Depuis 70 ans, il transforme la rue en galerie d’art. Dans les années 1970, il colle des centaines de portraits de Rimbaud dans les rues de Paris et de Charleville. En 2015, représente Pasolini dans les rues de Rome. Artiste humaniste, il s'engage pour le droit à l’avortement, ou contre l’apartheid. Pourquoi avoir fait de la rue la toile de ses revendications ? Et comment ses œuvres éphémères peuvent-elles influencer le monde ? Et quel regard porte-t-il sur la nouvelle génération de street-artistes ? Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit Ernest Pignon-Ernest dans « Un monde, un regard ». Année de Production :
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00:00Générique
00:02...
00:22Ces oeuvres vous sont peut-être plus familières que son visage.
00:27Depuis plus de 70 ans,
00:28qu'il peint, qu'il dessine, qu'il crée,
00:31il a très peu pris la lumière lui-même.
00:34Ses personnages et leur lieu de création l'ont prise pour lui.
00:37Son Rimbaud est sémé par centaines sur les murs de Paris et de Charleville
00:40à la fin des années 70.
00:42Peut-être l'avez-vous croisé.
00:44Son Pasolini, tenant dans ses bras son propre corps supplicié.
00:48Si vous êtes passé à Rome en 2015, peut-être êtes-vous tombé sur lui.
00:52Lorsqu'on parle des oeuvres de notre invité,
00:53il faut toujours citer le lieu dans lequel elles ont été collées,
00:57dessinées, installées.
00:59Le lieu fait partie de sa proposition artistique.
01:02Le lieu et avec lui sa fragilité, sa disparition annoncée,
01:06exposée qu'il est à l'usure du temps, aux intempéries, aux mains des passants.
01:10La mort annoncée de mes images n'est pas une séquelle, un inconvénient.
01:14Elle fait partie de la proposition, dit-il.
01:17Vous l'avez compris, le terrain de jeu de notre invité, c'est la rue.
01:21Et ce fut la rue bien avant le mouvement du street art,
01:24que l'on connaît aujourd'hui avec des artistes comme Banksy ou Gillers.
01:28Pourquoi refuse-t-il alors d'être considéré comme un pionnier du street art ?
01:32Parler d'art urbain, est-ce trop réducteur ?
01:35Posons-lui toutes ces questions.
01:36Bienvenue dans un monde à regard.
01:38Bienvenue, Ernest Pignot.
01:39Merci d'avoir accepté notre invitation ici au Sénat, au Dôme Tournon.
01:44Le journal Libération vous a surnommé le grand frère des graffeurs.
01:48Ça ne vous plaît pas ?
01:49Vous n'aimez pas qu'on vous associe aux artistes de street art ?
01:52Non, je n'ai pas tellement de problèmes avec ça.
01:55En fait, c'était même le... Je peux résumer.
01:58C'était le mouvement street art.
01:59Le fait qu'on aille chercher un vocable anglo-saxon,
02:03ça sous-entend toujours que ça vient des États-Unis.
02:05Vous voyez ? C'est un peu ça qui m'agace.
02:07Cette mentalité de coloniser que nous avons ici.
02:10J'ai fait ce genre d'intervention dès les années 60.
02:13Ce n'est pas une garantie d'avoir fait avant.
02:16Ce n'est pas pour ça que c'est meilleur, mais ce n'est pas une garantie.
02:19Mais j'ai fait 20 ans avant les gens du street art américain.
02:23Et on en parle avec le mot street art.
02:26Vous voyez ce que je veux dire ?
02:27Art urbain, c'est mieux, alors ?
02:29Je préfère l'art urbain.
02:30Je préfère l'art urbain, en effet.
02:32Voilà, c'était un réflexe.
02:35En tout cas, vous allez vous-même dans les rues
02:37pour coller vos œuvres, vos créations,
02:39avec une échelle, un saut de colle, une brosse, sans autorisation.
02:43Vous prenez même des risques, seul, la nuit.
02:45Vous êtes arrivé aussi d'avoir affaire aux forces de l'ordre, je crois.
02:48Oui, les forces de l'ordre, ce n'est pas toujours le pire.
02:51Ah bon ? C'est quoi le pire ?
02:52Non, je veux dire que...
02:56Oui, les derniers collages que j'ai faits,
03:00j'ai dû arrêter, là.
