Un monde, un regard - Ibrahim Maalouf

  • il y a 3 mois
On connait leur visage, leur analyse, leur voix, mais les connait-on vraiment ? Quel a été leur parcours, leur formation, quelles épreuves ont-ils du dépasser pour exercer leur magistère ? Quelles sont leurs sources d'inspiration, leur jardin secret ? Une fois par semaine, Rebecca Fitoussi reçoit sur son plateau des personnalités pour un échange approfondi, explorer leur monde et mieux apprécier le regard qu'ils et qu'elles portent sur notre société. Ils, elles, sont artistes, scientifiques, historiens, universitaires, chefs de restaurants, associatifs, photographes, ou encore politiques.

Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023

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00:00Pour présenter notre invité, je ne peux pas m'empêcher de reprendre les superlatifs
00:27utilisés par d'autres. Un virtuose pour le New York Times, une légende vivante du jazz
00:32pour le compositeur John Baptiste. Premier jazzman de l'histoire à avoir affiché
00:36complet dans la plus grande salle de concert de France. Repéré par Quincy Jones, multi-récompensé
00:41aux victoires de la musique, les plus grands font appel à lui. Sting, Matthieu Chedid,
00:46Angélique Kidjo, vous l'aurez compris, notre invité est musicien, compositeur, instrumentiste.
00:51Son instrument à lui, c'est la trompette. Plus de 20 ans de carrière de scène, de
00:54concert et de composition, il a démocratisé le jazz, il l'a ouvert à toutes les cultures,
00:59à toutes les influences. Sa musique est un pont entre l'Orient et l'Occident, il est lui-même
01:04devenu un symbole du dialogue interculturel, l'incarnation d'un espoir du vivre ensemble
01:10en paix. N'est-ce pas un peu lourd à porter en ce moment ? À l'heure où les clivages
01:14sont de plus en plus profonds, à l'heure où les cultures s'entrechoquent plus violemment
01:17que jamais, voit-il encore la musique comme un pont assez solide, comme un art suffisamment
01:23puissant pour tous nous réconcilier ? Posons-lui toutes ces questions. Bienvenue dans
01:27Un Monde à Regard, bienvenue à vous Ibrahima Louf et merci d'avoir accepté notre invitation
01:31ici au Sénat, au Dôme tournant. Le 13 avril 2011, lors d'une cérémonie organisée au
01:36siège de l'UNESCO, vous avez reçu le titre de jeune artiste œuvrant pour le dialogue
01:40interculturel entre les mondes arabes et occidentales par la directrice générale de l'UNESCO.
01:45Est-ce qu'aujourd'hui, cette étiquette est plus difficile à porter ?
01:48Il faut reconnaître que 13 ans plus tard, c'est un échec cuisant. Si tant est que
01:57je me sens d'une manière ou d'une autre, en effet, impliqué dans ce dialogue, j'ai
02:04du mal à voir un avenir serein dans ce domaine-là. Après, j'essaie de faire en sorte que ma
02:12musique parle d'elle-même et que l'espoir dont vous parliez soit audible quand on écoute
02:20ma musique. Après, sur le terrain, concrètement, j'ai l'impression qu'en effet, on vit une
02:25époque assez compliquée. Quand vous parlez du terrain, je pense aussi à votre public
02:31que vous voyez à chaque fois que vous faites des concerts. Qu'est-ce qu'il vous renvoie,
02:35ce public ? Il vous renvoie de l'espoir au contraire ? Vous voyez un public plein de
02:39culture ? Le public qui vient me voir en concert, c'est un public qui est en général
02:43plutôt cultivé, qui aime la musique, qui aime le mélange que je propose, qui est un
02:49mélange musical un peu hors norme parce qu'il n'est pas formaté, il n'est pas radiophonique,
02:56il n'est pas télévisuel, il n'est même pas phonographique. Je propose une sorte de
03:04solution artistique à notre créolisation musicale telle que moi, je l'aime, qui n'est
03:13pas quelque chose qui existe globalement dans la société. C'est comme un chemin de traverse
03:26qui propose autre chose, un peu plus tortueux peut-être que les grandes autoroutes qu'on
03:31nous vend globalement, médiatiquement ou dans le business de la musique. Et donc les
03:36gens qui s'intéressent à ces petits chemins tortueux sont des gens qui en général se
03:41posent des questions, s'interrogent sur des choses et donc ils ne sont pas forcément
03:47représentatifs de ceux qui empruntent les grandes autoroutes.
