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ANATOMIE D’UNE SCÈNE. Ses choix de mise en scène, l’importance du montage, du son... Justine Triet raconte tous les secrets derrière la scène d’ouverture de son film “Anatomie d’une chute”, Palme d’or au dernier Festival de Cannes et en salles ce mercredi 23 août.
Transcription
00:00C'est très compliqué de faire une première scène pour un film normal,
00:02mais quand elle est aussi complexe, c'est encore plus compliqué.
00:04Cette scène, pour moi, c'est le couple.
00:05C'est l'endroit qu'on ne comprend pas.
00:06C'est l'endroit qui est l'intimité des gens.
00:08On ne sait pas ce qui s'y produit, on ne sait pas.
00:10Et là, je les amène brusquement dedans.
00:12Je leur dis, voilà, c'est ça, le couple.
00:13C'est quelqu'un qui parle à quelqu'un,
00:16l'autre qui met la musique trop fort.
00:18Conflit, problème, on ne sait pas pourquoi.
00:19Et on va passer deux heures trente à vous expliquer
00:21quel est ce couple, quelle est leur histoire et pourquoi vous avez vécu cette scène.
00:25Le film s'appelle l'anatomie d'une chute et la première image qu'on voit,
00:33c'est une balle qui chute dans un escalier.
00:36Exactement, c'est-à-dire que la première image, évidemment, est un
00:40est un clin d'œil à ce que va nous faire vivre le film.
00:44C'est à la fois la chute
00:47du corps d'un homme, mais aussi la chute d'un couple et la chute d'une famille.
00:51Et en l'occurrence, la chute de la vie d'une femme aussi.
00:53Après, bien sûr, on voit arriver cet animal, le chien,
00:56qui est éminemment important dans le film et qui est, selon moi,
01:00le fantôme à la fois du mort de Samuel, mais aussi celui qu'il voit
01:04quand l'enfant ne voit pas.
01:05Donc, c'est les yeux presque de Daniel, l'enfant.
01:08On est à hauteur de chien aussi, ce qui n'est pas rien.
01:10Ça, c'était vraiment une volonté
01:12d'être vraiment à la hauteur d'animal pour le filmer.
01:16On voit le chien regarder vers quelqu'un qui est hors champ.
01:20Puis on passe à l'étage avec l'enfant.
01:22Et finalement, Sandra, on la voit au bout de 48 secondes.
01:26Ce temps là, vous l'avez déterminé à l'écriture ou c'est après, au tournage,
01:30au montage ?
01:31Non, ça, c'est vraiment un montage à l'écriture.
01:33Je devais la voir plus tôt et la scène était beaucoup plus longue de discussion.
01:38J'ai décidé au montage parce qu'en fait,
01:41je crois que j'avais besoin de dire aux spectateurs
01:42la discussion que vous entendez est importante, mais
01:47ce qui se passe autour, ce qui se passe en même temps,
01:49en fait, que cette discussion, elle l'est autant.
01:52Et c'est une façon de donner un code de lecture aux spectateurs dès le début.
02:14Ce dialogue entre Sandra et Zoé, il est filmé en champ contre champ.
02:17Les deux sont filmés en très gros plan.
02:19Vous avez tourné avec une caméra, avec deux caméras.
02:22Pourquoi ces mêmes plans ?
02:24Pourquoi il n'y a pas de variation de plan ?
02:25Parfois un plan un peu plus large, revenir sur un gros plan, etc.
02:28Pour des raisons assez précises, c'est qu'en fait, on a tourné deux fois cette scène.
02:32Il y avait dans la première tournage de cette scène des plans plus larges.
02:35Et en fait, en la montant, on s'est rendu compte que
02:39ça ne marchait pas du tout.
02:40On avait besoin d'être très proche des corps puisque justement,
02:42on est dans une scène très, très, très organique.
02:46Donc tous les éléments sonores, visuels, etc.
02:49comptent des actions autant que la discussion.
02:52L'action et la discussion est aussi importante.
02:54Et du coup, on avait le sentiment que dès qu'on était un peu loin,
02:56on ne comprenait plus rien.
02:56On avait du mal à aborder l'espace, ça ne marchait pas.
02:59Il y avait un problème, ça ne marchait pas.
03:00C'était presque, voilà, c'était juste technique, ça ne marchait pas.
03:04Pour la deuxième fois, on n'avait tourné qu'en gros plan et on a deux caméras.
03:09Je n'avais pas le choix, j'avais plus qu'une heure et demie pour faire cette prise.
03:13Donc j'ai des problèmes financiers à ce moment-là.
03:16C'est une fiction et ça nous fait vouloir savoir qui est qui.
03:20Est-ce que c'est votre objectif ?
03:22Qu'est-ce que c'est ?
03:26Là, on revient avec l'enfant à l'étage, probablement,
03:29puisqu'on entend les femmes discuter au loin.
03:30Et voilà, le chien qu'il a nettoyé.
03:32Viens, viens, Snow, viens.
03:35Voilà, il va nettoyer le chien.
03:36Donc pour l'instant, une situation assez...
03:38Pute saleté.
03:39Assez banale, à la maison, deux actions.
03:43Voilà, donc là, il y a un élément de plus qui surgit,
03:45c'est-à-dire que là, il y a la musique au-dessus.
03:47Donc on est monté à un étage et là, on est deux étages plus haut.
03:50En fait, on a la musique qui surgit.
03:51On ne sait pas qui a mis cette musique,
03:53mais le chien l'a entendue et là, on revient en bas
03:57et les femmes l'entendent aussi.
03:58Elles disent, c'est mon mari qui travaille au-dessus, probablement au grenier.