03:02C'était à Port-au-Prince, à Haïti, vous voyez ?
03:04Le danger, ce n'était pas les forces de l'ordre,
03:06c'est les forces du désordre, c'est le chaos, quoi.
03:09Vraiment, voilà.
03:10Et pourquoi la nuit ? Pourquoi agir la nuit comme ça ?
03:12Pour que les passants découvrent vos œuvres au réveil ?
03:15Il y a beaucoup de raisons.
03:17D'abord, ce que je fais, ce sont des espèces d'apparitions.
03:21Si on me voit collé, ça ne fonctionne plus comme une apparition.
03:26Le papier que j'utilise est très fragile.
03:28C'est des chutes de rotatives du Monde, maintenant,
03:31du journal Le Monde, parce que mon atelier était près de l'imprimerie du Monde
03:35et que je connaissais les gens du comité d'entreprise.
03:38Donc, c'est du papier très, très fragile.
03:40Et tant qu'il est mouillé, n'importe qui peut le prendre et l'enlever.
03:44Vous voyez ?
03:45Donc, c'est très fragile. Il y a tout ça à la fois, quoi.
03:48Et puis, j'aime bien...
03:52Mes travaux sont une espèce de composition, de montage.
03:56Et c'est la nuit, quand je le mets en place, que tout s'organise.
04:00Vous voyez, il y a une espèce de dialectique.
04:02Il y a le lieu, l'endroit, le souvenir du lieu.
04:05Donc, la nuit, c'est là où j'ai le plus de plaisir à faire mon travail.
04:08Vous parlez d'apparition.
04:10Moi, j'ai presque envie de parler de fantôme.
04:12Il y a quelque chose de surnaturel qui se dégage de vos œuvres.
04:15Oui, j'espère.
04:16Dès qu'on travaille la représentation du corps de l'homme, des femmes,
04:22il y a quelque chose qui a des résonances de sacré.
04:26Des choses comme ça, qui touchent à la mort, mais sûrement.
04:29Vous avez une très jolie phrase pour définir votre démarche artistique.
04:33Vous dites,
04:34« Je ne fais pas des œuvres en situation, je fais œuvre des situations. »
04:38Et je l'ai un peu dit en introduction, le lieu est très important.
04:42Le lieu de votre création, son histoire, son atmosphère.
04:45Pourquoi ? Comment en être arrivé là ?
04:46Le lieu et le moment.
04:48C'est-à-dire que si on peut parler d'œuvre pour des interventions comme les miennes,
04:53l'œuvre, c'est le lieu lui-même.
04:55C'est le lieu lui-même.
04:57C'est la réalité du lieu, donc toute sa complexité,
05:00sa réalité physique.
05:01Je suis plasticien, donc je viens à toutes les heures du jour
05:05voir comment la lumière fonctionne dessus,
05:08la texture du mur, la couleur, si vous voulez.
05:10Donc une approche de peintre ou de sculpteur.
05:13J'essaie d'appréhender le lieu de cette manière, tout ce qui se voit.
05:17Mais simultanément,
05:19et c'est la partie la plus intéressante et la plus riche,
05:23j'essaie d'appréhender tout ce qui ne se voit pas dans le lieu.
05:26C'est-à-dire sa mémoire enfouie, son histoire,
05:30sa force symbolique, si vous voulez.
05:32Et c'est en saisissant tout ça à la fois,
05:38ce qui se voit et ce qui ne se voit pas,
05:40que j'élabore mon dessin qui, en quelque sorte,
05:43est né du lieu lui-même, dans lequel je vais l'inscrire
05:47pour qu'il vienne provoquer quelque chose dans le lieu.
05:51Donc, ou le perturber, le densifier,
05:58exacerber son potentiel,
06:00d'imaginaire, son potentiel suggestif.
06:03Mes images naissent du lieu dans lequel je vais les mettre.
06:06Si un artiste voulait vous représenter, vous, par exemple,
06:09vous dessinez vous,
06:10dans quel lieu vous aimeriez que ça se fasse ?
06:13Dans quel lieu vous aimeriez être représenté par un artiste ?
06:16Moi, je n'ai pas pensé à ça.
06:18Vous avez des questions ?
06:22Je ne sais pas. Dans un lieu, probablement,
06:25si quelqu'un sait bien le faire,
06:27je me suis attaché à ma ville de Nice, par exemple.
