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Vers l'an mille, la croissance reprend en Europe grâce au travail paysan, seule source de richesse. L'agriculture commerciale, surtout céréalière, prend son essor.
Pour conquérir de nouvelles terres à blé, on détruit forêts et zones humides. Mais l'arrêt de la croissance au XIVe siècle et une longue succession de famines, d'épidémies et de guerres déciment l'Europe paysanne et provoquent de grandes révoltes. De la Jacquerie française de 1358 à la Guerre des paysans allemands de 1525, toutes sont noyées dans le sang. Année de Production :

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00:00...
00:20Pendant plus d'un millénaire, l'Europe entière était paysanne.
00:25De génération en génération,
00:27des hommes et des femmes proches de la terre en ont pris soin
00:31pour se nourrir et nourrir leurs semblables.
00:35Mais que savons-nous de leurs peines et de leurs rêves,
00:37de leur solidarité et de leur révolte contre tous les dominants
00:41qui veulent s'emparer de leurs champs et de leur travail ?
00:46Privés de pouvoir et de récit,
00:49ce peuple paysan a longtemps vécu dans le silence et l'obscurité.
00:54Aujourd'hui, on le dit en voie de disparition.
00:57Pourtant, son histoire est plus actuelle que jamais,
01:01traversée depuis 15 siècles par une même question,
01:04celle de la terre et de son usage.
01:07...
01:12Musique douce
01:15...
01:19Cerises de bois
01:22...
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01:40...
01:43Ton herbe est pour ne pas que ça l'épuise, si tu vas pâturer une herbe qui n'est pas
01:56assez avancée et que tu vas toujours aller la couper, forcément elle va appuyer dans
01:59ses réserves et elle va s'appauvrir et c'est une prédilection qui va produire dans le
02:02temps.
02:03On essaie de les faire durer au maximum 10-20 ans si elles veulent, mais pour qu'elles
02:09puissent durer, il faut les préserver, donc il faut les faire pâturer au stade optimal
02:13et le stade optimal c'est ça, c'est au stade 3 feuilles, donc tu vois si tu prends
02:17une graminée, toi c'est ça, t'as une, deux et t'as ta troisième feuille et normalement
02:23t'as une hauteur de feuille à 18-20 centimètres pour de la chaletière.
02:27C'est intéressant en fait, on modèle, c'est d'où le nom du paysan qui modèle
02:31le pays et qui fait le pays et c'est vrai que c'est rigolo si on a un impact qui est
02:35énorme finalement dans notre territoire, selon si j'entretiens mes haies ou pas,
02:39si j'en plante ou pas, si là je plante des haies, je plante des arbres fruitiers,
02:44je fais des pré-vergers, en fait dans 100 ans c'est des poiriers qu'on verra qu'on
02:48aura plantés, du coup c'est gratifiant aussi, on essaie de laisser quelque chose derrière
02:54nous qui est intéressant et vivable.
02:56Une autre manière de gérer les ressources, la manière forte, qui voit dans la nature
03:08un ennemi à vaincre, comme ces marais de la région de Rome que le régime fasciste
03:12de Mussolini décide d'assécher en 1934 pour en faire des terres cultivables.
03:18L'opération s'appelle la bataille du blé, vue par les actualités de l'époque,
03:25on dirait un film de guerre.
03:26L'Europe connaît la même frénésie de défrichement vers l'an 1000, quand après
03:35des années de stagnation, la croissance démographique et la croissance économique reprennent en
03:40même temps.
03:41Les dominants poussent à l'extension des terres cultivées, conquises sur les forêts
03:46et les zones marécageuses, comme celles qui bordent le fleuve Po dans le nord de l'Italie.
03:53Les grands monastères, les grands seigneurs identifient ces espaces comme de nouveaux
04:01lieux de pouvoir.
04:02Ils y font venir des hommes, leur font travailler la terre et s'enrichissent avec les profits
04:10générés par ces nouvelles terres cultivées.
04:13Cette violence faite à la nature entraîne bien souvent une réaction de la part de la
04:21terre elle-même.
04:22Quand on canalise un fleuve pour en cultiver les abords, ça veut dire que lorsqu'il entre
04:32en cru, par exemple, l'eau ne va plus inonder des zones non cultivées, des marais ou des
04:39bois qui existaient auparavant, non, elle va se répandre dans des champs cultivés.
04:47Une inondation sur des terres incultes n'a aucune conséquence, mais quand elle survient
04:54dans un espace transformé en terres cultivées, elle devient dramatique, préjudiciable, dangereuse,
05:03aussi bien pour les cultures que pour les habitants et pour les villages qui s'y sont
05:07installés.
05:08Mais au XIe siècle, on voit surtout l'effet positif de la croissance.
05:15Une nouvelle période de prospérité dont la construction des grandes cathédrales est
05:19le signe le plus visible.
05:21C'est le produit du travail paysan, seule source de richesse, qui permet de les bâtir.
05:28Pourtant ces paysans, qui forment la très grande majorité du peuple chrétien, n'apparaissent
05:35ici que rarement, perdus au milieu de la foule des rois et des saints, jamais très loin
05:40des monstres, toujours en bas pour bien leur rappeler leur place.
05:43La paysanne va au marché pour y vendre son lait et, chemin faisant, rêve de s'enrichir.
06:01Puis son pote au lait se brise.
06:05Adieu veau, vache, cochon, couvée.
06:08La première version française de cette fable date du milieu du XIIIe siècle.
06:16C'est une de ces leçons de morale chrétienne que le curé prêche aux paysans le dimanche
06:21pour les mettre en garde contre la tentation de s'élever au-dessus de leurs conditions.
06:26Mais la fable dit également que les paysans du Moyen-Âge profitent eux aussi de la croissance
06:32et participent à leur façon au développement du marché.
06:38À mesure que l'économie de marché se développe, ce qui est le cas à partir du XIIe siècle,
06:45les paysans y participent.
06:46On le constate presque partout en Europe.
06:50Les paysans ne font pas que payer une redevance aux seigneurs et subsister tant bien que
06:57mal sur ce qui leur reste de récolte.