03:50Vous avez déclaré « le métissage de ma musique reflète le monde dans lequel nous
03:54vivons, un monde métissé » et certains le voudraient moins métissé ce monde. Qu'est-ce
03:59que ça vous inspire ? Vous le déplorez ? Vous le comprenez aussi ?
04:02Je comprends, si vous voulez, qu'on ait partagé tous entre une envie de respecter
04:14notre histoire, d'être attaché à nos traditions, d'aimer nos ancêtres et leur histoire et
04:21le pourquoi on en est arrivé ici, d'être attaché à notre histoire et à l'histoire
04:25en général. Et je comprends aussi l'importance de ne pas s'enfermer et s'empêtrer dans
04:30son histoire, mais d'accepter que le monde évolue, se transforme et que le monde de demain
04:34ne ressemblera pas au monde d'hier. Et tant mieux. Et heureusement d'ailleurs, c'est
04:38comme l'art et la musique. Si faire de l'art, c'était encore faire ça par exemple,
04:46c'est qu'on a du mal à évoluer. Je dis souvent à l'époque où j'étais dans
04:49la musique classique, je disais à mes profs, on ne va quand même pas s'amuser à jouer
04:53Vivaldi comme on le jouait il y a 300 ans. On doit faire évoluer tout ça, sinon ce
04:58n'est pas bien quand même. Il faut qu'on évolue. Donc je pense que je comprends les
05:01deux et j'aime les deux. Je pense que quand on oublie un des deux, il y a quelque chose
05:06qui se perd. Et alors je comprends ceux qui ont peur que cet attachement à l'histoire
05:13se perde, mais j'ai envie de leur dire mais fais confiance à tes enfants, fais confiance
05:17à tes petits-enfants, fais confiance aux générations qui arrivent, parce que nous
05:20on aime la créolisation, elle nous plaît. La plupart d'entre nous en tout cas.
05:23On qualifie votre musique de musique du monde. Vous avez eu une victoire de la musique en
05:272014 dans cette catégorie-là. En même temps, je crois que vous n'aimez pas trop qu'on
05:30catégorise les choses justement, vous l'avez d'ailleurs déjà un peu dit. Puis vous
05:33avez dit un jour, j'essaie de faire oublier qu'il y a un truc qui s'appelle le style
05:37et d'essayer de parler directement au cœur et aux émotions. En fait, la musique ne se
05:42théorise pas, c'est quelque chose d'instinctif, on ferme les yeux et on écoute. C'est comme
05:45ça que vous percevez les choses ? Je pense que la musique peut se théoriser
05:49au bout d'un certain temps, ce qui est logique. À l'époque où j'étais au Conservatoire de
05:54Paris, on faisait des analyses de l'écriture de Jean-Sébastien Bach, de Lully, de Marin
05:59Marais, etc. La culture a le droit d'être analysée, on a le droit d'imaginer la science
06:05qu'il y a eu derrière. Mais je pense qu'au moment où Marin Marais écrivait ses suites,
06:09il s'en foutait de si les gens allaient dire qu'elle était structurée en A-A-B-A ou si
06:14l'harmonie était transformée à tel ou tel endroit. Je pense qu'il y avait quelque chose
06:17qui simplement parlait aux émotions, parlait au cœur. Et heureusement, d'ailleurs, que la personne
06:23qui crée n'est pas systématiquement en train d'analyser ce qu'elle fait. C'est horrible. C'est
06:28comme si là, par exemple, dans cette interview, à chaque fois que vous étiez en train de parler,
06:32vous étiez en train d'analyser votre diction ou vos mouvements de tête, etc. Ce serait horrible,
06:37on n'arriverait plus à créer. Ça rend fou. Donc je pense que c'est important de l'oublier. Mais
06:42par contre, si dans quelques années, les gens l'analysent pour essayer d'en trouver des formes,
06:48des explications, c'est chouette aussi. Pareil. Mais d'ailleurs, qu'est-ce qu'ils pourraient
06:51trouver ? Parce que votre musique est très ensorcelante. Elle ensorcelle le public. Peut-être
06:55qu'elle vous ensorcelle vous aussi. Vous êtes même un peu en trance quand vous jouez.
06:59Oui, j'aime qu'à un moment donné, cette improvisation, cette liberté m'échappe.