06:31Mais j'ai travaillé à Naples
06:35parce que je ne me sentais pas travailler sur Nice.
06:37C'est un peu la même histoire.
06:39Ce sont des villes fondées par les Grecs,
06:41une grande présence des Romains,
06:43et puis l'héritage des mythologies chrétiennes.
06:46Donc, plutôt à Naples, alors.
06:50Oui. Le caractère éphémère aussi de vos œuvres
06:53est très important pour vous.
06:55À une époque où on aime posséder,
06:57on aime le concret, on aime le matériel,
06:59est-ce qu'il y a aussi un message à la société de consommation,
07:03la société consumériste ?
07:05Oui, très probablement, implicitement.
07:08C'est-à-dire, déjà, le simple fait de dessiner.
07:11Le fait de...
07:13Vous savez, pendant des années,
07:14mes travaux ont été...
07:18Je ne vais pas me plaindre, ça va bien pour moi.
07:20Mais les gens qui gèrent les institutions des arts plastiques
07:26ont manqué de culture, d'ouverture d'esprit,
07:29les gens qui ont géré Beaubourg pendant des années,
07:32ils étaient incapables de lire une image, vous voyez ?
07:36Dès qu'ils voyaient un dessin,
07:37ils pensaient que c'était un truc obsolète, vous voyez ?
07:40Je veux dire...
07:41Donc, moi, j'affirmais le dessin
07:44parce qu'on est dans une époque où les images...
07:48Il y a des images qui durent un millième de seconde.
07:51Et affirmer le dessin, ça va l'air un peu exagéré,
07:55mais c'est un choix éthique, vous voyez ?
07:57Le dessin, c'est affirmer la main et la pensée.
08:00C'est comme l'écriture.
08:01Avec le dessin, c'est les gens de la Grotte Chauvet
08:06qui nous font signe à 32 000 ans.
08:08C'est vrai.
08:09On est héritiers d'une espèce d'humanité comme ça.
08:13Envoyer des messages forts, des messages humanistes,
08:16ça fait de toute façon partie de votre oeuvre
08:19et de votre marque de fabrique.
08:20L'une de vos premières actions de rue,
08:23c'était pour dénoncer la menace nucléaire.
08:25En 1966, vous collez un peu partout dans le Vaucluse
08:28les empreintes d'Hiroshima,
08:30oeuvre mondialement connue et reconnue,
08:33confectionnée à partir de pochoirs,
08:35destinée pour le simple plaisir esthétique.
08:39Ça vous semble futile ?
08:40Il faut qu'il y ait un message politique derrière ?
08:43Non. En même temps, moi, je...
08:47Vous savez, dans ma génération,
08:49il y a eu beaucoup de Mao et tout ça.
08:52Je fais partie de cette génération
08:54qui ont illustré des mots d'ordre.
08:56Il y a un engagement dans mon travail.
08:58Bien entendu, j'ai des convictions, mais j'ai jamais fait ça.
09:01Mon travail n'a jamais consisté à illustrer des mots d'ordre.
09:04C'est toujours plutôt des interrogations, des questions.
09:09Quand il apparaît, cette photo venue d'Hiroshima,
09:13sur les routes du Vaucluse,
09:16où je suis allé m'installer dans le Vaucluse
09:18à cause de la présence de René Charre, de Petrarch, de la poésie.
09:22C'est des fantômes comme une alerte.
09:24Ils disent...
09:26Ces ombres noires, vous savez,
09:29c'est une image qui naît de l'éclair nucléaire.
09:32Et la présence de ces fantômes dans les routes,
09:36c'est comme une alerte.
09:38C'est-à-dire, comme c'est dans le Vaucluse,
09:41c'est sous les amandiers, sous la lavande.
09:44On est en train d'enquister mille fois Hiroshima.
09:47Vous voyez ? C'est quelque chose de cet ordre.
09:49Mais vous voyez, il n'y avait pas de texte.
09:52Il n'y a pas de texte.
09:54Au fond, mon travail, c'est d'essayer de saisir la réalité d'un lieu,
09:59comme vous disiez, dans toute sa complexité,
10:03et glisser un élément de fiction.
10:06Je travaille cet élément de fiction
10:08qui vient perturber cette réalité, ou la révéler.
10:12Vous parliez d'interrogations.
