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La société d'archipel est-elle une fatalité ? Le politologue Jérôme Fourquet et le sociologue Jean Viard observent tous les deux un "triomphe de l'individu" mais leurs conclusions sont différentes.

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00:00« Regards croisés dans le Grand Entretien Inter ce matin entre deux fins observateurs
00:12de la société française et de ses évolutions, de ses métamorphoses, ils ont vu tous les
00:19deux apparaître un archipel français, une société d'archipel, mais leurs conclusions
00:25sont très différentes. L'un est directeur du département Opinion et Stratégie de l'IFOP,
00:31auteur d'un essai qui avait marqué les esprits, l'archipel français publié en 2019, l'autre
00:36est sociologue, directeur de recherche associé au Cvipof CNRS, il avait décrit la société
00:44d'archipel il y a maintenant 30 ans. Et l'un et l'autre publie une radiographie de cette
00:51société qui bouge, de ce qu'il y a dans la tête des français. Jérôme Fourquet publie
00:56des métamorphoses françaises aux éditions du Seuil, un état de la France en infographie
01:02et en images. Jean Viard, lui, voit la naissance d'une civilisation dans un essai, le titre
01:08« L'individu écologique » publié aux éditions de l'Aube. Jérôme Fourquet, Jean Viard,
01:13bonjour ! Et bienvenue, j'indique à nos auditeurs qu'ils pourront dialoguer avec
01:18vous, vous interroger, éventuellement débattre au 01 45 24 7000 ou sur l'application Radio
01:25France. On voulait vous réunir parce que vous avez l'un et l'autre énormément travaillé
01:30pour essayer de scruter de manière très fine les évolutions de notre société. On
01:36va rentrer dans cette idée d'archipel, d'archipélisation qui nous divise et qui
01:44nous renvoie chacun à notre individualité. Mais partons d'abord d'un état des lieux
01:49de la France tel que vous la regardez changer. Qu'est-ce qu'il y a dans la tête des
01:54Français ? Quel est le mot le plus adapté pour décrire le sentiment dominant à l'intérieur
02:01de nos crânes ? Jérôme Fourquet ?
02:03Alors, peut-être à raisonner à deux niveaux si on interroge, comme on le fait régulièrement
02:08à l'IFOP, les Français sur leur état d'esprit personnel vis-à-vis de leurs proches,
02:12de leurs familles. Il y a un certain optimisme qui demeure dans la vie quotidienne. En revanche,
02:17les choses s'obscurcissent quand on monte en généralité et quand on les interroge
02:21sur comment ils voient l'avenir de leur pays. Là, les constats sont plus noirs, sont
02:28plus sombres. Et aujourd'hui, le sentiment qui prévaudrait sur l'état de la société,
02:34ce qu'elle inspire aux Français, et bien même si les Français sont archipélisés
02:38et divisés, les deux colorations qui dominent, c'est d'une part la résignation et d'autre
02:44part la colère. Et donc, on oscille.
02:45C'est contradictoire.
02:46Mais tout peut basculer à un moment ou à un autre, vous voyez.
02:50On va en parler. Jean Viard, vous avez travaillé justement sur cette société où le bonheur
02:56est individuel et le malheur collectif. Mais je vous pose la même question. Quel est le
03:00sentiment dominant dans la tête des Français ?
03:02Moi, je pense, comme Jérôme, que c'est une société qui va beaucoup mieux qu'on
03:06le dit, où les gens sont beaucoup plus heureux qu'on ne le croit, même s'il y a des malheureux
03:09et des pauvres, etc.
03:10Évidemment.
03:11Et en même temps, moi, ce qui m'inquiète, si vous voulez, c'est que le spectacle de
03:14la politique ne nous donne plus envie d'être démocrate.
03:16Et ça, je pense que c'est très inquiétant.
03:18Et ça, on aura l'occasion, évidemment, d'en parler.
03:21Mais vous reprenez aussi le mot de colère, il revient régulièrement dans vos ouvrages
03:24et dans vos travaux.