06:59Ils ont de quoi aller eux-mêmes vendre leur production au marché.
07:05Ils vendent des céréales aux villes.
07:07Les citadins en ont besoin.
07:09Ils leur en achètent.
07:10Et en retour, les paysans achètent aux citadins des vêtements, des objets en métal, qui
07:16sont de meilleure qualité que ceux qu'ils peuvent fabriquer eux-mêmes ou trouver chez
07:20le forgeron local.
07:21Ils s'intègrent à l'économie de marché.
07:26Et quand ils y entrent, les marchés connaissent une forte expansion.
07:29Et bien sûr, comme les paysans représentent 80 à 90 % de la population, à partir du
07:35moment où ils y participent, le marché grossit considérablement.
07:39Selon moi, c'est ce qui explique l'expansion rapide du commerce au XIIIe et XIVe siècles.
07:48Les paysans vivent mieux.
07:52L'argent qui circule à nouveau dans les campagnes leur permet de récupérer un peu
07:57de leur liberté.
07:58Les corvées et le servage disparaissent peu à peu.
08:06Les seigneurs permettent aux paysans de les racheter, préférant toucher de l'argent
08:13plutôt que de recourir au service d'une main-d'œuvre certes gratuite, mais de très
08:18mauvaise volonté.
08:19La situation des paysans s'améliore, mais pour les élites du Moyen-Âge, ils ne sont
08:30toujours pas tout à fait humains.
08:32Dans le roman de la Rose, le paysan s'appelle Danger, tandis que dans Yvain ou le chevalier
08:39au lion de Chrétien de Troyes, le héros rencontre un paysan au cœur de la forêt.
08:45Il avait une tête énorme, plus grosse que celle d'un cheval, des cheveux noirs et
08:52hérissés et un front pelé.
08:54Ses oreilles étaient poilues et grandes comme celles d'un éléphant et ses sourcils touffus,
09:00sa face large et plate, des yeux de chouette, un nez de chat, une bouche fendue comme la
09:07gueule d'un loup, de grandes dents jaunes et pointues comme celles d'un sanglier.
09:11Le chevalier s'enhardit.
09:14« Es-tu une bonne créature ? » demande-t-il.
09:17« Je suis un homme ».
09:19C'est très caractéristique de l'époque, énormément de sources médiévales manifestent
09:27un mépris absolu à l'égard des paysans, c'est presque une différence de caste.
09:32A tel point qu'il existe une histoire dans laquelle un paysan emmène en ville son âne
09:38couvert de crotins et se retrouve par accident sur le marché aux épices.
09:44Il est tellement assailli par ses odeurs inhabituelles qu'il tombe dans les pommes.
09:51Il ne revient à lui que quand on lui met du crotin saoulonné pour lui faire sentir
09:58une odeur qui lui paraît normale.
10:08J'ai un voisin qui me disait que quand il arrivait à l'école, il était la risée
10:17des autres enfants qui n'étaient pas enfants de paysans parce qu'il sentait la bouse,
10:21parce qu'il avait nettoyé les étables des vaches.
10:25Il s'est senti toute son enfance humilié, méprisé, je pense que moi-même, d'une
10:34autre génération, je l'ai senti très fort.
10:36Mon enfance, c'est cette histoire-là, c'est l'histoire d'une humiliation parce que j'étais
10:40fille de paysans et parce que c'était la honte d'être fille de paysans.
10:44C'était le dernier des métiers.
10:47Une fois, on m'a dit, au moins, mon père, il est camionneur.
10:52Ce n'est pas autant la honte que d'avoir un père qui est paysan.
10:54Il n'y a encore pas si longtemps, je dirais une dizaine d'années, on ne pouvait pas employer
11:00le mot paysan.
11:01C'était un terme péjoratif.
11:03Si tu passais à la télé pour parler du droit des paysans, il fallait parler du droit des
11:07petits fermiers.
11:08Une fois, pour une communication, on a fait venir un journaliste.
11:13On n'arrêtait pas de dire paysans, paysans, paysans.
11:16À un moment, il nous a sortis, arrêtez de dire paysans, je dois le couper à chaque fois.
11:27Avec le retour de la croissance, un nouvel acteur s'impose, la ville, qui fait son retour
11:33en force après une éclipse de plusieurs siècles.
11:35La rencontre avec le monde paysan est brutale.
11:43Dans les campagnes, le citadin est désormais le nouveau maître.
11:53C'est surtout le cas en Italie, où les grandes villes du nord et du centre du pays jouent
11:59le rôle de précurseurs.
12:01Quand je dis en français le mot paysan, je fais référence au pays, c'est-à-dire à
12:11la campagne.
12:12En anglais, peasant renvoie à la même chose.
12:16Alors qu'en italien, attention, quand je dis le mot contadino, ça se rapporte non pas
12:24à la campagne, mais à la ville.
12:30Parce que le contado italien, ce n'est pas la campagne, c'est la campagne soumise à
12:34la ville, c'est l'espace rural sur lequel la ville exerce sa domination politique, sociale
12:43et économique.
12:44Cette domination tient à une singularité de l'aristocratie italienne, elle est propriétaire
12:52de la majorité des terres, mais elle vit dans les villes, d'où elle impose ses lois
12:57aux campagnes.
12:58C'est ce que montre la célèbre fresque du Bon Gouvernement de Florence, une campagne
13:06productive et soumise au service de la ville.
13:08Mais à y regarder de plus près, ces paysans ont un air louche, comme s'ils préparaient
13:17un mauvais coup.
13:18Ce n'est pas seulement le paysan ignorant, frustre, illettré, c'est aussi le paysan
13:31malhonnête, le paysan qui vole.
13:34Du point de vue des classes possédantes italiennes, cette image négative du paysan prend, à
13:44partir du Moyen-Âge et pendant toute l'ère moderne, la forme du paysan fourbe, qui dérobe
13:53ce qu'il doit au propriétaire citadin, parce que l'intérêt du propriétaire, c'est
14:00le profit, bien plus que la domination des personnes, comme c'était le cas de l'aristocratie
14:06traditionnelle.