10:14Vous dites que vous ne vous investissez que sur des choses
10:16qui vous touchent profondément, que vous voudriez mieux comprendre,
10:19mieux saisir, sur lesquelles vous souhaiteriez intervenir.
10:22Quel sujet voudriez-vous mieux comprendre aujourd'hui ?
10:26Quel est le sujet sur lequel vous avez des interrogations ?
10:33– Le dernier travail que j'ai amorcé en ce moment,
10:36j'ai une exposition à Venise,
10:38et… pardon, je rigole un peu,
10:42mais c'est peut-être de culpabilité de mec.
10:45J'ai fait, il y a 3-4 ans, un livre avec André Veltère
10:48qui s'appelle « Ceux de la poésie vécue »,
10:50des grands poètes qui ont fait des choix de la poésie dans leur vie.
10:55C'est qui vient d'Hölderlin, vivre poétiquement.
10:59Et j'ai un peu honte qu'il n'y avait pas de femmes.
11:03– Ah !
11:04– Donc là, l'exposition que j'ai ouverte il y a quelques temps,
11:07qui est en cours à Venise, une entrée, c'est Anna Akhmatova,
11:12la grande poétesse russe qui s'est affrontée au salinisme
11:15d'une façon extraordinaire, et dont les écrits résonnent aujourd'hui
11:19parce qu'elle disait, Rekhuyam, mais dans d'autres poèmes,
11:25ce que le salinisme faisait de mal à la culture russe
11:29et ce que fait Poutine est la même chose.
11:32Donc j'ai fait appel à Anna Akhmatova parce que ses poèmes du siècle dernier
11:38résonnent très fort aujourd'hui par rapport à ce qui se passe.
11:41Et Forough Farrokhzad, qui est la grande poétesse iranienne,
11:46et qui pose, c'est vrai, le grand problème aujourd'hui,
11:49c'est celui des femmes.
11:51Et elle, avec sa poésie, elle incarne ça.
11:55Si ces jeunes femmes qui coupaient leurs cheveux à Téhéran
11:59se réclamaient de cette poétesse, vous voyez ?
12:02– Toutes vos œuvres délivrent un message fort,
12:05je voudrais citer celle réalisée contre l'apartheid en Afrique du Sud,
12:10lorsque votre ville, Nice, annonce un jumelage avec le Cap en 1974,
12:14représentant une famille noire derrière un grillage,
12:17œuvre qui vous vaudra d'être contactée par le Comité spécial des Nations Unies
12:21et qui vous permettra de rencontrer Nelson Mandela et Desmond Tutu.
12:24Citons aussi, peut-être, celle de cette femme nue qui avorte
12:28et qui surgit des murs de Paris en 1975.
12:31Vous qui parliez des femmes, il y a eu cette femme nue
12:33et votre façon à vous de militer pour le droit à l'avortement.
12:37Il y a eu votre portrait de Mahmoud Darwish,
12:39un poète palestinien sur le mur de séparation avec Israël,
12:43que vous avez connu.
12:44Est-ce que vous avez eu l'impression de faire progresser des causes
12:48grâce à votre œuvre ?
12:49Est-ce qu'il y a eu, j'allais dire, un impact concret ?
12:53Non ?
12:54– Je n'ai pas cette prétention, je ne crois pas.
12:56Ça fait partie d'un tout, je ne sais pas si on peut mesurer ça.
13:02Je ne sais pas très bien, je ne crois pas que je fais avant.
13:05Ça fait partie de mille autres initiatives.
13:08Sur l'avortement, ce qui avait provoqué,
13:12s'il y avait une affiche réactionnaire contre l'avortement,
13:16ils disaient que l'avortement tue.
13:18Et comme je savais, ma compagne et tout ça,
13:21qu'il y avait 5 000 femmes qui mourraient à cause d'avortements clandestins,
13:25je disais oui, ce qui tue, c'est l'avortement clandestin qui tue.
13:28Et il ne tue pas des feutus, il tue des femmes.
13:30Vous voyez, j'essaie de prendre…
13:32C'est rare que j'aie d'ailleurs des thèmes
13:33que je puisse expliquer aussi rapidement comme ça.
13:36Darwish, qu'est-ce que vous voulez ?
13:38Darwish, c'est incroyable.
13:41Mahmoud Darwish, il incarne son peuple complètement.
13:44Les poètes, c'est ça quand même.