03:25Mais je crois que, si vous voulez, il y a toujours des colères dans des sociétés privées,
03:29familiales, politiques, économiques, on est licencié, on est en divorce, etc.
03:33Le problème, c'est comment ces colères sont canalisées pour faire du changement social.
03:36Longtemps, ça a été le rôle de l'Église, on canalisait les colères vers l'au-delà.
03:39Après, ça a été le rôle du mythe révolutionnaire, on canalisait toutes ces colères qui se mettaient.
03:43Et aujourd'hui, en fait, elles ne sont plus canalisées.
03:46Ou alors, elles le sont pour le populisme, qui dit effectivement, si on supprimait les
03:49très riches, plutôt quand ils ont une certaine origine, et les très pauvres, on serait cool
03:54entre nous, une société des braves gens qui pourrait gérer leur colère.
03:57Et c'est ça qui est dangereux.
03:58Dans cette grande métamorphose de la société française, Jérôme Fourquet, vous passez
04:02en revue, justement, l'Église et l'Église rouge que représentait le communisme.
04:06Et vous dites que ces deux religions ont été replacées par une nouvelle.
04:09Nous sommes passés de la messe à Ikea le dimanche, pour vous citer.
04:14Oui, tout à fait.
04:15Quand on regarde cette société française que décrit aussi Jean Viard, la France des
04:20années 60, en fait, on a une espèce de condominium, ce qu'on pourrait appeler la matrice Don Camillo-Pépone.
04:25Il y a 35% de gens qui vont à la messe tous les dimanches et le PC fait 20-25% des voix.
04:29Pas de risque de double compte.
04:30Celui qui avait la carte en général n'allait pas à la messe.
04:32Et donc aujourd'hui, si vous faites le total de ce duo, Don Camillo-Pépone, Fabien Roussel
04:39a fait 2,5% des voix aux élections et il y a à peu près 3% de catholiques pratiquants.
04:44Donc on est passé de 60% de français à 5%.
04:46Et il y avait un jour qui était sacralisé des deux côtés.
04:51C'était à la fois du côté de l'Église le dimanche, le jour du Seigneur.
04:54Et puis de l'autre côté, c'était le jour chômé qu'on avait arraché au patron pour
04:59se reposer, pour pratiquer des activités sportives, familiales ou culturelles.
05:03Et ce qu'on voit aujourd'hui, c'est que quand on vit en province, le cœur battant
05:07de la société française contemporaine, c'est la zone commerciale, qui est souvent ouverte
05:12le dimanche.
05:13Et quelque part, effectivement, la messe dominicale a été remplacée par la virée chez Ikea.
05:17On va parler de la religion dans un instant, mais des rites également.
05:21Vous écrivez, Jean Viard, qu'on vit les inégalités, le sentiment d'exclusion, de
05:25manière individuelle.
05:27Avant, on pouvait être pauvres, mais ensemble.
05:30Ça, c'est quelque chose qui appartient au passé.
05:33Mais c'était ça, les luttes sociales.
05:34Une grande manifestation.
05:36C'est un moment de bonheur, d'amour et de force.
05:38Même si individuellement, on est en difficulté.
05:41Et nous, ça n'existe plus.
05:42Il y a eu des mouvements sociaux pour les retraites, mais c'était relativement ponctuel.
05:45On est dans une société d'individus.
05:47Moi, j'appelle ça l'explosion du masculin et du féminin.
05:50On n'est plus d'abord une fille, d'abord un garçon.
05:51On est d'abord un individu avec un projet, une carrière.
05:54Et donc, on est à la fois seul, donc extrêmement libre.
05:56Et la question, c'est comment on rattrape ceux qui ratent une marche ?
05:59La Toussaint approche.
06:01Samedi 2 novembre, un peu partout, sera commémorée la fête des morts.
06:05Vous donnez ce chiffre, Jérôme Fourquet.
06:07En 1980, la crémation représentait moins de 1% des obsèques.
06:12C'est aujourd'hui 43%.
06:15Que racontent ces deux chiffres ?
06:17Alors, d'une part, on y revient, le délitement de la vieille matrice chrétienne.
06:22Puisque, on le rappelle, l'Église a longtemps combattu la crémation.