14:07Sur les côtes flamandes de la mer du Nord, les villes portuaires connaissent, elles aussi,
14:19un développement spectaculaire qui coupe progressivement les élites urbaines des campagnes
14:24environnantes.
14:25Autour de la mer du Nord, il y a des villes, tout un monde de commerce, de banques, de
14:36capitaux, et à côté, les zones humides, avec leur population de paysans libres, qui
14:43jouissent aussi d'un bon niveau de vie et d'un certain pouvoir politique.
14:46Et ça, les élites urbaines ont beaucoup de mal à le tolérer.
14:52Ce qui est dangereux pour un citadin ambitieux, ce sont les ruraux ambitieux, les fermiers
14:59ambitieux.
15:00Les paysans pauvres ne sont pas dangereux, ils ne posent aucun problème, mais quand
15:07ils deviennent riches et puissants, ils sont une menace pour les marchands de la ville.
15:12Il y a là une part de jalousie, mais aussi de peur vis-à-vis de ces paysans qui ne sont
15:18pas pauvres et nécessiteux, mais prospères et riches, et qui deviennent donc des concurrents
15:23sociaux.
15:24Ces paysans doivent être écrasés, et ils le sont, grâce à l'alliance des élites
15:31urbaines, de la noblesse et de l'Église.
15:35Dès le XIe siècle, des communautés paysannes indépendantes avaient entrepris de construire
15:44des digues, afin d'assécher les zones marécageuses des côtes de la mer du Nord, et gagner ainsi
15:50de nouvelles terres pour la culture des céréales.
15:53Ces digues étaient des ouvrages modestes, bâtis à l'initiative de la communauté
15:59villageoise et maintenus collectivement, un ciment de solidarité.
16:04Chaque famille avait la charge de l'entretien d'une section de la digue, proportionnelle
16:13à la taille des champs qu'elle possédait.
16:15Les digues étaient fragiles, elles ne résistaient pas aux grandes tempêtes de la mer du Nord.
16:22Les ruptures étaient fréquentes, mais elles étaient prévues, faciles à réparer, et
16:27leurs effets étaient de toute façon limités par la taille modeste des ouvrages.
16:31Tout allait donc bien, jusqu'à ce qu'une autre tempête se mette à souffler, d'origine
16:42humaine cette fois-ci.
16:43Quand les terres étaient submergées, à l'époque médiévale, les communautés
16:52paysannes réparaient progressivement les digues.
16:54Parfois, elles arrivaient à le faire tout de suite, parfois ça leur prenait quelques
16:59années, en tout cas plus de temps.
17:01Mais peu à peu, les inondations commencent à être considérées comme des échecs.
17:06On se sert des inondations pour confisquer les terres aux communautés paysannes, sous
17:15prétexte que si la digue a cédé, si les terres sont inondées, c'est la preuve évidente
17:21que la communauté paysanne n'est pas capable de maintenir ses digues en bon état.
17:26Dans les textes officiels, un nouveau type de loi apparaît, qui dispose que si une terre
17:33ne peut pas être remise en culture dans les 12 mois qui suivent l'inondation, ses
17:39anciens détenteurs sont déchus de leur propriété, ils doivent abandonner leur terre.
17:44C'est une fiction juridique absolue, une fiction juridique imposée d'en haut, inventée
17:53par les juristes qui travaillent au service des rois, des comtes, des princes et des évêques
17:59qui convoient de plus en plus ces zones côtières parce qu'il y a du profit à en tirer, parce
18:05qu'on peut les transformer en terres cultivables.
18:07Mais ces zones n'étaient pas des friches, elles n'étaient pas l'état sauvage, elles
18:14étaient occupées par ces communautés paysannes.
18:16Les dominants devaient donc attendre qu'une inondation submerge les terres, constater
18:24que la communauté n'arrivait pas à réparer sa digue, et là, ils pouvaient confisquer
18:28les terres et lancer de nouveaux projets.
18:30Après 300 ans de progrès constant, la croissance prend fin au début du XIVe siècle.
18:46L'Europe s'enfonce alors dans une succession de crises enchevêtrées.
18:50Famine, guerre, maladie… C'est le triomphe de la mort du tableau de Bruegel.
18:56Un cauchemar qui se prolonge pendant les trois siècles suivants.
19:00Depuis l'an 1000, la croissance était portée avant tout par l'extension continue de la
19:10culture des céréales, ressource principale des marchés et des hommes.
19:15De cette dépendance naît la catastrophe.
19:22Au début du XIVe siècle, il aura suffi d'une succession de mauvaises récoltes pour
19:27provoquer une famine comme l'Europe n'en a pas connue depuis des siècles.
19:31On l'appelle la « grande famine ». Elle fera plusieurs millions de morts.
19:37Le phénomène de la colonisation agricole, c'est-à-dire de l'expansion de l'agriculture
19:47au détriment des autres activités, a provoqué, dès le Moyen-Âge, dans la première moitié
19:53du XIVe siècle, des famines gravissimes.
19:56L'économie paysanne misait sur la diversification, soit en associant agriculture et sylvopastoralisme,
20:06soit au sein même de l'activité agricole, en cultivant toute une variété de produits.
20:12Pas seulement du froment, mais aussi du seigle, du millet, de l'engrain, de l'épautre,
20:19de l'orge, de l'avoine.
20:22Tout cela constituait une modeste assurance contre la famine, car chacune de ces céréales
20:27a sa propre période de croissance et de récolte.
20:30Seulement voilà, par la suite, cet éventail de ressources variées s'est resserré sur
20:37la seule agriculture.
20:39Comme l'écrit un texte du XIe siècle, sans agriculture, il n'est pas possible de survivre.
20:47C'est une phrase choc qui ne serait jamais venue à l'esprit d'un paysan du VIe ou du VIIe siècle.
20:55Bien sûr, l'agriculture y tenait une place importante, mais on pouvait survivre sans.
21:01Or, quelques siècles plus tard, ce n'est plus possible.
21:06Une pénurie de grains, une pénurie de céréales conduit tout de suite, automatiquement, à la famine.