13:47Les poètes, quand il y a la conjonction
13:52de l'œuvre et d'un destin, comme c'est le cas pour Darwish,
13:57pour Neruda, vous voyez, je saisis ces images
14:01parce qu'elles deviennent des symboles.
14:03Elles incarnent un peuple, elles incarnent un pays,
14:05elles incarnent une époque.
14:08Oui, je vous parlais de Darwish, parce que quand je le collais,
14:11je me rappelle à Naplouse.
14:13Les gens de Naplouse, vous voyez,
14:16ils voient arriver un petit mec comme moi qui vient dans la rue
14:18et je colle toujours à partir des pieds,
14:21parce qu'ils sont… j'ai des gouttes.
14:24Les gens découvrent c'est Darwish.
14:26Ils applaudissent, les gens dans la rue se demandent qui c'est ce mec.
14:31Et puis je colle chaque fois, pour Darwish, un poème.
14:35Trois vers.
14:36Et tous les gens récitent le poème en entier.
14:42C'est-à-dire qu'après, ils m'ont suivi et chaque fois que je collais un poème,
14:45à un moment, j'avais 100 personnes derrière moi
14:48qui disaient, tu vois, le poème de Darwish, vous voyez.
14:51Et là, on voit que la poésie, elle les aide à vivre.
14:55Vous êtes fascinés par la poésie, par les poètes.
14:58Vous êtes fascinés par…
14:59Mais oui, parce que c'est eux qui ont la vue la plus aiguë et la plus ample.
15:05– Les poètes ?
15:05– Oui, bien sûr, c'est tout ce qui reste, c'est ça.
15:09C'est Baudelaire qui dit, la colère des poètes, c'est de la clairvoyance.
15:13On voit les injustices avant les autres.
15:15Mais les poètes incarnent leur pays.
15:22Pasolini, sa vie, sa mort, son œuvre, c'est l'Italie du XXe siècle.
15:30Vous voyez, son père est fasciste, son frère est fusillé par des communistes,
15:34lui-même communiste, mais exclu.
15:36Vous voyez, et les drames de sa sexualité.
15:39Vous voyez, mais Neruda, il est le Chili.
15:43Neruda est le Chili.
15:45Darwish, sa vie, l'exclusion, le fait qu'il fait partie des gens chassés,
15:54il incarne la Palestine.
15:57Vous voyez, les poètes…
15:59Et moi, j'ai besoin de ça.
16:01Des fois, je dis en rigolant, comme je ne suis pas croyant,
16:05je n'ai pas de seins pour incarner des valeurs, mais j'ai les poètes.
16:10Mais en fait, je ne me gêne pas d'utiliser des seins aussi,
16:12parce que je me sens quand même, tout en étant athée,
16:16héritier des évangiles.
16:19– Vous disiez que vous étiez engagé.
16:22Est-ce qu'on a déjà tenté d'instrumentaliser vos œuvres ?
16:25Est-ce que des partis politiques, des mouvements, des courants
16:28ont essayé de vous convaincre de faire une œuvre pour une cause précise,
16:32pour leur parti ? C'est déjà arrivé ?
16:34– On m'a posé la question, mais ça, je ne le ferai pas.
16:36Non, tout ce que j'ai fait, ce sont mon initiative, toujours,
16:40et sans demander d'argent, et sans demander d'autorisation.
16:45Vous voyez ? – D'accord.
16:46– Tout ce que vous avez vu, c'est ma décision.
16:49– Et c'est votre indépendance, votre liberté à vous.
16:51– Et je me suis donné, je ne me suis pas rendu compte tout de suite,
16:56j'ai cette technique très simple, vous voyez, je fais un dessin,
17:02et je l'étire en sérigraphie.
17:05Maintenant, quelquefois, je l'ai fait imprimé,
17:07parce que financièrement, je peux le faire.
17:10– Et puis, il faut qu'elle reste.
17:12– Les images que j'ai faites au plateau d'Albion, c'était des pochoirs.
17:16Après, sur la commune, c'était des sérigraphies,
17:18mais j'ai appris à les faire moi, donc j'avais une grande liberté.
17:22J'ai pu coller 600, 700 images dans une ville,
17:26vous voyez, qui ne dépendait que de ma décision.
17:32– Oui, bien sûr.
17:33– Et donc, c'est une très grande liberté.
