pas être aussi vengeur ? Est-ce que la bonté n'est pas d'une certaine manière plus
06:09effrayante encore que son contraire ?
06:12Voilà, c'est toujours comme ça avec vous, c'est toujours trouble, c'est toujours
06:16impressionniste, c'est toujours tremblant.
06:19Est-ce que la figure de Félicité dans « Un cœur simple » de Flaubert, ça ne ressemblerait
06:25pas au plus près à ce que c'est que la bonté ?
06:28Oui, c'est le seul personnage en littérature que j'associerais à cette notion-là,
06:41en effet, dans le récit de Flaubert.
06:44Je n'en ai pas trouvé d'autres, peut-être parce que c'est trop difficile à décrire,
06:52finalement.
06:53Une de vos autrices préférées, Joyce Carol Oates, parle, elle, d'empathie, pas de
06:58bonté, de l'empathie qui est à l'origine de l'écriture chez elle.
07:01Écoutez-la au micro d'Augustin Trapenard sur Boomerang.
07:04C'est une belle question.
07:06Sur le plan politique, on a immensément besoin d'empathie.
07:10Et il n'y en a pas suffisamment.
07:12En revanche, au sein des familles, je pense que c'est un élan, un instinct naturel quand
07:15même.
07:16C'est un don.
07:17C'est le principe de la littérature pour vous ? L'empathie ?
07:18En effet, oui.
07:19Oui, l'empathie et la sympathie, à savoir s'identifier avec un sujet.
07:27Je n'envisage pas l'écriture d'une œuvre de fiction, d'un roman, sans y injecter énormément
07:33d'empathie.
07:34Elle, elle parle d'empathie, vous vous réfléchissez sur la bonté, mais fait-on de la littérature
07:40avec des bons sentiments ?
07:41Je pense qu'on peut faire de la bonne littérature avec, non pas précisément de bons sentiments,
07:50mais de bonnes intentions.
07:52Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'avoir un cœur mauvais pour faire de la bonne littérature.
08:01Et pourtant, sur France Culture, il y a quelques jours, vous disiez « les écrivains ne sont
08:04pas des gens bons ». Vous n'êtes pas quelqu'un de bon, vous ?
08:07Je m'efforce, je tâche.
08:13Il y a la question de la bonté, et puis, vous l'aurez compris, il y a la question
08:17du père, de ce père absent, des missionnaires, un homme inconséquent, égoïste, avide d'une
08:31existence imaginaire dans laquelle, privé de nous, il serait plus grand.
08:34Un sale type, un homme sans honneur.
08:37Ce père sénégalais, dont vous tentez de retracer l'enfance dans les rues de Dakar
08:40pour essayer de le comprendre, petit garçon, il n'a connu ni l'amour, ni la tendresse,
08:44mais seulement la peur.
08:45Une peur quotidienne, obsédante, enveloppante, dites-vous.
08:49Vous essayez de comprendre cet homme qui a quitté ses enfants, quand l'anératrice
08:58qui vous ressemble drôlement avait un an, en essayant d'aller dans son enfance, essayer
09:03de comprendre, s'il n'a pas été aimé, s'il n'a pas reçu de tendresse, s'il
09:06n'a connu que la peur dans l'enfance, peut-il aimer ses enfants ?
09:09J'essaye de comprendre cet homme que j'avais toujours jugé du seul point de vue de sa
09:22personnalité propre.
09:23Je me disais qu'un homme qui abandonne femme et enfant ne peut être qu'un mauvais homme.
09:34J'ai tenté dans l'histoire de replacer ce qui relève de ses caractéristiques propres
09:45dans un contexte qui n'était pas simple.
09:53C'est un homme qui a eu une enfance extrêmement dure et qui s'est retrouvé en France dans
10:02les années 60 et j'ai essayé de comprendre ce que pouvait ressentir un homme noir, un
10:10Africain, en France dans les années 60 et j'ai compris, j'ai cru comprendre en tout
10:16cas que ce n'était pas évident.