21:17Les chroniqueurs rapportent alors d'atroces recettes.
21:22On mélange de la terre avec ce qui reste de farine et on pétrit cette pâte à laquelle,
21:27pour maintenir l'illusion, on s'obstine à donner la forme d'un pain,
21:31nourriture de base des familles paysannes et qu'on appelle pain de famine.
21:42Il arrive un moment, disent les sources, les chroniques, où les hommes ne sont plus des hommes.
21:50Ils abdiquent leurs conditions humaines.
21:53Ce point de bascule, c'est quand ils se mettent à manger de l'herbe telle qu'ils la trouvent dans les champs,
21:59comme des animaux, comme le bétail, disent les textes.
22:07Tant qu'ils étaient encore capables d'utiliser ces herbes et ces racines pour confectionner une sorte de pain,
22:17ils conservaient encore leur identité humaine,
22:21leur appartenance culturelle à une société d'êtres humains qui fabriquent leur propre nourriture.
22:32C'est ce qui marquait leur identité culturelle, même dans les moments les plus désespérés.
22:41La famine exacerbe les tensions entre villes et campagnes.
22:45Les villes ont des réserves de céréales.
22:47Les paysans s'y réfugient pour chercher secours.
22:50Mais les bourgeois ne veulent pas partager.
22:54Lors d'un de ces épisodes de grande famine,
22:56ceux de Troyes, en Champagne, annoncent aux réfugiés une distribution de pain à l'extérieur des remparts.
23:03Une fois les paysans sortis, on s'empresse de refermer les portes de la ville.
23:08Et les affamés sont priés d'aller chercher secours ailleurs.
23:15Le 14e siècle
23:34Cette chanson du 14e siècle figure toujours dans le répertoire des chorales du monde entier.
23:39Ici, une chorale taïwanaise.
23:45Ces querelles, décrites comme sales et puants,
23:48ce sont les paysans flamands des zones côtières qui se révoltent en 1325
23:53contre les abus du comte de Flandre et de son allié, le roi de France.
23:58C'est la première grande révolte paysanne du 14e siècle.
24:02Elle reste méconnue, malgré sa violence et sa durée, trois ans,
24:07avant que les paysans ne soient écrasés à la bataille de Cassel.
24:11Les chroniques royales célèbrent cette victoire.
24:14Sur les enluminures, on reconnaît le roi de France à ses fleurs de lys,
24:18mais on a beau chercher, on ne voit pas où sont les paysans.
24:22On a jugé probablement qu'il serait indigne de montrer le roi
24:26obligé de se battre contre de simples rustres révoltés.
24:35Cette construction du paysan,
24:37comme un être inférieur, qui, selon moi, se renforce au fil du Moyen-Âge,
24:42tient au fait que les chroniqueurs sont désemparés face aux révoltes paysannes.
24:49Elles leur sont littéralement incompréhensibles,
24:52parce qu'elles témoignent d'une initiative paysanne
24:55qui n'est pas dirigée par un seigneur.
24:57Et forcément, puisqu'elles sont justement contre les seigneurs,
25:00ou contre l'État.
25:02Elles sont donc traitées comme dénuées de sens, irrationnelles.
25:06Les paysans sont irrationnels.
25:08Ils ne savent pas ce qu'ils font.
25:10Leurs actes sont complètement incohérents,
25:12et tout ce qu'on voit, c'est de la violence gratuite.
25:21Aujourd'hui encore, on appelle Jacry toute explosion de colère populaire,
25:25dont on ne voit pas que les paysans sont en colère.
25:28Comme cette manifestation de paysans bretons en 1967.
25:32On retient les images d'affrontements et d'incendies,
25:35mais on en oublie la véritable raison.
25:38Une chute brutale du cours de la viande de porc.
25:45La toute première Jacry, qu'on appelle aussi la Grande Jacry,
25:49est celle des Jacques Bonhommes,
25:51le surnom méprisant de l'État.
25:54La révolte commence en mai 1358,
25:57par le massacre de quatre nobles en pleine campagne.
26:01Suit dans toute l'île de France une explosion antiféodale
26:05que personne n'avait prévue, et que personne ne maîtrise.
26:09Pendant trois semaines, les paysans insurgés font la chasse aux nobles
26:13et pillent leurs châteaux.
26:15En juin, la révolte commence en mai 1358,
26:18par le massacre de quatre nobles en pleine campagne.
26:23En juin, les nobles se reprennent et écrasent la Jacry,
26:27tuant les révoltés par milliers.
26:30Les chroniqueurs de l'époque décrivent à loisir la sauvagerie des paysans,
26:34dont la révolte leur semble absurde.
26:37Elle a pourtant une cause bien réelle,
26:40les débuts de la guerre de Cent Ans.
26:43Les paysans savent qu'ils sont toujours les principales victimes de la guerre,
26:47tandis que les nobles y voient au contraire l'occasion de prouver leur vaillance
26:51et d'afficher les couleurs.
26:55Pour eux, la guerre a tout d'une faite.
27:10Ils dépensent en parure l'argent qu'ils extorquent aux paysans
27:14pour, en principe, assurer leur protection.
27:17C'est le fondement même du pacte féodal qui est rompu.
27:23On pourrait croire que le réalisateur force un peu le trait,
27:26mais les enluminures de l'époque donnent raison aux paysans
27:29qui reprochent à la mafia seigneuriale de transformer le fruit de leur travail
27:33en étoffe chatoyante et bas de soie.
27:48Comme si les malheurs de la guerre ne suffisaient pas,
27:51survient en même temps la plus grande pandémie que l'Europe ait jamais connue,
27:55la peste noire.
28:03Nosferatu, le film de Murnau, évoque cette terreur arrivée par la mer.
28:09Dans le film, elle est incarnée par un vampire originaire des Carpathes.
28:15Mais on sait aujourd'hui que la peste était originaire d'Asie centrale,
28:19qu'elle n'a pas débarquée à Brême, comme dans le film,
28:22mais à Marseille, et qu'au lieu de partir en fumée au lever du jour,
28:27elle a ravagé l'Europe pendant plus de deux siècles.