17:36– J'ai une archive à vous proposer, Ernest Pignot.
17:38Ernest, je vais la lire, pour les gens qui nous écoutent,
17:41je vous la mets entre les mains, c'est un tract édité
17:43par le mouvement anticolonialiste de France, son titre,
17:46« Jeunes français militaires du contingent, six ans de guerre,
17:50ne partez pas en Algérie, donnez à vos camarades
17:53l'exemple courageux de la désobéissance à des ordres criminels ».
17:57Et je vous montre cela parce que vous avez fait votre service militaire
18:00au moment de la guerre d'Algérie, vous aviez alors 19 ans,
18:04et j'ai lu que votre dossier militaire était cinglant,
18:07il était écrit ceci, « Influence néfaste,
18:10ne lui confiez ni grade, ni responsabilité ».
18:14Est-ce que c'était votre manière à vous de résister ?
18:17– J'étais surpris, j'étais gamin,
18:19je n'avais pas vraiment d'opinion politique,
18:22je ne sais pas pourquoi ils m'ont analysé,
18:24parce que j'ai été envoyé dans le service du chiffre,
18:28pour déchiffrer les messages, et probablement là,
18:32il y avait des gens qui étudiaient les personnalités,
18:35puisqu'on était censé avoir après des responsabilités
18:37ou des choses secrètes, et donc j'ai réussi l'examen du chiffre,
18:44j'aurais dû être officier du chiffre, mais il y a eu ce…
18:47– « Influence néfaste, ne lui confiez ni grade, ni responsabilité ».
18:51– Ils ont exagéré, ils m'ont surévalué.
18:54– Ou alors ils ont senti votre esprit rebelle ?
18:57– Moi vous savez, je suis arrivé en Algérie, en Kabylie,
19:02je viens de l'arrière-pays de Nice,
19:06j'ai ramassé des pois chiches et des olives dans ma famille,
19:09et j'arrive là-bas, c'est mes cousins,
19:12j'arrive, la Kabylie, vous faites une photo,
19:16c'est l'arrière-pays de Nice,
19:18je me sentais très proche de ces gens, vraiment,
19:21et donc j'ai eu de la chance,
19:24je n'ai pas été dans des situations impossibles.
19:30– Justement, pour mieux comprendre qui vous êtes aujourd'hui,
19:32je voudrais qu'on parle de ses origines,
19:34vous êtes donc né à Nice, votre mère était coiffeuse,
19:38votre père ouvrier dans les abattoirs,
19:40une famille plus attirée par le sport que par l'art,
19:43vous auriez même préféré briller dans le foot,
19:46mais vous dites, le dessin m'est venu dès l'enfance, comme un don,
19:50à 12 ans, c'est le grand déclic,
19:52vous tombez sur Picasso en lisant un numéro de Paris Match,
19:55peut-être qu'aujourd'hui, en tombant sur vos œuvres,
19:58en regardant cette interview,
19:59un enfant va avoir une vocation, un déclic,
20:03vous aimeriez être un exemple, un rôle modèle ?
20:07– Moi, je n'ai pas cette prétention,
20:10mais presque tous les jours, il y a des gamins qui font des trucs
20:13dans la rue qui m'écrivent, quand même,
20:16mais je fais attention, moi, comme ça laisse entendre,
20:22je suis complètement autodidacte,
20:23je n'ai jamais été ni étudiant, ni professeur, je ne sais pas.
20:30– Je crois même que vous n'avez pas eu le bac ?
20:32– Ah non ! – Vous dites ça en riant, comme inévident.
20:35– Je ris parce que ça fait au moins dix fois que je suis au sujet du bac.
20:40– Vous ? – Oui, mes travaux.
20:42– Ça fait quoi, quand on n'a pas eu le bac et qu'on est à l'épreuve du bac ?
20:45– Ça m'a fait sourire, parce que je ne l'ai pas,
20:47je suis au sujet de l'agrégation aussi, donc c'est amusant.
20:50– Ça vous fait juste sourire ?
20:52Ce n'est pas une source de fierté ?
20:53Ce n'est pas presque une revanche sur l'école ?
20:55– Souvent, c'est ce malentendu, vous voyez ?
20:58– Pourquoi ?
20:59– La première fois, on m'a mis, c'est comme à l'académie,
21:05les gens m'ont probablement mis au sujet du bac il y a déjà vingt ans,
21:10parce que c'est bien dessiné, vous voyez ?