04:01La première chose essentielle, je pense, c'est que le son est un personnage
04:04et le son est celui qui va nous guider dans l'espace de la maison.
04:08C'est-à-dire qu'on n'accompagne pas le chien quand il remonte.
04:11En fait, le chien descend et après, on sera brusquement au premier étage.
04:14Donc, c'est le son qui va nous dire qu'on est au premier étage.
04:17C'est encore le son qui va nous dire que le son provient du grenier
04:19ou du deuxième ou du troisième, on ne sait pas, mais en tout cas du dessus.
04:21Donc, c'est le son qui guide entièrement, en réalité, notre perception de l'espace.
04:26Espace qui sera éminemment important parce que déchiffré plus tard au procès.
04:30Donc, c'est d'abord la musique qui devient un personnage central
04:35et qui va nous dire presque où se localisent les gens
04:38par le niveau de sonorisation qu'on a.
04:41C'est à la fois des gens qui ont l'air d'avoir une discussion sympa,
04:43ils boivent du vin, ils ont l'air détendus.
04:45Il y a un gamin qui lave son chien.
04:46Enfin, je veux dire, on n'est pas dans un truc hostile.
04:49Et en même temps, le seul endroit d'oppression étrange et qui crée une étrangeté,
04:54c'est la musique qui est mise au deuxième étage, au dernier étage, pardon.
04:57Et en fait, rien que par cette musique qui pourtant est une musique joyeuse
05:01et qui n'est vraiment pas dramatique,
05:02je pense que ça aurait été vraiment lourdingue de mettre une musique sententieuse,
05:06nous amène quand même une forme de gêne, de malaise.
05:10Ce malaise créé par cette musique,
05:12je pense qu'elle envahit progressivement, très lentement quand même,
05:15la discussion entre les deux femmes
05:16et va finalement quand même réussir à stopper cette discussion.
05:26Je pense que c'est le film où j'ai le plus dessiné,
05:29mais pour des raisons obligatoires, c'est-à-dire que je n'avais pas le choix.
05:32En réalité, le film est tellement technique,
05:34il y a tellement de détails,
05:37alors à la fois là, pour la scène qu'on voit là,
05:39des détails sonores très simples,
05:41c'est-à-dire que si le personnage de l'enfant est à un étage ou à un autre,
05:45on n'entendra pas le même son, le même degré de musique,
05:47en fait le même degré de son,
05:49pareil pour le même niveau de son, pareil pour le père.
05:52Donc, il y a des détails techniques qui font qu'on était obligé
05:56de dessiner constamment où sont les personnages
05:58et comment l'enregistrement sonore,
06:02enfin je veux dire la divulgation du son va se refléter dans les différents endroits,
06:06va atterrir dans les différents lieux.
06:08Et donc, toutes ces choses-là, il était obligé d'être très très très précise.
06:11Donc, storyboard évidemment.
06:13Qui dit huis clos, c'est une obligation en fait pour moi de dessiner
06:17parce qu'il y a quand même toujours le danger de s'ennuyer,
06:20de filmer toujours les mêmes choses, etc.
06:21Donc, toujours aussi l'idée de comment on va essayer de se renouveler dans un même espace.
06:31Sandra va aller au premier étage.
06:36Zoé, donc la jeune personne dont on ne sait pas encore
06:38si c'est une journaliste ou une étudiante, sort et s'en va visiblement.
06:49La musique est trop forte pour l'extérieur.
06:51Ça ne devrait pas être aussi fort.
06:52Donc, à un moment donné, je me suis dit,
06:53mais est-ce qu'on passe du coup sur une musique extra-diegétique ?
06:57Est-ce qu'on va la suivre cette musique ?
06:58Alors, c'est intéressant.
06:59Là, on rentre vraiment dans l'étape mixage
07:01parce que ça, c'est vraiment une chose qui s'est décidée au mixage.
07:03Il y a eu vraiment un...
07:05Je crois que c'est le premier film que je mixe
07:06où il y a autant de choix artistiques à faire très fort.
07:09Et ça, c'est vraiment des choix qu'on a fait nous ensemble,
07:11où au début, c'était pas censé être...
07:13C'est pas réaliste, effectivement.
07:14C'est plus fort encore dehors, quand ça arrive dehors.
07:16Mais en réalité, ça nous paraissait plus intéressant
07:19parce que plus envahissant, plus flippant, en fait.
07:21Et c'est vrai que le choix du niveau musical a été franchement un truc,
07:27un casse-tête au mix parce que tout était possible.
07:31Et en fait, il fallait quand même que la situation soit...
07:34Enfin, pas trop tiède, quoi.
07:35Qu'on ait cette sensation vraiment que la musique est un personnage
07:38et que c'est quelque chose, quoi.
07:40C'est pas juste quelqu'un qui met la musique un peu fort.
07:41Il la met vraiment trop fort.
07:43Et du coup, voilà, c'est vraiment quelque chose qui s'est décidé,
07:45en tout cas, ça, vraiment, au moment du mix.
07:48Et qui s'est décidé presque de manière...
07:50J'ai envie de dire, le cinéma, c'est de la pensée,
07:52mais c'est aussi des fois de l'organique.
07:54C'est des choses juste qu'on ressent.
07:55Et moi, j'ai eu la sensation qu'à cet endroit-là,
07:57il fallait que la musique prenne cette puissance-là, cette force-là.
08:05Et voilà, la voiture s'en va.
08:07Cette scène qui a l'air vraiment assez simple, en fait,
08:09va être scrutée dans les moindres détails dans le film.
08:14Et c'est une scène qui va être décisive
08:20et très importante pour la suite du film.

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