06:27Et quand l'Église a autorisé la crémation en 1963,
06:30vous voyez que 20 ans plus tard, au début des années 80,
06:33ça venait à personne, l'idée de se faire crématiser.
06:36Donc, c'est un des symptômes de ce changement de référentiel religieux.
06:42Et puis derrière ça aussi, il y a beaucoup d'autres significations.
06:47On se faisait enterrer là où étaient enterrés ses parents.
06:50Et, en faisant un clin d'œil, on peut parler aujourd'hui d'un grand déménagement
06:55avec des Français qui se sont égaillés partout sur le territoire.
06:58Et quel sens ça a de se faire enterrer dans un endroit où ne vivent plus vos propres enfants ?
07:03Donc, on voit bien aussi, et Lévi-Strauss est très éclairant sur le sujet,
07:07comment les rites funéraires racontent une société.
07:10Et quelque chose qui était resté immuable pendant des siècles et des siècles,
07:14en l'espace d'une génération, a complètement changé.
07:19Jean-Viard disait qu'on était une société d'individus.
07:21Regardez le débat sur la fin de vie.
07:23Vous choisissez votre propre fin et vous allez même choisir vos obsèques.
07:29Jean-Viard ?
07:30Mais, au fond, on sort d'une civilisation.
07:33C'est ça le débat.
07:33D'ailleurs, avec Jérôme, il parle de décivilisation, ce que je ne fais jamais.
07:36Moi, je parle de nouvelle civilisation.
07:38Mais c'est vrai qu'on sort du mariage.
07:39Moi, je donne toujours le chiffre 63% des enfants nassés en mariage.
07:42Pour moi, c'est une rupture majeure.
07:43Mais on peut dire aussi 63% des Français ont un jardin.
07:46Donc, il faut se représenter entre le discours.
07:48On est tous des urbains.
07:48Oui, mais une grande partie de ces urbains sont des pères urbains avec jardin, etc.
07:52Donc, c'est ça qu'il faut se dire.
07:53On est dans une nouvelle civilisation d'individus et qui, effectivement, n'ont plus les mêmes racines.
07:58Et c'est pour ça que la question de l'accrémation se pose énormément.
08:01Parce qu'au fond, le cimetière, ça allait avec le village, si on peut dire les choses comme ça.
08:05Mais l'un et l'autre, vous parlez du triomphe de l'individu.
08:09J'aimerais savoir pourquoi est-ce que vous portez le fer, Jean-Viard,
08:12en l'occurrence contre Jérôme Fourquet dans votre livre, sur le mot de décivilisation ?
08:17Vous voyez apparaître une société nouvelle, mais vous lui reprochez vertement d'utiliser ce mot, pourquoi ?
08:23Moi, ça lui fait les pieds, mais...
08:25J'imagine qu'il doit y avoir une raison plus sérieuse.
08:27Non, non, mais je veux dire, ce qui est dit est vrai, il y a décivilisation.
08:32Mais il y a recivilisation.
08:33Si on met les gens dans le mur de l'effondrement, de la destruction,
08:37on va carrément au fascisme, au populisme.
08:39On ouvre un nouveau monde.
08:40La famille Tribut, par exemple, c'est une famille extraordinaire.
08:42Elle est d'une solidarité, par exemple.
08:43Elle trouve plus d'emplois à un jeune que pour l'emploi.
08:46Enfin, ça ne s'appelle plus pour l'emploi, c'est un travail.
08:48Je prends cet exemple simplement sur le travail.
08:50Et c'est vrai sur la démocratie.
08:51On n'est plus obligé d'aller voter parce que ça fait partie du statut.
08:54On va si ça nous intéresse.
08:56La présidentielle, regardez les jeunes.
08:5710-15% votent au communal.
08:59Qu'est-ce qu'ils en ont à faire de leur commune, du département, de la région ?
09:02Ils y comprennent rien.
09:03Mais au lieu d'écouter ce que ça dit, on n'écoute pas.
09:05Donc on sort de la famille, on sort des institutions.
09:07La société à côté des institutions.