21:12C'est-à-dire qu'ils n'ont pas vu l'essentiel de ma proposition.
21:16Il y a une réflexion, une relation sur le réel,
21:20ce qui est intéressant dans mon travail,
21:22ce n'est pas la qualité du dessin, plein de gens dessinent bien,
21:25vous voyez ce que je veux dire ?
21:26C'est une façon de s'inscrire dans le temps.
21:29– C'est plus profond.
21:31– Voilà, oui, bien sûr.
21:32Alors, il faut que le… Mes images, j'ai ce problème-là,
21:38il faut qu'il y ait assez, pour que mes images fonctionnent dans la rue,
21:43il y ait une vraie rencontre, quelque chose de l'ordre de la sensualité,
21:48vous voyez, il faut qu'il y ait assez d'effets de réel, voilà.
21:51En plus, vous savez, mettons, je citais Naples,
21:55vous savez, vous faites un dessin dans une galerie
21:58avec une Marie-Louise autour,
22:01trois faux traits de construction, ça tient toujours.
22:04Si vous mettez un dessin dans une rue de Naples
22:06avec un immeuble qui fait 25 mètres,
22:08des sculptures comme ici, des draps aux fenêtres et tout,
22:11si le dessin n'est pas construit, barraqué, architecturé,
22:15il ne tient pas le coup, il n'existe pas, vraiment, voilà.
22:19En plus, comme je me permets souvent pour ajouter, densifier,
22:24parce que, oui, il y a ce souci de densifier, de donner de la profondeur,
22:28quand je peux, je prends dans le répertoire,
22:32je vais prendre chez Caravage ou chez Ribera, vous voyez ?
22:37Et donc, si vous mettez à dessiner ça,
22:39il faut que ça tienne le coup, sinon, c'est ridicule.
22:42À l'allure de celui que vous êtes aujourd'hui, Ernest Pignot-Ernest,
22:45quel conseil donneriez-vous au petit garçon que vous étiez ?
22:48Qu'est-ce que vous lui diriez avant qu'il ne se lance dans la vie ?
22:52Oui, je ne sais pas.
22:54Oui, d'insister, parce que ce qu'on reproche,
22:58c'est l'essentiel, c'est soi-même, vous voyez ?
23:01Dès que j'ai un peu fréquenté le milieu de l'art,
23:04on me disait, tes dessins réalistes, c'est vieux, vous voyez tout ça ?
23:08Et en fait...
23:09C'est précisément ce qui fait que...
23:11La singularité, c'était ça, c'était...
23:14Voilà, c'était une réflexion sur le rapport au temps, à l'histoire.
23:20Mais...
23:22Donc, insister, tenir bon.
23:24Ce ne sont pas mes dessins, vous voyez ?
23:25Donc, je...
23:27Intéressant.
23:28Je ne sais pas si je m'explique bien.
23:29Si, c'est très clair.
23:30Si, c'est très clair.
23:31J'ai maintenant des photos à vous proposer.
23:33Musique rythmée
23:36Ça fait partie des rituels de l'émission, que vous connaissez.
23:38Oui, j'ai vu.
23:40Première photo, c'est une photo illustrant la corrida.
23:43Vous faites partie d'une quarantaine de personnalités
23:45ayant signé un appel, en 2019, dans le Figaro,
23:48pour ne pas interdire la corrida.
23:50La corrida est l'âme de la culture taurine millénaire.
23:54Interdire un art est indigne d'une démocratie moderne.
23:57C'était le titre de cette tribune.
23:59Les défenseurs de la cause animale, évidemment,
24:02vous diraient que tuer des animaux, ça n'a rien d'artistique.
24:06Qu'est-ce que vous répondez à une époque
24:08où c'est compliqué de tenir ce genre de convictions ?
24:11D'insister, justement, comme vous disiez.
24:13Je comprends que les gens n'aiment pas du tout.
24:16Et j'ai assez d'aides.
24:17Je ne suis pas un grand spécialiste.
24:19Je comprends que les gens n'aiment pas du tout.
24:23Mais, d'abord,
24:25mon père a travaillé pendant 40 ans aux abattoirs.
24:28J'y allais prendre ma douche.
24:29J'ai vu comment, tous les jours,
24:31on tuait des centaines d'animaux.