28:33La peste noire, c'est la peste noire,
28:37La première vague frappe en 1348,
28:40faisant des dizaines de milliers de morts qui s'entassent dans les fausses communes.
28:45On ne comprend pas, on accuse les Juifs qui auraient empoisonné les puits,
28:49ou la colère de Dieu que des processions de flagellants cherchent à apaiser.
28:55C'est dans ce contexte d'extrême tension qu'en 1381,
28:59le roi d'Angleterre veut imposer une nouvelle taxe aux paysans.
29:03Il refuse, se révolte et marche par milliers sur Londres,
29:07pillant au passage monastères et abbayes.
29:11Une de leurs cibles est la grande abbaye de Saint-Alban,
29:14dont l'abbé avait fait confisquer toutes les meules à main de ses paysans
29:18pour les contraindre à utiliser uniquement le moulin abbatial.
29:24L'abbé a eu ensuite une drôle d'idée,
29:27recycler ses meules paysannes pour endaller le sol de son parloir.
29:32Quand les paysans révoltés s'emparent de l'abbaye,
29:35ils dépavent le parloir et brisent les meules en petits morceaux.
29:39Qu'ils se partagent, dit la chronique,
29:41à la manière de l'hostie qu'on donne à l'église le dimanche,
29:44afin que le peuple sache qu'il a été vengé.
29:51Arrivés aux portes de Londres, les insurgés sont rapidement vaincus
29:55et leur chef, le prêtre John Ball,
29:58est torturé, puis exécuté.
30:01Une défaite de plus.
30:03Mais pour la première fois,
30:05on entend la véritable voix d'une révolte paysanne,
30:08car les chroniqueurs de l'époque ont recopié sans en comprendre la portée
30:12les serments de John Ball,
30:14qui appelle les insurgés à tuer les seigneurs
30:17comme on arrache les mauvaises herbes.
30:22Pour les chroniqueurs, la révolte est tellement dépourvue
30:25de sens qu'ils incluent dans leurs récits
30:28certains documents provenant des paysans eux-mêmes.
30:31Comme ils ne les comprennent pas, ils peuvent bien les ajouter.
30:35C'est ainsi que les serments de John Ball,
30:38rédigés en anglais,
30:40sont immortalisés dans des chroniques en latin.
30:43Pas tant par plaisanterie,
30:45mais plutôt à titre d'exemple de discours paysans
30:48sans rimes ni raisons.
30:50Mais quand on étudie ces serments,
30:53ils sont chargés de sens.
30:55Ils construisent un monde
30:57que les paysans peuvent comprendre.
30:59C'est assez clair pour nous,
31:01parce que, grâce à d'autres sources,
31:03on appréhende mieux ce que pensaient les paysans.
31:06Ainsi, les serments de John Ball parlent-ils de confiance
31:09et de solidarité mutuelle ?
31:13Le plus célèbre de ces serments,
31:15c'est celui de John Ball,
31:18Le plus célèbre de ces serments,
31:20repris encore au XIXe siècle
31:22par les socialistes anglais,
31:24remet en cause le principe même
31:26de l'inégalité sociale.
31:35La citation attribuée à John Ball,
31:37et qui semble authentique, est
31:43Autrement dit, au Jardin d'Éden,
31:45il n'y avait pas de seigneur.
31:47C'est assurément une image religieuse.
31:51Mais est-elle plus importante
31:53que le fait de ne pas vouloir
31:55payer un nouvel impôt ?
31:57Ce n'est pas sûr.
31:59Je pense qu'on peut parfaitement
32:01entretenir deux idées contradictoires
32:03en même temps.
32:07On peut très bien rêver
32:09à un passé idéal
32:11dans lequel les seigneurs n'existeraient pas
32:13et auquel on pourrait revenir,
32:17tout en se disant
32:19« Je veux juste ne pas payer cet impôt,
32:21et je ne veux plus jamais
32:23que quiconque me demande de la quitter. »
32:26Bien sûr, vouloir retourner au Jardin d'Éden
32:28est bien plus radical
32:30que de ne pas vouloir payer un impôt.
32:37Dans le siècle qui suit la révolte
32:39des paysans anglais,
32:41la révolution sociale prend pour cible
32:43l'Église catholique, accusée
32:45d'être au service des dominants
32:47et de trahir le message égalitaire
32:49du christianisme primitif.
32:51Au début du XVIe siècle,
32:53l'allemand Martin Luther
32:55devient le chef spirituel
32:57de cette agitation qui donne naissance
32:59à la réforme protestante
33:01et inspire la plus grande révolte paysanne
33:03que l'Europe ait connue jusqu'alors.
33:12La révolte commence de la façon
33:14la plus étrange qui soit.
33:16À l'été 1524,
33:18une comtesse de l'ouest de l'Allemagne
33:20ordonne à ses paysans
33:22d'aller sur le champ ramasser
33:24des coquilles d'escargots.
33:26Un caprice d'autant plus malvenu
33:28qu'on est alors en pleine moisson.
33:32Les paysans refusent.
33:34Leur révolte se propage rapidement
33:36dans toute l'Allemagne.
33:38Des assemblées villageoises
33:40font la liste des revendications.
33:42Il y en a plus de 300
33:44qui recensent tous les abus
33:46du régime féodal,
33:48du plus concret au plus symbolique.
33:56Le Seigneur voit toute la campagne
33:58comme son terrain de chasse.
34:00Et si ça implique de galoper
34:02à travers les champs,
34:04il le fait.
34:06Pour lui, il s'agit de l'espace
34:08où il peut parcourir à cheval.
34:10Mais les paysans, eux,
34:12voient quelqu'un piétiner des terres
34:14qu'ils viennent de semer,
34:16et cela les rend furieux.
34:18Un cheval de chasse,
34:20un cheval de bataille
34:22sont des animaux très différents
34:24des chevaux de trait
34:26que possèdent certains paysans.
34:28Et un cheval,
34:30quand on ne s'en sert pas
34:32pour labourer mais qu'on le monte,
34:34ça donne de la hauteur.