09:09C'est un lieu extraordinaire de liberté, d'amour.
09:11« Liberté, civilisation », c'est un mot que vous attribuez à Renaud Camus.
09:16Et quand vous vous reprochez à Jérôme Fourquet de l'employer, ça en dirait beaucoup.
09:21C'est ce que vous dites dans votre livre.
09:23Oui, mais il l'a repris en fait.
09:24Vas-y.
09:25Alors, Jérôme Fourquet.
09:26Moi, je ne me réfère pas aux travaux de Renaud Camus quand j'ai employé ce terme.
09:31J'étais plutôt sur...
09:32Essayer de trouver l'inspiration du côté de Norbert Elias, qui parlait du processus
09:37de civilisation.
09:38C'est comment, à la sortie du Moyen-Âge, les sociétés occidentales, en commençant
09:43par les cours royales, avaient appris à maîtriser leurs émotions, leurs affects, canaliser
09:48leurs pulsions.
09:49Et c'est ce que Elias appelle le process de civilisation.
09:52Et au regard d'un certain nombre d'évolutions qu'on peut constater sur la montée des tensions
09:59dans les relations interpersonnelles, les violences verbales dans les guichets, dans
10:04les bus, la montée d'un certain nombre d'agressions, de types de délinquances, je m'interrogeais
10:11sur le fait de savoir si on n'était pas rentré dans un cycle inverse, à minima, d'érosion
10:15du processus de civilisation, ou si on pousse un cran après, un phénomène de décivilisation.
10:22Mais moi, quand je parlais de ce terme, c'était en rapport avec cette question de la maîtrise
10:27des affects et de la violence.
10:30Tous les deux, vous parlez de l'archipel français, d'une société d'archipel, mais dans des
10:35sens très différents.
10:37Jean Viard, pourquoi ?
10:38Moi, j'en ai fait l'image de l'individu.
10:40Au fond, j'ai dit, on a chacun notre territoire et notre imaginaire.
10:43Les Lyons sont chez nous, par exemple.
10:45Vous reprenez une carte, il n'y aurait pas de pareil.
10:47Alors qu'avant, on avait des territoires compacts.
10:49Ça pouvait être la classe sociale ou le village, pour prendre des exemples simples.
10:51Donc effectivement, pour moi, l'archipel, c'est le triomphe de l'individu dans son
10:55autonomie.
10:56Alors que je pense que Jérôme a une vision différente.
10:58Laquelle ?
10:59Je rejoins Jean Viard sur le fait que l'autonomisation de l'individu a participé massivement à
11:05ce processus d'archipélisation et à la déconstruction des grands collectifs d'appartenance.
11:11Mais ça a apporté le dissensus malgré tout, parce que Jean Viard vous rapproche de voir
11:16dans l'archipel quelque chose comme une sorte de dégradation, d'effondrement, de la destruction
11:26de la société.
11:27Oui, bien sûr, des sociabilités traditionnelles.
11:32La nature hors du vide, ça se recompose différemment, bien évidemment.
11:37Parfois, on m'a demandé si l'archipélisation, ce n'était pas la dernière étape avant
11:42la libanisation.
11:43Donc on va faire le lien avec l'actualité.
11:46Moi, ce n'est pas comme ça que je l'entends.
11:49C'est-à-dire que dans un archipel, en général, vous parlez la même langue.
11:51Il y a des ponts ou des navettes de bateaux entre les îles, les unes et les autres commercent
11:57entre elles.
11:58On peut se marier d'une île à l'autre, mais chacun vit dans son île, dans son îlot.
12:03Et ce phénomène existe dans toutes les démocraties occidentales, sauf que tous nos autres voisins
12:09sont des pays fédérés.
12:10Et donc, ils ont appris dès le plus jeune âge à raisonner en mode multiple.
12:14Vous voyez les Belges, les Flamands, Wallons, les Catalans, les Basques, les Castillans
12:18en Espagne.
12:19Nous, pendant très longtemps, c'est pensé comme indivisible.
12:22Et le jour où on prend conscience de notre archipélisation, on est peut-être plus déstabilisé
12:26que nos voisins.
