"Pour certains, la famille apparaît comme un refuge, pour d'autres, comme une prison."
BRUT BOOK — Comment s'émanciper, s'extirper de sa "famille", quand celle-ci ne nous correspond pas ? Dans son nouveau livre La Faille, Blandine Rinkel s’intéresse aux normes qui fondent la famille et fait entendre la voix de ceux qui "se sentent mal en famille et ont besoin d’autres modes de relation".
BRUT BOOK — Comment s'émanciper, s'extirper de sa "famille", quand celle-ci ne nous correspond pas ? Dans son nouveau livre La Faille, Blandine Rinkel s’intéresse aux normes qui fondent la famille et fait entendre la voix de ceux qui "se sentent mal en famille et ont besoin d’autres modes de relation".
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00:00Dans les temps de crise, on se rattache, on a comme besoin de faire famille.
00:04Et sans doute qu'on est dans un moment comme celui-ci,
00:07on est quand même dans un moment de crise politique, de crise démocratique,
00:13et je sens tout autour de moi, vibrer, à gauche comme à droite de l'échiquier politique,
00:19le désir de se rattacher à une famille, d'au moins se sentir bien dans la sphère privée,
00:25si dans la sphère publique on se sent menacé.
00:27Et j'interroge ça parce que je le comprends, j'ai de la tendresse pour ça,
00:32j'ai de l'empathie pour ça, mais les personnes pour qui la famille n'est pas une évidence,
00:39les personnes qui ont été éjectées de leur famille,
00:42parce qu'on ne décide pas toujours de rompre avec sa famille, parfois on en est éjecté,
00:46celles-là ne peuvent pas voir dans la sphère privée un réconfort.
00:49Et donc elles voient dans ce qui apparaît pour un refuge pour la plupart des gens, une prison.
00:54Elles voient dans ce qui apparaît comme consolatoire pour la plupart des gens, une menace.
00:59Et ça crée des silences, ça crée des non-dits, et j'ai essayé d'écrire ce livre depuis,
01:03oui, certaines paroles qui n'osent pas être formulées, je pense,
01:08par certaines personnes qui se sentent seules, par exemple à l'approche des fêtes de Noël,
01:12c'est très concret ce dont je parle.
01:13Quand j'écris le mot famille à la main, on lit faille, et j'ai écrit ce livre depuis cette fêlure.
01:20Et j'ai écrit ce livre pour toutes celles et ceux qui ne peuvent pas, n'arrivent pas,
01:25n'ont pas envie de s'établir, d'appartenir à une famille.
01:30La famille, c'est la première matrice de normes que l'on rencontre,
01:38c'est la matrice de ce qui nous paraît normal ou anormal.
01:40Quand on grandit, on découvre que dans d'autres foyers, les choses en ont été autrement.
01:45Votre propos questionne les normes familiales, disons.
01:47Mais aujourd'hui, à l'heure où on se parle, il y a deux couples sur trois qui divorcent à Paris,
01:53je crois, il y a beaucoup de familles monoparentales.
01:55Finalement, la famille telle qu'on l'entend, la famille traditionnelle, ne va pas très bien.
02:00Non, peut-être parce qu'il y a beaucoup de gens qui ont souffert dans les formes de familles trop rigides.
02:07Peut-être que c'est justement parce qu'il y a des gens qui ont souffert,
02:13que c'est un modèle à pérécriter.
02:17Je ne sais pas, peut-être qu'il a pérécrité pour d'autres raisons.
02:20En fait, encore une fois, je ne suis pas sociologue, je ne suis pas historienne.
02:22J'essaie juste de parler de certaines formes de vie, tout simplement de les décrire.
02:28C'est-à-dire que ça existe, des personnes qui se sentent mal en famille,
02:34qui ont un besoin d'autres modes de relation, qui ne peuvent pas concéder à l'ordre familial.
02:41Et pour qui c'est une question vitale ?
02:43Je ne dis pas qu'ils ont raison, en fait, je dis juste qu'ils existent.
02:46Je ne prône pas quelque chose, je ne prône pas l'idée d'être anti-famille ou quoi que ce soit,
02:51ce n'est pas du tout ça l'idée.
02:51Mon propos est de dire qu'il y a des gens qui n'ont d'autre choix que de vivre ailleurs,
02:59en dehors de ce modèle-là, parce que ce modèle les abîme trop.
03:03Évidemment, la famille nous apporte de la tendresse, nous apporte une sécurité.
03:07Je ne nie absolument pas tout ce que la famille peut avoir comme pouvoir consolatoire.
03:11C'est un livre qui rend compte de ça aussi, mais c'est d'autant plus dur pour celles et ceux qui s'en sentent exclus.
03:20C'est qu'on a l'impression d'abîmer quelque chose qui réconforte tout le monde,
03:29on a l'impression d'être anormal.
03:30Après, dans le livre, vous avez une conception extensive, je dirais, dans la définition de la famille.
03:35C'est-à-dire que la famille, c'est évidemment la famille au sens propre du terme,
03:39mais moi, parfois, en tant que lecteur, j'ai eu le sentiment que c'était tout groupe, tout collectif.
03:43Vous, quelle est la définition de la famille que vous donnez ?
03:45Est-ce que c'est la famille stricto sensu, ou est-ce que c'est la famille dans le sens tout groupe,
03:49y compris les amis, y compris le travail ?
03:53Je ne donne pas une définition très claire, c'est vrai, de la famille.
03:58Ce serait peut-être même un manque dans le livre.
04:00C'est-à-dire que je m'intéresse à plein de manières d'utiliser ce mot-là.