34:36Ce qui veut dire que si le Seigneur
34:38s'approche de vous à cheval,
34:40il vous domine.
34:42Vous devez lever la tête,
34:44et lui, il vous regarde littéralement
34:46de haut.
34:48C'est pourquoi l'une des revendications
34:50des paysans est,
34:52quand vous venez nous voir,
34:54vous devez descendre de cheval.
34:56C'est pareil avec les chiens.
34:58Les Seigneurs ont des chiens de chasse,
35:00ce sont de gros chiens.
35:02Ils les confient aux paysans
35:04pour que ceux-ci les nourrissent.
35:06Et les paysans s'en plaignent.
35:08Nous devons nourrir
35:10les chiens du Seigneur.
35:12On ne peut pas nourrir nos propres enfants,
35:14mais on doit donner de la viande
35:16à ces chiens.
35:18Et si on ne le fait pas,
35:20qu'ils sont maigres quand le Seigneur
35:22vient les chercher,
35:24cela se passe mal,
35:26et on doit subir son courant.
35:28Au printemps 1525,
35:30les assemblées paysannes
35:32proposent un programme de douze articles
35:34qui résument toutes leurs demandes.
35:36La plus radicale
35:38exige l'abolition du servage,
35:40partout où il existe encore.
35:42Les douze articles,
35:44accompagnés de renvois
35:46aux textes de la Bible qui les justifient,
35:48deviennent le ciment de la révolte armée.
35:54Le manifeste paysan se propage
35:56dans toute l'Allemagne
35:58grâce à une nouvelle invention,
36:00l'archéologie.
36:02Il connaît 20 tirages successifs,
36:0425 000 exemplaires,
36:06un chiffre énorme pour l'époque,
36:08auquel il faut ajouter
36:10toutes les images satiriques
36:12qui dénoncent la corruption
36:14de l'Église et de ses moines.
36:20À leur apogée,
36:22les différentes armées paysannes
36:24comptent jusqu'à 300 000 hommes.
36:26Dans la longue liste des places
36:28auxquelles les monastères
36:30figurent non seulement les châteaux,
36:32mais aussi les monastères,
36:34particulièrement haïs,
36:36particulièrement visés.
36:40Les monastères sont incroyablement
36:42puissants à cette époque.
36:44Ils sont prêteurs,
36:46suzerains,
36:48ils contrôlent d'immenses espaces
36:50et ils ne cessent d'augmenter
36:52les charges qu'ils exigent
36:54de leurs paysans.
36:56Par ailleurs, je crois que
36:58quand ces monastères se trouvent
37:00à la campagne,
37:02ils s'imposent vraiment
37:04dans le paysage.
37:06On voit tout de suite ce qu'ils représentent,
37:08des concentrations de richesse,
37:10de récolte et d'abondance.
37:14Pour la première fois,
37:16une révolte paysanne laisse
37:18de nombreuses traces,
37:20comme cette série d'images
37:22montrant l'attaque de l'abbaye de Vaisnau.
37:24C'est étonnant qu'elles ont été commandées
37:26par l'abbaye lui-même,
37:28qu'on voit s'enfuir à cheval,
37:30suivi des moines à pied.
37:36Les insurgés pillent l'abbaye,
37:38vident les bassins à poissons,
37:40les celliers, les caves,
37:42se goinfrent, s'enivrent,
37:44se battent entre eux.
37:46Ce sont les paysans déchaînés,
37:48tels que les voient les maîtres.
37:50Les révoltés eux-mêmes
37:52se déroulent autrement.
37:58Vous et vos hommes,
38:00vous attaquez les monastères
38:02et vous arrivez à vous en emparer.
38:04Puis c'est le tour du château.
38:06Quelqu'un sait comment y mettre le feu.
38:08Vous balancez les matières incendiaires
38:10à l'intérieur,
38:12vous ajoutez de la poudre à canon
38:14et vous le faites sauter.
38:18Eh bien, voir tout ce qui dominait l'horizon
38:20s'écrouler à vos pieds,
38:22c'est voir changer le paysage
38:24de la domination,
38:26un changement visible.
38:30Je crois que ça a été l'un des ressorts
38:32de la révolte.
38:34Mais il y avait aussi le fait
38:36de traverser le territoire
38:38tous ensemble,
38:40d'entendre des prêches,
38:42sans doute, ce qui devait être
38:44très enthousiasmant aussi,
38:46de se déplacer en groupe,
38:48de marcher vers des lieux
38:50souvent bien plus éloignés que ceux
38:52où on se rendait d'habitude,
38:54et de vivre une vie différente,
38:56hors du temps,
38:58hors de la féodalité,
39:00hors de toutes les contraintes
39:02de la vie de tous les jours.
39:06Pragmatiques dans leurs revendications,
39:08les paysans sont mystiques
39:10dans leurs croyances.
39:12Persuadés d'avoir les astres
39:14et la providence divine de leurs côtés,
39:16ils sont sûrs de leur victoire
39:18sur l'ancien monde corrompu.
39:22Leurs armées sont écrasées
39:24les unes après les autres
39:26par les soldats de métier
39:28au service des princes.
39:30130 000 paysans perdent la vie
39:32dans les combats
39:34et la répression qui suit.
39:36Martin Luther,
39:38dont les idées avaient pourtant
39:40inspiré la révolte,
39:42prend le parti des vainqueurs.
39:44Poignardés et égorgés
39:46à qui mieux mieux,
39:48car rien n'est plus venimeux,
39:50plus nuisible, plus diabolique
39:52qu'un rebelle.
39:56C'est peut-être à cette trahison,
39:58à ce coup de poignard dans le dos,
40:00que fait allusion un projet
40:02de monument à la défaite paysanne
40:04du peintre Durer.
40:06Au sommet d'une colonne
40:08faite des symboles de la vie rurale,
40:10assis sur un cageau à poules,
40:12figure le paysan vaincu,
40:14une épée plantée dans son dos.
40:18Sa position est exactement la même
40:20que celle du Christ
40:22dans un autre dessin de Durer.