07:07J'aime me tromper. J'aime faire des erreurs quand je joue parce que quand je fais des erreurs,
07:14d'un seul coup, je me dis, ah tiens, ça, je ne l'avais pas prévu. Et si ça me donnait une nouvelle
07:19idée à laquelle je n'avais pas pensé précédemment ? L'erreur enrichit finalement. Oui, l'erreur est
07:23une... J'ai écrit un livre qui s'appelle La petite philosophie de l'improvisation. Et dans ce livre,
07:27c'est une sorte d'éloge de l'erreur aussi. Ça ne veut pas dire qu'on nivelle par le bas. Je sais
07:35qu'il y a des gens qui pensent d'un seul coup, parce qu'ils n'ont pas lu le livre, que quelque
07:39part, c'est ça qui serait... Non, c'est simplement l'acceptation de notre humanité. L'être humain
07:45n'est pas parfait. On se regarde dans une glace, on se dit, oh là là, si seulement j'avais un nez
07:50un peu plus petit, si seulement j'avais des yeux un peu plus hauts, si seulement j'avais ceci, cela,
07:54etc. On se regarde, on se juge, on nous apprend. D'ailleurs, l'école nous apprend à ne pas se
07:59tromper, à être tout le temps dans la justesse. On est sanctionné systématiquement quand on fait
08:04des erreurs, etc. Et on est un peu formaté par cette idée qu'il faut que tout soit bien parfait,
08:10carré, etc. Or, je trouve qu'être un artiste et donc apporter une contribution esthétique à notre
08:17monde et un témoignage de notre époque, c'est aussi accepter de regarder en face tout ce qui
08:22ne va pas. Et ce n'est pas grave le fait que ça n'aille pas. C'est peut-être d'ailleurs une des
08:27raisons pour lesquelles aujourd'hui on en est à ces crispations-là, c'est qu'on veut systématiquement
08:31que tout soit parfait, sauf que ça n'existe pas.
08:34Vos musiques sont aussi quasi exclusivement instrumentales. Est-ce que ça veut dire que
08:39les paroles, les voix viennent parasiter la musique ? Elles sont de trop ? Elles viennent
08:43l'étouffer, la musique ?
08:44Non, vous parlez à quelqu'un qui a énormément travaillé avec la chanson. Mon dernier album,
08:48c'était un album de rap avec plein de rappeurs, de chanteurs, de chanteuses.
08:53Mes albums précédents, il y a toujours eu de la chanson. J'ai fait un hommage à Dalida,
08:56un hommage à Um Kulthum. Non, je suis très attaché aux chants. Simplement,
09:02je pense, là aussi, tout est dans l'équilibre. Tout est une question d'équilibre. Je pense que
09:08dans l'industrie musicale, globalement, la chanson est absolument partout.
09:15La musique instrumentale, elle est reléguée un peu ou à de la publicité, ou à des génériques
09:20d'émissions, ou à la musique de films, ce qui est déjà pas mal. Mais imaginez,
09:29j'en suis bientôt à mon 18e album. En 18 albums, c'est pas pour me faire des fleurs,
09:35mais on remplit des Zénith, des Bercy. J'ai un public qui est large. Jamais un seul de mes
09:42albums n'a été playlisté dans les radios généralistes en France, en 18 albums. Ça veut
09:47dire vraiment que la musique instrumentale n'est pas adoptée comme les autres. Et je trouve ça
09:52dommage. Donc, je me bats et je milite pour que cette musique instrumentale vive et vive mieux.
09:57Votre musique s'est construite à partir de plein d'influences, musiques traditionnelles qui viennent
10:00d'Afrique, d'Inde, d'Orient, d'Europe du Nord, des musiques gypsies aussi. Et alors, en lisant tout
10:05ça, en lisant ces influences, je me suis demandé s'il existait des peuples sans musique. Est-ce que
10:11vous en connaissez ? Est-ce que vous vous êtes déjà posé la question ? Est-ce que ça veut dire
10:14que la musique fait tellement partie finalement de l'être humain que ça n'existerait pas ?
