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  • 25/03/2025
"Il y a un agriculteur chaque jour qui se donne la mort en France. Là, en 2019."

Dans "Au nom de la terre", Guillaume Canet joue le rôle d’un agriculteur à bout, qui ira jusqu’au suicide. C’est l’histoire du père du réalisateur, Edouard Bergeon. Il raconte.

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Transcription
00:00T'as arrêté dans la merde ?
00:01Si tu m'avais écouté, au lieu d'aller foutre la main dans le système,
00:03t'étais jusqu'au cou dans le système !
00:05Moi, au moins, j'étais libre !
00:20Donc là, on est sur Méroute-Poix-de-Vine.
00:25On est en Pays-Mélusin, on arrive sur la commune de Jasneuil,
00:28c'est le village où j'ai grandi.
00:29Parce qu'on a quand même une des plus belles églises du Poitou-Charles.
00:32Et puis c'est là qu'il y a eu le dernier moment pour l'entraînement de mon père.
00:39Donc là, c'est la ferme et là, c'est la maison dans laquelle j'ai grandi.
00:42J'avais peint les volets rouges à l'époque, il y a plus de 20 ans.
00:45Ils ont un peu passé, là.
00:47Tout ça, au moment de Pâques, parce que c'est saisonnier, le chevraud.
00:49C'était plein de chevrauds.
00:51Même dans le séchoir à Tabas, là, dans le bâtiment derrière,
00:54il y avait jusqu'à 7000 chevrauds en même temps.
00:57Les chevrauds, ils boivent du lait, de la poudre de lait.
00:59Et la poudre de lait, à l'époque, on la payait 10 francs le kilo.
01:03Donc sur une année, enfin sur 6 mois,
01:04on sortait plus d'un million de francs d'aliments de poudre de lait.
01:08Vous imaginez ?
01:09Les frais vétérinaires, il y en avait pour 2 ou 300 000 francs.
01:12Donc ça, cumuler, ça fait des charges incroyables.
01:16Mais on était dépendants des cours de marché quand on les vendait, les chevrauds.
01:19C'est-à-dire que mon père, en gros, concrètement,
01:21il savait combien ça lui coûtait.
01:22Par contre, il ne savait jamais combien il vendait son chevraud
01:25au moment de le vendre à l'abattoir, en fait.
01:28Il n'y a que dans l'agriculture qu'on peut travailler à part.
01:29C'est quand même assez dingue.
01:32On ne répercute pas.
01:33Le boulanger, le blé lui coûte tant.
01:36Il peut vendre sa baguette le prix qu'il le décide.
01:38Vous êtes menottés.
01:41La coopérative vous pousse à construire un bâtiment,
01:45aidé par la Chambre d'agriculture, le Crédit Agricole.
01:48Ça s'appelle l'intégration.
01:49La coopérative vous apporte les poussins ou les porcs ou les veaux,
01:52c'est la même chose, vous apporte l'aliment.
01:54Et à la fin, ils vous reprennent les animaux et vous disent
01:56« tu seras payé tant ».
01:57Mais vous ne faites pas la facture du produit.
01:59C'est quand même fou.
02:00Mon père, il travaillait combien d'heures ?
02:02Il travaillait tous les jours, donc 12, 14, 16 heures par jour.
02:05Et tous les jours, une petite pause de dimanche.
02:08À eux deux, ils arrivaient à peine à se dégager un SMIC.
02:10Et il y a des mois où ils ne se dégageaient rien.
02:13Et en 1989, il y a eu un incendie qui a tout ravagé.
02:15Ça, c'est le premier coup vraiment qui a été dur pour mes parents
02:20puisqu'on n'était pas assurés contre les pertes d'exploitation
02:23et on a perdu 2 000 chevraux et donc 300 000 francs à l'époque en 1989.
02:27C'est énorme pour une petite exploitation agricole.
02:29Les poutres noires calcinées, c'est des stigmates de l'incendie,
02:33même le gris du mur qu'on avait reconstruit,
02:35rénové en fait ce bâtiment pour pouvoir continuer la production
02:38parce que ce n'est pas parce que vous brûlez qu'on peut s'arrêter.
02:39Derrière, il y a les emprunts, il y a tout qu'il faut rembourser.
02:41Donc c'est pour ça que derrière, on a continué à grandir, grandir, grandir.
02:45On ne pouvait plus s'arrêter en fait.
02:47On cherchait toujours des productions différentes