24:34Et le petit problème de la corrida,
24:38du quart d'heure que dure la violence faite aux taureaux,
24:42me semble un truc de Nanty, vous voyez ?
24:46Ou un pinaillage, on dirait parisien, quoi.
24:51Pour vous, le vrai problème, c'est les abattoirs ?
24:54Comment ? Oui, il vaut mieux.
24:56Ou alors, on ne mange plus de viande, et voilà.
24:59Mais je comprends qu'on n'aime pas.
25:01Mais la guerre, la violence qu'il y a contre la corrida,
25:06il y a un truc qui est trouble.
25:08Moi, j'espère que mon travail est nourri
25:12de tout ce qu'ils font de notre histoire, vous voyez ?
25:16De la Grèce, de Rome, des mythologies chrétiennes et tout ça.
25:22Et on n'a plus...
25:24Je suis athée, mais je crois qu'une des choses
25:29que je sais mal définir, regrettable,
25:32c'est la perte du sacre, une certaine dimension de ça.
25:36Et là, elle y est, là-dedans.
25:37C'est un des rares endroits où j'ai senti ça,
25:40cette tension, cette chose avec la mort,
25:44et la beauté, quand même.
25:46Il faut voir les Picasso, je veux dire.
25:49Donc...
25:50Une deuxième photo, c'est la photo du musée Soulages, à Rodèze,
25:54dans l'Aveyron, inauguré en 2014.
25:56Du vivant de Pierre Soulages, peintre et graveur,
26:00qui est donc mort en 2022.
26:01Vous aimeriez un musée à votre nom, ou surtout pas ?
26:04Le musée, c'est quelque chose qui fige,
26:06qui figerait vos œuvres, alors que vous ne voulez surtout pas
26:09qu'elles soient figées, si j'ai bien compris.
26:13On pourrait dire la même chose de mes expos.
26:15Vous voyez, j'ai des expositions.
26:17Mais effectivement, mes œuvres, elles ne peuvent pas être...
26:20Mais mes expositions, comme mes livres,
26:23j'ai la chance.
26:26Ce ne sont pas les œuvres elles-mêmes.
26:28J'ai fait l'exposé d'un processus.
26:31Mes expositions, ou ce qu'il y aurait éventuellement dans un musée,
26:35comme il y en a quelquefois, c'est l'exposé de la démarche,
26:38de toutes les étapes, le processus de travail.
26:41Donc ça pourrait se faire.
26:42Je suis allé, j'ai connu Soulages,
26:44je l'admirais beaucoup, on s'est rencontrés.
26:47Et vous aimeriez un musée à votre...
26:50Pour l'instant, je n'ai pas encore l'ego à ce niveau.
26:53C'est vrai ?
26:55Donc vous ne lancez pas un appel, là ?
26:58J'ai une dernière question qui est en lien
27:00avec le lieu dans lequel nous sommes, Ernest Pignot-Ernest.
27:03Nous sommes entourés de quatre statues
27:05qui représentent chacune une vertu.
27:06Il y a la sagesse, la prudence, la justice et l'éloquence.
27:11Est-ce qu'il y a une de ces vertus qui vous parle particulièrement ?
27:14D'où vous aimeriez parler ?
27:15L'image ?
27:17Une de ces vertus.
27:19J'avais travaillé sur une allégorie de la justice.
27:22Et c'est un avocat, entre autres, qui m'avait demandé,
27:27il dit, est-ce que tu me ferais, pour ma carte de vœux,
27:29une allégorie de la justice ?
27:31Je lui avais dessiné une femme noire et enceinte,
27:35en lui disant, la justice, nous l'attendons,
27:39et elle viendra peut-être d'ailleurs.
27:41Mais il n'a pas utilisé le dessin, il n'a pas osé.
27:44Il n'a pas osé. Mais très belle image, en tout cas,
27:47et très beaux mots, la justice.
27:49Merci infiniment d'avoir été notre invité
27:51dans Un monde, un regard, Ernest Pignou.
27:53Merci à vous de nous avoir suivis, comme chaque semaine,
27:56émission à retrouver en replay sur notre plateforme,
27:59publicsena.fr, et bien sûr en podcast, vous le savez maintenant.
28:02Merci, à très bientôt sur Public Sénat.
28:17Sous-titrage Société Radio-Canada