10:23Je pense qu'on risque d'arriver à une époque où on vit sans musique, mais pas telle qu'on
10:28l'entend. On n'est pas loin. Si l'industrie et si notamment l'intelligence artificielle
10:38se développe aussi vite qu'elle est en train de se développer, on peut risquer non pas de se
10:43retrouver dans un monde ou dans un peuple sans musique, mais sans véritable création. On peut se
10:49retrouver dans une culture de la rapidité, de l'aseptisé, où on crée à une vitesse
11:00complètement incroyable. Les IA créent à une vitesse évidemment... Et à partir de choses
11:09existantes déjà, et donc on va manquer d'originalité. Ça va être très beau, ça va être très
11:13impressionnant. Et comme on est souvent plus malheureusement impressionnés que touchés
11:19à notre époque, on risque de valoriser beaucoup plus ce qui nous impressionne que ce qui nous
11:24touche et perdre un peu ça. Donc on pourrait risquer un jour de se retrouver, mais je fais
11:29confiance encore une fois à l'être humain et à sa sensibilité, à son empathie, mais je pense
11:33qu'on pourrait risquer de se retrouver dans une sorte de société où il y a une création
11:39extrêmement lourde et compulsive absolument, de musique, d'art en général, mais que finalement
11:48tout ça ne vale absolument rien. J'ai un document à vous proposer, Ibrahima Louf, c'est un document
11:54qui nous a été transmis par les Archives Nationales qui sont nos partenaires dans cette émission.
11:57Vous inquiétez pas, je vais lire au cas où vous auriez besoin de lunettes. Ça arrive de temps en
12:01temps dans cette émission. Pourquoi vous dites ça ? Parce que ça arrive souvent dans l'émission. Je
12:04vais décrire le document. C'est un document daté du 21 juin 1989. C'est un projet de programme pour
12:10la fête de la musique au parc de la Villette à laquelle le conservatoire participait en envoyant
12:14notamment des élèves ou des anciens élèves comme Jean-Christophe Menzner. Dans ce programme,
12:18les cuivres étaient destinées à jouer en plein air dans la tradition de la fanfare de la Garde
12:23républicaine, puis de l'Institut National de Musique. Est-ce qu'un événement comme la fête
12:28de la musique fait du bien aux gens comme vous, aux instrumentistes, aux musiciens, aux puristes,
12:32j'ai envie de dire ? D'abord, je tiens à dire que sur la liste des musiciens, il y en a deux ou trois
12:37que j'aime bien, que je connais. Oui, qui ? François Tuillier, qui est tubiste, Eric Gallon,
12:41qui est un ami trompettiste, etc. Oui. Mais 1989, donc j'avais huit ans, donc ils étaient déjà au
12:47conservatoire, je suis en train de calculer. Oui, vous êtes en train de faire des liens.
12:50Mais je pense que la fête de la musique, c'est un moment qui fait partie de ces moments de joie
12:57qui ne sont pas négociables, qui sont devenus une partie de notre identité française, mais ça a
13:04rayonné dans le monde entier, ce qui est chouette aussi. Un peu de la même manière que lorsque
13:11les premiers big band, les premiers orchestres de jazz américains sont arrivés en France,
13:16les orchestres de jazz après la Seconde Guerre mondiale, la France a été révélatrice de cette
13:25culture jazz américaine et c'est grâce à la France que cette culture jazz américaine a rayonné
13:30dans le monde entier. Et j'aime l'idée qu'en France, on soit assez précurseur dans ce genre
13:37d'initiative qui donne un peu de joie, de l'art. Je pense qu'on a un attachement en France à l'idée
13:46du partage très démocratique. Je me rappelle, par exemple, il y a quelques années, on avait fait le
13:55la fête de la musique dans le jardin du palais royal et j'avais fait une grande improvisation
14:00avec plus de dix mille personnes qui étaient venues avec leurs instruments de musique et on avait
14:03partagé un moment comme ça assez fou de création pendant une heure, d'invention musicale tous
14:09ensemble. Alors des fois, ça ressemblait à rien et des fois, il y avait une sorte de trance commune,
14:13on était plus de dix mille à être en train de jouer le même rythme, la même phrase.
14:18Et ça, c'est possible qu'en France, on ne le trouve pas ailleurs ?
14:20En tout cas, je ne l'ai jamais vu encore ailleurs.
14:22Incroyable.
14:23Et je pense qu'en France, on aime ça parce qu'on sait qu'on envoie un beau message au monde entier.
14:27C'est un message démocratique, un message de liberté de création, une sorte de pied de nez, peut-être,
14:35à une forme d'autorité qu'on n'aime pas en France et qu'on exécre, évidemment, et qu'on envoie
14:43un message contre ce type d'autorité, une forme de message de liberté, mais artistique, créateur,
14:49qui a toujours été dans l'identité française, de toute façon.