04:04Aussi, comment ce champ lexical déteint sur d'autres formes de relations.
04:10Quand on parle de l'ami, du frérot, le S, le 100, et tout ça,
04:13c'est quand même le champ lexical de la famille qu'on applique à d'autres endroits,
04:17à celui de l'amitié notamment.
04:19À la fois, encore une fois, je peux trouver ça beau,
04:21et moi, personnellement, ça me met à distance.
04:24Hostile, le groupe peut aussi le devenir à l'égard de ceux qui n'en respectent pas les codes,
04:28les lois invisibles ou la lettre.
04:30Et la famille, qu'elle soit biologique ou amicale, militante ou professionnelle,
04:34peut se montrer despotique à l'encontre de ceux qui débordent du cadre qu'elle impose,
04:38à l'égard de ceux qui la questionnent, qu'ils pensent à mal ou même pas,
04:41ceux qui ont l'impertinence d'en formuler une critique, ou pire,
04:44ceux qui envisagent de la quitter.
04:46Il y a une dimension évidente féministe dans le livre.
04:49C'est-à-dire que, si on vous lit, en tout cas ce que j'en ai compris,
04:54c'est qu'une femme ou un homme ne vit peut-être pas la famille de la même façon.
05:00Non, c'est-à-dire que, historiquement, sans doute que les normes domestiques
05:04ont été particulièrement imposées aux femmes, imposées ou voulues,
05:10parce qu'il y a certaines femmes qui épousaient ces normes,
05:13mais sans doute que les femmes ont davantage été reléguées au foyer,
05:24aux tâches domestiques, etc.
05:25Pour autant, c'est un livre qui ne parle pas qu'aux femmes,
05:32et qui ne parle pas que depuis des cas de souffrance ou de silenciation féminine,
05:39même si c'est une part évidente du livre,
05:42et que je n'ai pas de problème à ce qu'on dise qu'il y a une part féministe dans ce livre.
05:46Mais je pense que ça ne peut pas être réduit à ça.
05:49Est-ce que la façon dont vous questionnez la famille, c'est la famille occidentale ?
05:54Parce qu'il y a plusieurs conceptions de la famille à travers le monde.
05:57Oui, bien sûr. Je pense que c'est même une limite, disons, du livre.
06:03C'est que j'aurais pu pousser l'interrogation et aller lire des travaux non occidentaux,
06:13d'anthropologie aussi.
06:16À un moment, j'ai mis fin à mon interrogation,
06:20et c'est vrai que je me suis plutôt concentrée sur l'histoire des familles occidentales,
06:27tout simplement parce que c'est de là que sont nées mes propres interrogations,
06:32et parce que j'écris à partir de récits intimes du mien,
06:37mais aussi de récits que m'ont confié des proches,
06:40dont je rends compte de mon vécu.
06:42Et il se trouve, oui, que je suis française et que je lis,
06:49et j'aimerais que ce ne soit pas le cas, mais c'est vrai que je lis davantage de littérature occidentale.
06:54C'est génial, ça veut juste dire qu'il y a encore plein de choses à découvrir,
06:58et ça veut dire que mon livre a des limites et qu'il faut d'autres livres.
07:03Car bien sûr, dans le fantasme qu'on en a, les familles de toutes sortes,
07:06celles de sang, de cœur, les militantes, les artistiques, les proches, les élargies,
07:09servent aussi, surtout peut-être, à cela, à nous protéger du temps qui passe,
07:14de la perte et de la solitude.
07:16Alors, j'ai choisi ce passage parce que le temps qui passe, la perte, la solitude,
07:21pour moi, c'est tout ça, c'est évidemment lié à la mort.
07:25Dans quelle mesure, enfin, je ne sais pas, le temps qui passe, la perte, la solitude,
07:28dans quelle mesure le propos que vous tenez sur la famille,
07:31ou en tout cas la famille elle-même, est lié à la mort ?
07:36Quelle question pertinente.
07:41J'écris au tout début du livre que la mort a plané tôt sur mon enfance,
07:44c'est-à-dire que je pense que je n'ai pas été une enfant protégée de l'idée de la mort.
07:53C'est-à-dire qu'il y avait des fantômes, il y a eu des morts avant ma naissance,
07:57les derniers grands-parents qui me restaient sont morts pendant mon enfance.
08:03Mes parents ont frayé, disons, avec la mort, c'est un hasard de circonstance,
08:14et je pense que le fait de n'avoir pas été protégée de la mort
08:17fait que je n'ai pas pu voir la famille comme quelque chose qui vous en protégeait,
08:23qui vous tenait à distance de ça.
08:25Pour moi, au contraire, c'était plutôt associé.
08:27Je suis née, c'est une expression que j'emploie au début du livre,
08:31je suis née dans le deuil de l'idée de famille,
08:35au sens où j'ai senti assez vite que mon père,
08:41ayant perdu toute une famille avant de m'avoir, ne pouvait pas tout à fait y croire.
08:46Il rejouait la famille mais comme sur un mode parodique,
08:49comme si on arrivait après la bataille.
08:52Et je pense que ça, à mon corps défendant, ça forge un sentiment de menace.
09:02Mais est-ce que ce n'est pas le point de vue d'un enfant,
09:05et qu'à partir du moment où on devient parent, c'est l'inverse ?
09:08C'est-à-dire que nos enfants nous permettent de survivre à nous-mêmes,
09:11puisqu'on existe à travers nos enfants.
09:14Sans doute, c'est sans doute le cas.
09:16Tout le monde n'a pas d'enfant.