12:27D'où l'attention portée à l'immigration.
12:31Jérôme Fourquet, janvier, un rapport que vous avez dû voir, on le doit au Conseil
12:35économique et social, qui a été publié mercredi dernier.
12:39Les conclusions sont à rebours de ce qu'on entend dans le débat public.
12:42Les grandes préoccupations des Français, la santé arrive en tête, suivie du pouvoir
12:47d'achat, loin devant l'immigration, qui n'est une priorité que pour 18% des sondés.
12:53Comment est-ce que vous l'expliquez ?
12:55C'est même à rebours de ce que disait à ce même micro le ministre de l'Intérieur,
13:00Bruno Retailleau, hier.
13:01Qu'il soit à rebours de l'opinion publique, ce n'est pas une découverte.
13:04Mais si vous voulez, le problème, c'est pareil avec la drogue.
13:07La majorité des Français sont pour l'allégation du hashish, le CESE est pour, et on passe
13:11nos journées à nous parler des violences dans les banlieues, on pourrait s'interroger
13:14sur notre modèle.
13:15Effectivement, il y a des choses qui font peur, notamment à certaines élites qui voudraient
13:19au fond que la France post-coloniale redevienne la France pré-coloniale, la France des cathédrales,
13:24comme dirait Eric Ciotti.
13:25Non, la France post-coloniale est une France arc-en-ciel où, effectivement, l'identité
13:29des différents pays colonisés est rentrée dans le corps de la nation.
13:32Je rappelle que 2 jeunes sur 10 sont des descendants de colonisés, il est temps de
13:35le comprendre.
13:36C'est la couette qui fait l'arrivée de l'étranger beaucoup plus que la frontière.
13:39Alors, effectivement, ça participe de ce processus d'archipélisation, donc on est
13:45sur les…
13:46Mais vous, ça ne vous étonne pas que la santé soit la première préoccupation des
13:48Français devant l'immigration ? Vous avez consacré un chapitre de votre livre à ce
13:53sujet.
13:54Vous avez travaillé sur les sociétés multiculturelles, sur les prénoms arabo-musulmans, par exemple.
13:59Bien sûr, mais en tant que sondeur à l'IFOP, on voit déjà depuis plusieurs années que
14:03la question de la santé, avant même le Covid, était une des préoccupations majeures des
14:10Français, bien sûr.
14:11Ensuite, ce n'est pas contradictoire avec le fait de dire que le défi qui est posé
14:16à la société française par le phénomène migratoire qui s'est déployé depuis une
14:21cinquantaine, une soixantaine d'années, produit des effets majeurs de recomposition
14:27et on voit électoralement, notamment, comment les choses ont évolué.
14:32Alors, électoralement, il y a un signe inquiétant, janvier, dans la tête des Français.
14:37Cette même étude montre un désir d'autoritarisme sur lequel vous revenez tous les deux dans
14:42votre livre.
14:43Et un Français sur deux, 51%, juge que seul un pouvoir fort, je cite, peut garantir l'ordre
14:49et la sécurité.
14:5023% des personnes interrogées pensent que la démocratie n'est pas le meilleur système
14:55politique existant.
14:57Comment est-ce qu'on peut le comprendre ?
14:59Il suffit de regarder l'Assemblée nationale à la télévision, excusez-moi, mais je veux
15:03dire, parce que la démocratie locale marche bien, mais on ne la voit jamais.
15:07Moi, j'ai été élu local, tout ça, c'est des lieux d'élaboration, etc.
15:11La démocratie nationale est dans une crise terrifiante parce que la Ve République, c'est
15:15pas qu'il faille la changer, mais elle est à la fin de son système Jacobin.
15:18Moi, je pense que soit la Ve République va devenir un système beaucoup plus démocratique,
15:24régionalisé, etc.
15:25Soit on va aller vers un pouvoir de l'extrême droite, mais entre les deux, il n'y a pas
15:28de chemin.
15:29Jérôme Fourquet ?