10:20Non, ce n'était pas évident, Marie, à votre mère, à la mère de l'anératrice,
10:25on a compris, je ne vais pas faire ça à chaque fois, avec ses grands-parents maternels,
10:32vous dites, ce grand-père maternel, grand-père de la mère, enfin le père de la mère, né
10:37en 1910, que sa fille épouse un homme noir était inconcevable, c'était comme si elle
10:41avait épousé un chien ou un cheval.
10:43Oui, ce n'était pas du racisme au sens où l'on l'entendrait maintenant, c'était
10:55vraiment en dehors de leur constellation mentale.
10:59C'était inimaginable, inenvisageable et cela malgré tout s'est produit, l'entrée
11:10dans leur monde de cet homme qui ne leur ressemblait à rien et auquel ils ne pouvaient absolument
11:18pas s'identifier.
11:20Et ils disent aussi à la petite-fille, peut-être vous, le grand-père dit lors d'un repas
11:24familial, elle serait si jolie si elle n'avait pas d'aussi grosses lèvres.
11:28Et bien oui.
11:30Vous l'avez entendu cette phrase ?
11:31Oui, oui, mais c'était dit gentiment, ce n'était pas du tout agressif, c'était
11:40un constat en fait.
11:43Et puis voilà, j'ai appris à vivre avec mes grosses lèvres que je trouve maintenant
11:51très très jolies, ce n'est pas le problème.
11:55Mais c'était cette France de la fin des années 60, du début des années 70 dans
12:04laquelle il était très difficile d'être autre.
12:08Ce livre c'est sans doute le plus intime que vous ayez écrit puisque vous essayez
12:13de comprendre ce père qui est parti quand vous aviez un an et d'ailleurs vous dites
12:17on peut vivre sans père, en fait je me suis libérée dites-vous du manque de père, c'est
12:24quelque chose que vous avez réussi à faire.
12:26Vous essayez aussi de vous mettre à la place de ces grands-parents maternels qui ça ne
12:31rentre pas dans leur constellation.
12:32Vous essayez de comprendre en fait, vous essayez de comprendre tout ça et en allant
12:38à la recherche de l'enfance, de cette enfance qui est toujours floue, toujours brumeuse
12:42avec vous, qui est toujours de cette mémoire défaillante de la mer, les gens projettent.
12:47C'est ça qui est toujours très fort chez vous, c'était aussi le cas dans votre précédent
12:50livre, c'est-à-dire qu'on ne sait pas en fait, chacun a une lecture différente,
12:53la mémoire elle est trompeuse, la mémoire elle est menteuse.
12:56Ce que dit aussi, je voudrais que vous l'écoutiez, Sors Chalandon, sur l'enfance et comment
13:02on mythifie les choses.
13:04Sortir d'une famille sans savoir ce qu'est la vérité, ce qu'est le mensonge, sans
13:08savoir ce qu'il aurait dû me donner, ce qu'il n'a pas fait, mais j'ai été élevé,
13:13c'est terrible, sans musique, j'étais élevé évidemment sans théâtre, sans culture,
13:20sans rien de ce qui fait l'héritage d'un homme.
13:23Je n'ai hérité de rien à part de ces mensonges.
13:25Quand j'ai quitté tout ça, je me suis retrouvé sans aucun repère.
13:29Je n'ai pas ce sac d'amour, de connaissances avec lequel on part dans la vie comme un sac
13:37à dos vers le soleil.
13:38J'étais dans l'obscurité, j'ai quitté l'obscurité pour l'obscurité.
13:42C'est-à-dire qu'il a fallu moi-même, tout d'un coup, que je retrouve tout.
13:47Mais est-ce qu'il faut aller à la recherche de son enfance au fond ? Est-ce qu'il faut
13:51tout connaître de ses parents ? Est-ce qu'il faut essayer d'aller voir où il vaut mieux oublier ?
13:58J'ai l'impression, malgré tout, que le travail des écrivains, c'est toujours de
14:04puiser dans les origines, d'essayer de comprendre ce qu'il y a fait d'eux des écrivains aussi.