40:43Dans les années 30,
40:45un écrivain tchèque imagine
40:47l'histoire d'un inventeur
40:49qui met au point une nouvelle machine
40:51capable d'imiter le travail humain.
40:53Il la baptise Robo,
40:55de l'ancien mauslave Robota,
40:57qui veut dire corvée,
40:59servage.
41:03Pour les paysans de cette partie
41:05de l'Europe, le servage évoque
41:07une mémoire proche.
41:09Il s'y est maintenu jusqu'au XIXe siècle.
41:11Mais en revanche,
41:13il n'y est apparu que tardivement,
41:15au XIVe siècle,
41:17au moment même où à l'ouest,
41:19il était déjà en voie de disparition.
41:26Ces cinq siècles d'écart
41:28entre Est et Ouest
41:30sont une conséquence spectaculaire
41:32de l'énorme diminution
41:34de la population rurale
41:36due à la peste noire.
41:38En Europe de l'Ouest,
41:40la main-d'œuvre disponible
41:42met les paysans en position de force
41:44par rapport aux dominants
41:46qui les emploient.
41:48Pour retenir une main-d'œuvre
41:50raréfiée, il lui accorde
41:52l'essentiel, la liberté.
41:54En Europe centrale et orientale,
41:56c'est l'inverse.
41:58Pour contraindre une main-d'œuvre
42:00de plus en plus rare,
42:02les dominants lui imposent
42:04le servage, qui jusque-là
42:06y était peu répandu.
42:08Interdiction de déménager,
42:10de se marier sans la permission
42:12du seigneur,
42:14ou au contraire, pour les femmes,
42:16de rester célibataires ou veuves
42:18si elles tiennent à garder leur ferme.
42:26Du XVIe au XVIIIe siècle,
42:28dans les sociétés d'Europe de l'Ouest,
42:30environ 15% des foyers paysans
42:32étaient tenus par des femmes.
42:34C'est une constante.
42:36Les hommes étaient parfaitement capables
42:38de faire tourner une ferme.
42:40Dans les régions d'Europe de l'Est,
42:42où le servage restait très répandu,
42:44le pourcentage de fermes
42:46dirigées par des femmes
42:48était d'environ 5%.
42:50Pourquoi ?
42:52Parce que l'oligarchie villageoise
42:54et les seigneurs collaboraient
42:56pour expulser les femmes
42:58de leurs fermes.
43:02En 1604,
43:04dans le domaine de Friedland,
43:06au nord de la Bohème,
43:08une paysanne, la veuve Teichner,
43:10décide de résister à l'expulsion.
43:16Dans les archives
43:18du tribunal seigneurial,
43:20on peut suivre le conflit
43:22entre d'un côté cette veuve Teichner,
43:24qui ne se laisse pas faire,
43:26et de l'autre la communauté villageoise
43:28et le seigneur qui veulent l'obliger
43:30à vendre sa ferme.
43:32La veuve Teichner cherche à la déloger
43:34parce que les hommes de sa famille
43:36veulent récupérer sa ferme.
43:38Et le seigneur,
43:40parce qu'en Europe de l'Est,
43:42on estimait que les fermes
43:44tenues par des femmes
43:46ne disposaient pas d'une force
43:48de travail suffisante
43:50pour accomplir la rebota,
43:52c'est-à-dire les 3-5 jours
43:54de corvée obligatoire.
43:56La veuve Teichner a finalement perdu,
43:58mais elle a quand même réussi
44:00à en gagner 3 ans.
44:02Pour finir, le seigneur a dit
44:04soit on vous expulse de votre ferme,
44:06soit on la vend de force,
44:08soit vous mariez l'une de vos filles
44:10pour qu'un homme prenne la direction
44:12de l'exploitation.
44:14Ce qui est frustrant,
44:16c'est que les archives judiciaires
44:18s'arrêtent là, si bien qu'on ignore
44:20ce qu'il est advenu de la vieille veuve Teichner.
44:22Si ça se trouve,
44:24elle a encore tenu quelques années.
44:26Puisqu'elle avait déjà résisté 3 ans,
44:28elle a gagné 3 de plus.
44:30Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle
44:32pour que Joseph II,
44:34empereur d'Autriche,
44:36découvre la condition paysanne
44:38et abolisse enfin le servage.
44:40Et 50 ans de plus
44:42pour que l'abolition
44:44devienne effective.
44:46Ce retard est une des raisons
44:48du décrochage économique et social
44:50entre l'Est et l'Ouest de l'Europe.
44:59Avant la révolution industrielle,
45:01une grande part de la proto-industrie
45:03était aux mains des paysans.
45:05Ils faisaient du tissu,
45:07des clous, des chapeaux de paille,
45:09ils fabriquaient de tout.
45:11Les seniors ne les muselaient pas totalement,
45:13mais ils s'arrangeaient
45:15pour limiter leurs marges de manœuvre.
45:17Ils imposaient des taxes
45:19sur le filage, le tissage,
45:21la clouterie, etc.
45:24Ça a freiné le développement.
45:26Et c'est ce qui explique
45:28que dans les régions d'Europe
45:30qui pratiquaient le servage,
45:32le dynamisme économique des paysans
45:34a mis beaucoup plus de temps
45:36à se libérer.
45:38Il était bien là,
45:40mais bridé par les seniors.
45:42Toute l'économie compte.
45:44Mais si 80% de cette économie
45:46est paysanne,
45:48ce qui se passe dans l'économie paysanne
45:50compte encore plus.
45:53À partir du XVIe siècle,
45:55une nouvelle plante
45:57vient concurrencer
45:59les céréales traditionnelles.
46:01On lui donne toutes sortes de noms.
46:03Blé d'Inde,
46:05blé de Turquie,
46:07blé d'Egypte,
46:09blé de Barbarie.
46:11Derrière ces noms d'emprunts
46:13se cache la plante sacrée
46:15des Indiens d'Amérique.
46:17Le maïs,
46:19qui avant de devenir la culture
46:21le plus déchant que l'on connaît,
46:23se répand discrètement
46:25dans les jardins des paysans.