15:30Alors, je pense que la demande d'autorité renvoie en partie à ce qu'on évoquait tout
15:34à l'heure, c'est-à-dire l'érosion de la civilité, la moindre canalisation des
15:38affects et des pulsions.
15:39Et c'est aussi le pendant de l'autonomie de l'individu, c'est-à-dire qu'à partir
15:44du moment où les grands cadres d'appartenance ont volé en éclats, eh bien, beaucoup de
15:50Français adhèrent à cette idée que la liberté s'arrête là où commence celle du voisin.
15:55Et donc, on est dans une société où les droits en est en même temps augmenté, mais
15:59tout ça se traduit par le fait que le voisin va venir empiéter sur votre propre bulle
16:03ou votre propre espace.
16:04Et donc, il y a une demande forte d'autoritarisme, mais toujours qui s'exercerait sur les autres
16:10et pas sur moi.
16:11Rappelons-nous, pendant le conflit des gilets jaunes, il y avait des émeutes, des scènes
16:17de violence extrêmement fortes dans le pays et l'usage par les forces de l'ordre du
16:21flashball avait été très fortement contesté.
16:24Alors, à l'IFOP, à ce moment-là, on fait un sondage, il y a une majorité de Français
16:27en pleine violence sociale qui nous disent qu'on est favorable à l'interdiction du
16:32flashball.
16:33Et quel était l'électorat qui était le plus favorable à l'interdiction du flashball
16:36par les forces de l'ordre ? C'était l'électorat du RN.
16:39Et donc, vous voyez que l'autoritarisme, la demande, s'exerce toujours vis-à-vis
16:42des autres.
16:43Et donc, on a une société qui est profondément individualisée, libérale au sens anglo-saxon
16:48du terme et qui n'est pas mûre, de mon point de vue, pour un tournant autoritaire.
16:51On va au standard.
16:52Bonjour Aurélien.
16:53Oui, bonjour.
16:54Merci de participer au grand entretien.
16:57Merci.
16:58Je voulais savoir si la perte du sacré et la perte du symbolique dans nos sociétés
17:05ne contribuait pas à la morosité et à la perte de confiance des Français ?
17:12Merci pour votre question qui veut répondre, messieurs.
17:15Jérôme Fourquet ?
17:16Alors, on voit que la perte du sacré, c'est vis-à-vis, j'allais dire, de l'église
17:22traditionnelle.
17:23Mais ce sur quoi on travaille avec Jean Viard montre comment on a des nouvelles spiritualités
17:26qui apparaissent, qui sont là aussi.
17:28Le yoga, par exemple.
17:29Le yoga, le développement personnel, etc.
17:31Et qu'une partie de la population qui est en quête spirituelle ne se tourne plus, j'allais
17:35dire, vers les églises historiques ou officielles, mais va se bricoler son propre référentiel.
17:41Ce qui peut donner parfois des scènes un peu déroutantes ou cocasses.
17:45Vous voyez un buste de Bouddha qui trône en majesté dans un jardin, dans une campagne
17:50française.
17:51Et donc, c'est le retour quelque part de cette quête du spirituel.
17:54Peut-être même dans le jardin de Jean Viard ?
17:56Certainement.
17:57Non, mais deux choses.
17:58Il y a la quête de la beauté, c'est largement déplacé.
18:00C'est le but des vacances, c'est le but des week-ends, c'est le but des salles de sport,
18:03etc.
18:05Ça occupe essentiellement une grande partie de l'énergie de la société avant c'était
18:08dans l'idée.
18:09Et deuxième chose qu'il faut dire.
18:10Un grand lieu de confiance dans nos sociétés, ce sont les entreprises.
18:13Le conflit capital-travail est quasiment terminé.
18:15Dans les entreprises, 90% des accords sont faits par tout le monde.
18:19Et les gens ont beaucoup plus confiance dans les entreprises pour gagner la guerre climatique
18:22que dans les politiques.
18:23Donc au fond, la société a bifurqué, le politique est resté sur le bord du trottoir
18:27et devient grotesque.
18:28Et le lieu de confiance, c'est l'entreprise.
18:30Et ça, il faut le dire.