14:12Parce que c'est bizarre d'écrire, ce n'est pas dans la normalité d'écrire.
14:26À quoi ça sert finalement de produire des livres ? C'est un travail ardu, c'est un
14:36travail qui n'est pas toujours le plus plaisant et on pourrait faire plein d'autres choses
14:42que d'écrire. Et si on s'attèle à cette tâche, le moins qu'on puisse faire, j'ai l'impression
14:51c'est d'essayer de comprendre ce qui nous a fait tels.
14:55Vous écrivez depuis que vous êtes enfant. À 17 ans paraît votre premier texte, repéré
15:01par les éditions de Minuit, par Jérôme Lindon. Ensuite vous aurez le féminin, le
15:07second cours. Vous dites j'ai besoin de lire avant d'écrire. Vous lisez systématiquement
15:13même trois lignes, même quelques pages parce que ça vous donne envie d'écrire. Est-ce
15:17que vous écoutez de la musique aussi quand vous écrivez ou avant d'écrire ou après ?
15:22Non, je n'en écoute certainement pas. Pendant que j'écris, j'ai besoin d'être dans
15:32le calme, le silence. La musique ne m'est pas nécessaire pour écrire.
15:39Mais pour vivre quand même si. Et notamment Janice Joplin, l'une de vos chanteuses préférées.
16:03Peace of my heart, Janice Joplin. Je termine par les impromptus, Marine Diaz, vous répondez
16:10rapidement. Il y a de belles photos dans ce livre, c'est le principe de cette collection
16:13du Mercure de France, traits et portraits. Des photos de la Beauce, de Raymond Depardon,
16:18de Cartier-Bresson, des photos de Dakar. Et des photos de vous, vous enfant et vous vers
16:2220 ans, très belles. Il y a une photo de vous, vous venez de publier votre premier
16:26roman. Vous êtes toute jolie. Elle rêvait de quoi cette jeune fille à ce moment-là ?
16:32Cette jeune fille rêvait d'écrire et d'écrire et d'écrire.
16:38Elle rêvait de gloire ? Elle rêvait que ses livres marchent ? Elle rêvait d'avoir
16:41le prix Goncourt ?
16:42Non, cette jeune fille pensait que ce n'était pas fait pour elle, que ce n'était pas
16:50fait pour son genre d'écriture. Et finalement, ça s'est produit miraculeusement.
16:56Miraculeusement, vous avez eu les prix et vous avez eu la reconnaissance du public.
17:00C'est quelque chose qui vous étonne toujours ?
17:02Oui.
17:02C'est vrai ?
17:03Oui.
17:04Vous ne comprenez pas ?
17:05Non, parce que j'ai l'impression d'écrire d'une manière qui n'est pas la plus
17:13abordable.
17:15Et ça marche ?
17:16Oui.
17:17Eh bien, c'est bien. Il y a de l'espoir, non ?
17:20J'en suis ravie et toujours étonnée.
17:24Si je vous dis que vous êtes une femme puissante, vous me répondez quoi ?
17:29Oui, je prends.
17:32Trois femmes puissantes, c'est vous qui m'avez inspirée sur le titre « Femmes puissantes ».
17:39Liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ?
17:43Liberté.
17:45Et Dieu dans tout ça ?
17:47C'est une question qui ne m'a jamais intéressée.
17:51Ma mère nous a élevées de la manière la plus laïque qui puisse être et ça ne
17:59m'a jamais concernée cette histoire de Dieu.
18:03Le Bon Denis, c'est au Mercure de France, unanimement salué par la critique.
18:08Alors là, vous avez tout, Le Figaro, Les Unrocs, tout le monde trouve ce livre très
18:12beau, intense, profond, avec toujours cette écriture ensorcelante.
18:16Voilà, laissez-vous jeter un sort, le sort de Marindia et ça marche.
18:20Merci à vous et très belle journée.
18:21Merci.