46:31Les paysans,
46:33dans un premier temps,
46:35ont commencé par cultiver
46:37ce nouveau produit
46:39dans leur potager.
46:41Le but était
46:43de le soustraire
46:45à l'impôt séniorial,
46:47car le potager
46:49ne servait à l'usage exclusif
46:51des paysans.
46:53C'est capital
46:55pour l'économie paysanne,
46:57car le potager produit
46:59énormément toute l'année
47:01et il est exenté de taxes.
47:07Et puis, peu à peu,
47:09le maïs est sorti des potagers
47:11pour s'installer dans les champs.
47:13Ce sont surtout les seigneurs
47:15qui l'ont voulu.
47:17Ils ne le voyaient pas vraiment
47:19comme un moyen de s'enrichir commercialement.
47:21L'objectif n'était pas
47:23de le vendre sur les marchés.
47:25En revanche,
47:27ça représentait un bon produit
47:29pour nourrir leurs paysans,
47:31ce qui permettait
47:33de leur enlever les autres céréales
47:35plus appréciées et mieux adaptées
47:37à la revente.
47:39Donc, l'arrivée du maïs
47:41dans l'alimentation paysanne
47:43accroît encore d'un cran
47:45à l'économie paysanne
47:47et celle des gens
47:49qui s'approvisionnent aux marchés.
47:55Les riches citadins ne sont pas
47:57les seuls à profiter
47:59de l'apparition des nouvelles cultures.
48:01Les moustiques aussi s'en réjouissent,
48:03qui prolifèrent,
48:05grâce au développement
48:07de la culture du riz,
48:09très rentable,
48:11car son rendement
48:13n'est pas le seul.
48:19Dès le XVe siècle,
48:21apparaissent dans le nord de l'Italie
48:23de gigantesques fermaries
48:25comme la Tenuta Colombara
48:27dans la région de Vercelli.
48:29Les élites ont les capitaux,
48:31quant au travail,
48:33ce sont les paysans,
48:35réduits au statut d'ouvriers agricoles,
48:37qui le fournissent.
48:39Sous-produits des rizières,
48:41les moustiques propagent
48:43une maladie mortelle,
48:45la malaria,
48:47la fièvre des marais
48:49ou encore la peste des rizières.
48:51Qu'à cela ne tienne,
48:53l'aristocratie urbaine s'enrichit
48:55et se régale de risotto raffiné
48:57tout en interdisant l'implantation
48:59des rizières à proximité des villes
49:01afin de se protéger des miasmes
49:03et de la pestilence.
49:05Et tant pis pour les milliers
49:07de petites mains condamnées
49:09à patauger dans ces marais
49:11jusque dans les années 50 du XXe siècle.
49:25Les côtes flamandes
49:27des environs d'Anvers
49:29offrent un raccourci saisissant
49:31des grands bouleversements
49:33survenus entre le XIe et le XVe siècles.
49:35D'un côté, ce qui reste
49:37des zones humides,
49:39principale ressource des paysans
49:41de l'an 1000,
49:43et de l'autre, le même paysage
49:45tel qu'il a été remodelé
49:47au seuil des temps modernes.
49:55Ce qu'on voit dans les nouveaux
49:57paysages de polders,
49:59créés grâce au capitaux des marchands
50:01au début de la période moderne,
50:03c'est une sorte de simplification
50:05radicale de la nature.
50:09Ces nouvelles terres côtières
50:11sont très rationnelles,
50:13entièrement géométriques,
50:15tracées sur une table à dessin
50:17puis plaquées sur le paysage.
50:21Et elles servent
50:23un nouveau type d'agriculture,
50:25concentrée sur un seul produit,
50:27avec les avantages de l'économie d'échelle,
50:29pour produire une denrée unique
50:31avec un maximum de rentabilité.
50:35C'est un peu le laboratoire
50:37où l'on met au point les méthodes
50:39dont se servira le capitalisme
50:41pour remodeler la nature
50:43de façon radicale et particulièrement
50:45destructrice.
51:01Un tempestaire,
51:03c'est un homme à qui d'anciennes légendes
51:05paysannes prêtent le pouvoir
51:07de commander aux éléments,
51:09de dompter les tempêtes
51:11par son seul souffle.
51:17Les nouveaux tempestaires,
51:19dans la Flandre du XVIe siècle,
51:21sont des ingénieurs hydrolysiens.
51:23Leurs ouvrages,
51:25de plus en plus imposants
51:27et sophistiqués,
51:29sont conçus, disent-ils,
51:31pour résister aux terribles tempêtes
51:33de la mer du Nord.
51:35Des digues tellement sûres
51:37qu'on peut habiter à leurs pieds,
51:39promis qu'elles ne rompent pas.
51:41Elles rompent toujours,
51:43et les conséquences sont terribles.
51:59On voit qu'au bout de 20 ou 30 ans,
52:01ces nouvelles digues cèdent,
52:03exactement comme le faisaient
52:05celles du Moyen Âge.
52:07Sauf que maintenant,
52:09il y a des gens qui vivent à côté
52:11comme si elles ne pouvaient pas
52:13s'effondrer.
52:15C'est ce qui explique
52:17que des dizaines de milliers
52:19de victimes aient été déplorées
52:21suite aux grandes inondations
52:23du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
52:25C'est ce qui explique
52:27que la dernière grande inondation
52:29en 1953 est encore tuée
52:312000 personnes.
52:33Ce sont toujours
52:35les mêmes processus.
52:37Une sorte de différenciation sociale
52:39entre les paysans les plus pauvres,
52:41qui vivent tout près des digues
52:43sur des terres basses,
52:45très exposées,
52:47très vulnérables,
52:49et les grandes fermes
52:51installées au milieu
52:53de la mer.
52:55Et les grandes fermes installées
52:57au milieu des pôles d'air,
52:591, 2, 3 m plus haut.
53:01Et 1, 2, 3 m plus haut,
53:03en cas d'inondation,
53:05ça change tout.
53:07C'est la différence
53:09entre se noyer
53:11et avoir la vie sauve.

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