14:52Parlons de votre instrument, la trompette, une trompette atypique inventée par votre père.
14:55Quatre pistons au lieu de trois, invention qu'il présente, je crois, au grand public
14:59pour la première fois, en 1980, sur Antenne 2, je crois, dans l'émission de Jacques Chancel,
15:04Le Grand Échiquier.
15:05C'est grâce à ce quatrième piston, dites-vous, que mon père a pu jouer la musique arabe,
15:09les quarts de ton, Makam, je crois.
15:11Les Makam arabes, oui.
15:13Et on vous a souvent traité de martien à cause de cet instrument.
15:16Vous avez dérangé les puristes ?
15:18Pas forcément dérangé, mais bon, on n'aime pas trop quand...
15:23Alors ça, pour le coup, on n'aime pas en France, quand quelqu'un fait un peu son original.
15:26Ah !
15:26On n'aime pas trop, parce qu'ils se disent aussi un peu du groupe, etc.
15:31Mais bon, j'avais pas le choix, j'avais cet instrument, c'était le seul que j'avais dans mes mains.
15:34J'ai passé le concours d'entrée au Conservatoire de Paris avec ça, mon concours de sortie aussi,
15:39tous les concours internationaux que j'ai passés, c'était le seul instrument que j'avais,
15:42c'était celui de mon père, c'était mon héritage.
15:44Et c'est vrai qu'on me regardait un peu de travers en se disant
15:46« Mais pourquoi, c'est quoi ce truc-là qu'il a dans ses mains ?
15:49C'est pas une trompette normale, etc. »
15:51Et donc, j'étais vu un peu comme une sorte de brebis galeuse,
15:55mais qui faisait quand même son chemin et qui réussissait quand même à gagner les concours, etc.
15:59Et au fur et à mesure, c'est devenu finalement une force.
16:03Au début, c'était une sorte de handicap, j'étais presque gêné d'avoir cette spécificité,
16:07je me disais « J'ai pas envie d'être différent, j'ai envie de ressembler à tout le monde. »
16:11Et avec le temps, j'en ai fait une force.
16:14Un instrument que vous allez quand même arrêter de jouer ?
16:16C'est ce que j'ai lu, vous confirmez ?
16:18Vous êtes en phase d'arrêt ?
16:20Oui, c'est dans longtemps, mais j'ai commencé.
16:22Pourquoi et par quoi allez-vous le remplacer alors ?
16:25Vous allez arrêter de jouer complètement ?
16:26Non.
16:29Je sais pas, j'ai eu tort de communiquer dessus.
16:32Désolée de vous en reparler.
16:34Non, mais c'est vrai que ça fait quelques années que j'ai pris la décision, en effet.
16:38En fait, vous savez, la trompette, c'est pas un instrument facile, déjà.
16:43C'est un instrument qui est très fatiguant physiquement,
16:45qui est très éprouvant pour le cœur, pour le souffle.
16:49C'est une sorte de sport, en fait, qui est assez éprouvant.
16:52Et donc, quand j'étais petit, j'aimais pas du tout la trompette.
16:54J'ai appris à aimer cet instrument,
16:56j'ai appris à en faire une force, comme je l'ai dit.
16:58C'est devenu un héritage dont je me sens responsable,
17:02le seul héritage que j'ai eu de mon père.
17:04Et j'ai voulu lui rendre hommage systématiquement,
17:09jusqu'au moment où j'ai compris,
17:12là, j'ai fait mon travail.
17:14C'est une façon de couper le cordon ?
17:16Pardon pour le vocabulaire un peu psychanalytique.
17:20C'est plutôt une manière de dire que j'ai envie de passer le relais.
17:24Le rêve de mon père, c'était que le monde entier,
17:28tous les trompettistes du monde jouent cet instrument.
17:30Malheureusement pour lui, il n'y a qu'une seule personne qui s'est intéressée,
17:32c'est son fils. Pour lui, c'était presque un échec.
17:34Mais il était fier, donc il a mis tous ses espoirs dans son fils.
17:38Et aujourd'hui, si vous voulez, j'en suis arrivé à me rendre compte
17:44que malgré moi, mais j'en suis absolument ravi,
17:46plein de trompettistes dans le monde entier ont envie
17:48et se disent, mais c'est quoi cet instrument que ma loupe joue ?
17:50J'aimerais bien le jouer, etc.
17:52Et à chaque fois, je leur dis, je suis désolé, j'en ai qu'une
17:54et je ne peux pas, etc.