18:31Et le gros problème de la France, c'est que la gauche française n'a jamais pensé
18:33à l'entreprise, alors que la gauche anglaise et la gauche américaine l'ont intégré
18:36dans leur corpus.
18:37Est-ce qu'il y a un problème de récit national ? On entend souvent revenir cette
18:41antienne.
18:42Jérôme Fourquet et Jean Viard, vous avez écrit sur le sujet, comme si ce qui pouvait
18:47nous rassembler, c'était un grand récit.
18:49Alors Jean Viard propose que ce soit un grand récit autour de l'écologie, de la lutte
18:54contre le dérèglement climatique, mais vous, Jérôme Fourquet, vous n'y croyez pas ?
18:58J'aimerais y croire, mais je reviens à mes zones commerciales.
19:02Quand vous regardez ce qui se passe dans une zone commerciale de province, vous voyez
19:09que la bifurcation écologique, le sevrage avec l'hyperconsommation, on n'est encore
19:16qu'au tout début du processus et on peut s'en lamenter, mais c'est juste une observation
19:24factuelle.
19:25Le déficit de grands récits, on avait fait, avec Raphaël Yorca et la Fondation Jean Jaurès,
19:30une étude sur qui raconte la France aujourd'hui.
19:33On voyait que pour beaucoup de Français, c'était dans les séries et chez les plus
19:38âgés, c'était chez les écrivains.
19:39Et les politiques arrivaient très loin dans le classement en disant qu'ils ne sont plus
19:45eux capables de porter, comme disait Jean Viard, un grand récit ou une vision des choses.
19:49Jean Viard qui dit que le Président de la République aurait pu faire un cercle de conseils
19:53de centenaires pour réfléchir au monde de demain puisque les personnes âgées, ceux
19:58qui ont le recul et qui connaissent l'histoire, sont bien plus avisés que les jeunes.
20:02Ce n'est pas forcément qu'ils sont bien avisés, c'est que dans le monde où on vit,
20:07les gens âgés votent plus que les autres.
20:08La France est plus à gauche, j'allais dire, pour le dire simplement, que le monde politique.
20:12Et le monde politique est appuyé notamment sur les retraités.
20:14Au fond, on a une classe démocratique qui gère les associations, les communes, les
20:18solidarités familiales et la politique, ce sont les plus de 60 ans.
20:21Et ça, c'est très particulier.
20:23Et la jeunesse aime les coups de poing, enfin les coups de poing, pas les bagarres, mais
20:25les trucs qui agissent tout de suite, mais elle n'a rien à faire avec les récits politiques,
20:29ça ne les intéresse absolument pas.
20:31Et le gros problème qu'on a, c'est comment on réunit tout ça pour avoir un pays moins
20:34conservateur et moins réactionnaire.
20:36On devient des Pokéballs, c'est l'image que vous avez employée, Jérôme Fourquet.
20:40Qu'est-ce que ça veut dire que nous sommes devenus des Pokéballs ?
20:42Alors, vous savez, Alibadou, quand vous allez dans ce type de restaurant, vous composez
20:46vous-même votre plat avec toute une série d'ingrédients.
20:50Donc, chacun va avoir un plat différent, ce qu'on appelle en bon français les toppings.
20:54Et donc, on est dans cette société d'individus qui s'est archipélisée dans une construction
21:00individuelle de sa propre identité où chacun va picorer, je parlais du Bouddha tout à
21:04l'heure, des éléments qui va les piocher dans des référentiels culturels très divers.
21:10Comme quand on va au restaurant japonais, mais vous avez l'air de le regretter, comme
21:13si c'était un facteur, là aussi, d'éclatement de la société.
21:16Alors, chacun jugera, encore une fois.
21:20Non mais dévoilez-vous, Jérôme Fourquet.
21:22Non, non, moi ce que je constate juste, c'est que c'est un changement majeur et puis on
21:25peut s'interroger sur comment on fait société dans un ensemble d'individus, quoi.
21:31Laurence vous demande, comment faites-vous un lien entre état-providence et augmentation
21:35de l'individualisme ?
21:37Jean-Viard ?