02:48ou des manières de faire différemment
02:50pour rembourser les crédits qu'on avait, tout simplement.
02:53Et c'est en ça que mon père, quand il est tombé dans sa dépression,
02:56il disait qu'il s'était planté de boulot, qu'il n'aurait jamais dû faire ça,
02:58que lui aussi, avec le travail qu'il a fait,
03:00il aurait mérité avoir de l'argent, partir en vacances.
03:04On redoutait les périodes estivales
03:06puisqu'on recevait des cartes postales de la famille
03:08qui étaient en camping de là-bas, en montagne.
03:11C'était terrible de recevoir.
03:14On partait deux jours, trois jours de temps en temps.
03:15Une fois, je me rappelle, on est parti à Arcachon,
03:18on a dormi dans la voiture parce qu'on ne devait pas partir.
03:20Finalement, il y a eu un orage.
03:21À cause de l'orage, on n'a pas pu faire les moissons.
03:22Et puis, on est parti à l'arrache.
03:23Et puis, on n'a pas trouvé d'hôtel.
03:24Et puis, on a dormi dans la voiture.
03:25Et en 97,
03:28huit ans jour pour jour après le premier incendie,
03:31les nouveaux bâtiments flambent aussi.
03:33Chauffage, encore une fois, chauffage au gaz.
03:35Et c'est vraiment lors de cet incendie en 97
03:38que mon père a baissé les morats.
03:39Là, commençait plus de deux ans
03:43d'une descente jusqu'aux enfers.
03:46Une dépression dont il n'a pas pu se relever.
03:52Vous imaginez, voir tout ça cramer ?
03:54Moi, j'étais dessous avec lui.
03:57On a essayé de sauver tout ce qu'on pouvait.
03:58En fait, on ne sauve rien,
03:59mais on ne peut pas faire autrement que d'essayer de sauver ce qu'il y a.
04:02Et là, ça a été une spirale,
04:04une descente abominable pendant plus de deux ans
04:07où il s'enfermait dans sa chambre,
04:10où il ne voulait plus voir sa ferme,
04:11il ne voulait plus voir son métier.
04:12Et puis, jusqu'à un moment donné,
04:16il ingérait des pesticides
04:17parce qu'il cherchait une porte de sortie.
04:20Il y a un agriculteur chaque jour
04:23qui se donne la mort en France.
04:24Là, en 2019.
04:27Donc mon père, c'était il y a 20 ans.
04:30Mais on peut dire que rien n'a changé,
04:31et c'est même pire aujourd'hui.
04:34Aujourd'hui, être agriculteur,
04:35c'est aussi difficile qu'il y a 20 ans
04:38et peut-être encore plus parce que
04:41un tiers des agriculteurs vivent avec moins de 350 euros par mois.
04:44Il y a quand même un truc qui ne marche pas.
04:46Les agriculteurs sont ceux qui nous apportent
04:49ce qu'on a dans notre assiette.
04:51Il n'y a pas de pays sans paysans.
04:53Moi, je ne parle pas de bio,
04:53parce que le bio, ça peut être des tomates
04:55acheminées du bout du monde, élevées en serre.
04:59Il faut raccourcir les circuits.
05:00Il faut retourner dans les fermes, en fait.
05:02Nous, on ne voyait personne ici.
05:05On était hyper isolés.
05:06On a perdu le lien avec le consommateur.
05:08Moi, quand j'étais gamin,
05:10je rêvais sûrement de reprendre
05:12et puis d'être ingénieur agronome.
05:14Pourquoi ?
05:15Parce que pour apporter cette agronomie,
05:16cette technicité, pour continuer dans ce modèle intensif.
05:18Et je pense être à la tête d'une ferme de 250, 300, 400 hectares,
05:22moderne, être un gentleman farmer.
05:24Oui, j'aurais sûrement été dans ce modèle-là,
05:28mais les événements ont fait que non, je n'ai pas repris.
05:31Je reviens quand même à la terre, puisque...
05:33Regardez, je fais un film sur l'agriculture.
05:35J'ai fait des documentaires sur l'agriculture.
05:36La terre, j'y ai des baskets, mais elle est amoureuse.
05:39On l'a toujours qui nous suit.
05:40Je creuse toujours ce sillon de l'agriculture
05:42et je n'en sortirai jamais,
05:44parce que c'est elle qui nous nourrit et qui nous a fait nous,
05:48qui nous a pris le pire et qui nous a amené le meilleur.

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