17:56Là, il y a quelques temps, on a travaillé avec un fabricant de trompettes
17:58qui s'appelle Adrien Jaminet, on a construit une nouvelle trompette
18:00qui est maintenant commercialisée, etc.
18:02Et on en vend plein, partout.
18:04Et je me dis, ça y est, c'est bon,
18:07c'est bon, c'est le moment maintenant.
18:09C'est-à-dire qu'il y a des centaines de trompettistes dans le monde entier
18:11qui sont en train d'acquérir cette trompette,
18:13qui commencent à en jouer, en plus je leur donne des cours en ligne, etc.
18:15Donc de plus en plus de gens en jouent,
18:17c'est peut-être le moment que je me retire
18:19et que je fasse en sorte
18:21que ce rêve de mon père, que plein de trompettistes dans le monde en jouent,
18:25je joue de cette trompette, se réalise.
18:27Et j'ai démarré ce processus
18:29qui va peut-être prendre 7, 8 ou 9 ans,
18:31j'en sais rien, mais j'ai démarré le processus
18:33et j'ai 43 ans, je pense que
18:35bien avant mes 60 ans,
18:37bien avant, évidemment,
18:39j'aurais arrêté,
18:41j'espère bien avant.
18:43Et vous jouerez d'autres choses ?
18:45Et je fais beaucoup de musique, je compose pour le cinéma,
18:47je viens de terminer la musique du prochain film de Claude Lelouch,
18:49j'aime animer aussi des ateliers d'improvisation,
18:51je crée beaucoup de musiques pour les autres.
18:53La musique reste une priorité dans ma vie,
18:55c'est évident,
18:57mais la trompette,
18:59je pense que si je devais...
19:01Vous savez, la transmission,
19:03c'est quelque chose d'être fondamental dans ma famille et chez moi.
19:05Mes deux parents sont profs de musique,
19:07dans ma famille, beaucoup de profs.
19:09Moi-même, j'enseigne depuis l'âge de 17 ans, j'ai jamais cessé d'enseigner.
19:11Et si, vers la fin
19:13de ma vie,
19:15j'ai ce sentiment que ce qu'on m'a appris,
19:17je l'ai transféré, je l'ai donné
19:19à la nouvelle génération en mieux
19:21que ce qu'on m'a donné,
19:23et que eux, la nouvelle génération,
19:25s'en servent encore mieux que moi,
19:27j'aurais cette impression d'avoir réussi ce que j'avais à faire
19:29sur cette Terre.
19:31Vous venez effectivement d'une famille d'artistes,
19:33d'intellectuels, votre père trompettiste
19:35reconnu, Nassim Malouf,
19:37votre mère pianiste, Nada Malouf.
19:39Ils ont fui le Liban, où vous êtes née,
19:41en pleine guerre civile, je crois même que votre naissance n'a pu être
19:43déclarée qu'un mois après votre naissance,
19:45vu le contexte, vu les violences.
19:47Vous avez grandi dans l'Essonne, en banlieue parisienne,
19:49et vous dites que vous n'avez pas vécu
19:51le traumatisme de l'exil, contrairement
19:53à vos parents. Quel est votre rapport
19:55à la France et au Liban ?
19:57Je suis né...
19:59L'hôpital se faisait bombarder,
20:01donc mon rapport avec le Liban
20:03a toujours été un rapport
20:05compliqué,
20:07parce que je suis né au moment
20:09où d'autres personnes mouraient autour de moi.
20:11Ma mère me donnait la vie
20:13à un moment où des enfants étaient en train de mourir,
20:15donc c'est quelque chose
20:17qui m'a toujours perturbé,
20:19d'être né dans ce contexte-là.
20:21J'ai toujours été très entouré
20:23d'amour, de toute ma famille.
20:25Donc le Liban,
20:27si vous voulez,
20:29c'est un lieu
20:31où je me sens chez moi,
20:33et en même temps,
20:35où il y a une sorte
20:37de sentiment de culpabilité constant,
20:39depuis toujours.
20:41De ne pas en avoir assez fait,
20:43que mes parents soient partis alors que moi,
20:45on ne m'a pas laissé le choix.
20:47Si ça dépendait de moi, je serais resté,
20:49malgré le contexte.
20:51Oui, avec le recul, maintenant,
20:53quand je pense à mes enfants,
20:55à ce que j'aurais fait,
20:57j'aurais eu envie d'aider
20:59ma famille libanaise.