21:38C'est pas une question très simple, parce qu'effectivement, l'individualisme fait
21:42qu'on a toujours l'impression que l'autre soit plus que soi-même et qu'on a plus l'idée
21:45qu'on est dans une classe, qu'on est colle, etc.
21:48Et on voit bien que du coup, on appelle l'assistance souvent, ce qui est en fait la solidarité.
21:52Donc là, on a toute une dérive.
21:53Mais je voudrais rajouter autre chose.
21:55Jérôme parle d'IKEA.
21:56Moi, vous voyez, je suis fasciné par le fait qu'il y a 24 millions de gens qui ont un potager.
21:59La France n'est pas à ce qu'on croit.
22:02Il y a 63% des gens qui ont un jardin.
22:03Le marché s'est déplacé le dimanche ou le soir, alors qu'avant, c'était le matin
22:07pour les dames qui travaillaient pas.
22:08Donc il y a des tas de nouveaux lieux de lien social en rapport avec la nature.
22:11L'écologie, c'est un rapport intime.
22:13C'est son arbre.
22:1480% des gens qui ont un jardin ont un animal.
22:17Les gens des villes n'en ont pas.
22:18Mais dites-le à Jérôme Fourquet pour voir.
22:19Il le sait très bien.
22:20Mais je pense, parce que c'est à son odeur.
22:22Ce que je veux dire, c'est que le rapport avec la nature est entré dans le charnel de
22:25la vie intime des gens.
22:26Et donc la bataille écologique, c'est autant avoir fait pousser un arbre sous lequel on
22:29s'assoit.
22:30Moi, j'ai dessous mon marronnier.
22:31Je l'ai planté il y a 40 ans.
22:32Je veux dire, c'est un rapport totalement qui donne un autre rapport à la nature.
22:35Et je crois que c'est important de dire ça.
22:37C'est pour ça que je suis optimiste.
22:38Parce que la guerre, la grande guerre climatique qu'on a engagée avec la nature, c'est une
22:42guerre mondiale.
22:43Il y aura des morts, il y aura des inondations.
22:44On le voit très bien.
22:45Vous parlez même de troisième guerre mondiale.
22:46Mais on va la gagner.
22:47On va la gagner.
22:48Et on le voit déjà dans le charnel de nos quotidiens.
22:50Jérôme Fourquet, pourtant, c'est un thème qui a du mal à s'imposer dans le débat public
22:54et qui a du mal à prendre en politique.
22:56Il s'impose.
22:57Il est présent.
22:58On parle beaucoup de tous ces sujets.
23:01La question, c'est comment on passe à l'échelle, si vous voulez, au niveau collectif et comment
23:07individuellement, eh bien, on rompt avec certaines habitudes et pratiques très consuméristes.
23:13Je vous prends juste un exemple.
23:15Il y a des sites de revente de vêtements, des sites de revente de vêtements en ligne.
23:19Donc, on ne va pas faire de publicité, mais je pense que beaucoup d'auditeurs et d'auditrices
23:23auront ça en tête.
23:24Et on se dit que c'est très bien, ça remet au goût du jour la seconde main.
23:28On rompt avec, en bon français, ce qu'on appelle la fast fashion, acheter toujours
23:32des nouveaux habits.
23:33Les études montrent que 70% des sommes qui sont collectées par les vendeuses sur ces
23:36sites repartent en achats de neuf.
23:38Donc, vous voyez bien qu'on n'a pas rompu avec ce modèle qui est très, très consumériste,
23:43mais dans lequel nous baignons tous collectivement depuis maintenant plusieurs générations.
23:47En tout cas, c'est passionnant de vous entendre et d'essayer de regarder la France changer
23:53avec vous de manière très différente, Jérôme Fourquet, puisque vous le faites
23:58dans les métamorphoses françaises, avec des data, journalisme, un état de la France
24:05en infographie, en images, et c'est extrêmement clair.
24:09Et quant à vous, Jean Viard, vous réunissez peut-être 50 ans de travaux dans ce livre
24:15sur l'individu écologique, publié aux éditions de l'Aube.
24:19Merci infiniment à tous les deux.

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