21:01Mais bon, je ne peux pas reprocher à mes parents
21:03d'avoir fait ce choix, c'était pour nous protéger.
21:05Vous voyez, toutes ces interrogations,
21:07peut-être qu'un jour, je ferai
21:09une analyse plus complète de ça,
21:11mais ça a toujours été un lien assez compliqué.
21:13Et mon rapport avec la France,
21:15c'est un rapport d'amour pur.
21:17C'est-à-dire,
21:19je considère que la France a adopté
21:21mes parents, les bras
21:23grands, ouverts, avec beaucoup d'amour,
21:25beaucoup d'aide.
21:27À cette époque-là,
21:29c'est-à-dire il y a 40 ans,
21:31les Français étaient extrêmement sensibles
21:33à l'idée d'être un pays d'asile.
21:37Des gens comme Maurice André,
21:39qui était un très grand musicien,
21:41ont aidé mon père. Il y a des familles entières.
21:43Moi, la première fois
21:45que j'ai acheté des habits, je devais avoir 13 ou 14 ans.
21:47Ce sont
21:49les élèves de mes parents
21:51qui donnaient les habits
21:53de leurs enfants pour qu'on puisse s'habiller.
21:55Donc, on a beaucoup été
21:57aidés, en fait,
21:59par des familles, par des
22:01Français qui nous ont énormément aidés.
22:03Donc, j'ai un rapport
22:05d'amour avec la France.
22:07Vous dites qu'il y a 40 ans, c'était possible.
22:09Vous pensez que la montée
22:11de l'extrême droite empêche ça ?
22:13Je pense
22:15que...
22:17Oui, bien évidemment, aujourd'hui...
22:19Pardon
22:21de le dire de cette manière-là,
22:23vous avez entendu depuis le début, je parle avec le cœur.
22:25Je ne cherche pas
22:27à prendre des pincettes, mais je pense sincèrement
22:29qu'un immigré
22:31arabe, aujourd'hui, n'est pas du tout
22:33le bienvenu.
22:37Un réfugié de guerre arabe
22:39qui s'appelle Ibrahim ou Nassim,
22:41non, on n'a pas envie qu'il vienne en France aujourd'hui.
22:43Ça me semble assez évident.
22:45Pourquoi ? Après, on peut réfléchir.
22:49Mais je pense que,
22:51malheureusement, la situation s'est un peu dégradée
22:53et le regard qu'on porte sur
22:55la culture arabe,
22:57sur les réfugiés de guerre,
22:59n'est plus du tout le même rapport
23:01qu'on avait il y a 40 ans.
23:03Ça ne veut pas dire qu'il n'y avait pas des gens
23:05qui étaient contre l'idée de recevoir
23:07un jeune homme
23:09de 35 ans
23:11qui s'appelle Nassim.
23:13Ça ne veut pas dire qu'aujourd'hui, il n'y a pas des gens qui sont prêts
23:15à accueillir aussi des gens. Mais je pense qu'en effet,
23:17tout s'est inversé. Il y a une crainte,
23:19il y a une haine, il y a le terrorisme,
23:21il y a le racisme qui est là.
23:25J'ai des photos à vous proposer, Ibrahim Malouf.
23:27Ça fait partie des rituels de cette émission.
23:31Sur cette première photo,
23:33il s'agit du dramaturge
23:35Wajdi Mouawad, qui a, sous pression,
23:37sous appel au boycott, plein de déposés,
23:39a été contraint d'annuler la représentation
23:41de sa pièce Journée de Nos
23:43chez les Cro-Magnons, à Beyrouth.
23:45On lui reproche de promouvoir, je cite,
23:47la normalisation des relations avec Israël.
23:49Il a dû quitter ce pays. Qu'est-ce que ça vous inspire ?
23:53Beaucoup d'inquiétude.
23:57Encore une fois, le Liban
23:59est plongé dans une crise
24:01à la fois économique,
24:03humaine,
24:05sanitaire,
24:07et existentielle.
24:09Beaucoup de gens ont peur
24:11pour l'avenir du Liban.
24:13Et cette peur amène,
24:15parfois, je pense,
24:17à des excès.
24:19Le rapport
24:21que les autorités politiques,
24:23qui sont en guerre contre Israël,
24:25c'est un fait,
24:27le Liban est en guerre contre Israël,
24:29leur manière d'intervenir
24:33dans le monde artistique,
24:35c'est une forme d'ingérence
24:37qui peut, pour certains, être justifiable
24:39parce qu'on est en guerre, officiellement,
24:41et qui peut paraître
24:43complètement injustifiée
24:45pour les artistes que nous sommes.
24:47Parce que, justement, notre rôle
24:49est de ne pas abandonner l'espoir
24:51qu'il reste de créer des liens
24:53entre les différents peuples.
24:55J'ai une deuxième photo à vous proposer.
24:57Il s'agit de Guillaume Diop, danseur étoile,
24:59à l'Opéra de Paris depuis 2023.
25:01C'est la première fois qu'un danseur noir
25:03reçoit cette distinction.
25:05Vous avez vous-même appelé
25:07à plus de diversité dans l'orchestre,
25:09qui, chaque début d'année,
25:11à Vienne, interprète le traditionnel
25:13concert du Nouvel An et dans les orchestres en général.
25:15Ces institutions restent
25:17très conservatrices, trop conservatrices
25:19à vos yeux.
25:21Je pense que vous n'êtes pas sans savoir
25:23que la dernière fois que je me suis exprimé sur ce sujet,
25:25je me suis pris des menaces de mort.
25:27C'est un sujet,
25:29encore une fois, on parle de racisme,
25:31il y a une xénophobie
25:33qui est totalement assumée
25:35aujourd'hui.
25:37Vous avez même
25:39des dirigeants
25:41de partis politiques en France
25:43qui revendiquent
25:45la xénophobie, mais avec ce terme-là,
25:47qui ne s'en cachent même plus,
25:49et qui le disent avec ces mots-là.
25:51Je pense qu'aujourd'hui, on est complètement décomplexés
25:53face à ces sujets-là, ce qui amène
25:55en effet à ce qu'une parole
25:57mesurée comme celle que j'ai pu avoir,
25:59qui est de dire simplement, ce serait chouette
26:01de jouer dans les orchestres classiques,
26:03symphoniques, en plus ça montre que je connais bien,
26:05donc il puisse y avoir un peu plus
26:07de diversité que ce qui existe aujourd'hui,
26:09amène à une violence
26:11verbale qui est terrible. Le fait
26:13même que ceci arrive
26:15prouve qu'il y a un véritable problème
26:17et qu'il va falloir qu'on y travaille, je pense.
26:19Ibrahim Alouf, nous sommes
26:21dans un lieu où il y a
26:23quatre statues qui représentent chacune
26:25une vertu. Il y a la statue qui représente
26:27la sagesse, la prudence,
26:29la justice et l'éloquence.
26:31Quelle est la vertu qui vous parle le plus ?
26:33Sur ces quatre-là ?
26:35À moins que vous vouliez nous parler
26:37d'une autre. Je vais vous dire
26:39parce que je les ai lues en arrivant.
26:41Toutes me semblent
26:43hyper intéressantes évidemment.
26:45Il en manque une ?
26:47Je trouve que la patience,
26:49moi j'aurais mis la patience au milieu.
26:51Alors ce n'est peut-être pas une vertu,
26:53je ne sais pas.
26:55La patience, aujourd'hui,
26:57tout doit aller vite.
26:59On a perdu
27:01complètement pied avec la réalité.
27:05On oublie
27:07le rapport avec la réalité.
27:09La réalité devient une réalité virtuelle.
27:11Tout est mélangé.
27:13La notion de patience,
27:15cette capacité
27:17qu'on peut avoir simplement d'écouter
27:19quelqu'un jusqu'au bout, quelque chose qui n'existe plus,
27:21d'écouter
27:23une musique jusqu'au bout,
27:25d'accepter d'être touché.
27:29On le disait tout à l'heure, d'accepter de se tromper.
27:31La patience avec soi-même.
27:33Je trouve que c'est une vertu
27:37qu'il mériterait
27:39qu'on en parle plus
27:41et qu'on la mette un peu plus en avant.
27:43C'est fait. Ce sera votre mot à vous.
27:45La patience, votre vertu. Merci infiniment
27:47d'avoir été avec nous dans cette émission
27:49ici au Sénat au Dôme Tournant. Merci Brei Malouf
27:51et merci à vous de nous avoir écoutés et suivis
27:53cette semaine. L'émission est retrouvée en replay sur notre plateforme
27:55publicsenat.fr et en podcast.
27:57Evidemment, ne l'oubliez pas. Merci, à bientôt.

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