• il y a 3 mois
On connait leur visage, leur analyse, leur voix, mais les connait-on vraiment ? Quel a été leur parcours, leur formation, quelles épreuves ont-ils du dépasser pour exercer leur magistère ? Quelles sont leurs sources d'inspiration, leur jardin secret ? Une fois par semaine, Rebecca Fitoussi reçoit sur son plateau des personnalités pour un échange approfondi, explorer leur monde et mieux apprécier le regard qu'ils et qu'elles portent sur notre société. Ils, elles, sont artistes, scientifiques, historiens, universitaires, chefs de restaurants, associatifs, photographes, ou encore politiques.

Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023

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Transcription
00:00Générique
00:21Un chef comme il en existe peu, un héros qui cumule les qualités d'officier et d'intellectuel.
00:28Voilà comment les gens qui ont côtoyé notre invité le définissent.
00:31Parmi ces gens, rien de moins qu'un ancien Premier ministre et un Président de la République.
00:35Car notre invité a mené une brillante carrière de militaire.
00:39Il a atteint la plus haute fonction qui soit dans l'armée, il a été chef d'état-major des armées.
00:44L'Irak, la Somalie, Djibouti, le Rwanda, la Bosnie, la Côte d'Ivoire, l'Afghanistan, le Mali, la Syrie.
00:49Sur le terrain ou depuis l'état-major, il a connu tous les conflits, toutes les crises majeures
00:54que le monde a traversées ces dernières décennies.
00:57Le courage, l'abnégation, la mort, la torture, le doute, la peur, la force du collectif, c'est tout cela la guerre.
01:03Et c'est précisément ce qu'il a eu envie de nous raconter dans son livre paru chez Gallimard « Entre guerres ».
01:08Une réflexion qui intervient à un moment où le monde et l'Europe en particulier
01:12sont de nouveau confrontés aux horreurs des conflits armés.
01:15Est-il surpris, lui, par le retour des guerres, des dictatures et des impérialismes ?
01:19Nous, Européens, avons-nous fait preuve d'angélisme, de pacifisme aveugle, de naïveté ?
01:24Est-ce que son livre est aussi une façon de nous dire « Moi, je le savais, mais vous n'avez pas voulu voir ni savoir ? »
01:30Posons-lui toutes ces questions. Bienvenue dans « Un monde, un regard ».
01:33Bienvenue, François Lecointre, et merci d'avoir accepté notre invitation au Sénat, au Dôme-Tournon.
01:38Pourquoi ce livre, au fond ? Est-ce que c'était effectivement pour nous dire, à nous, simples citoyens,
01:42la guerre était en germe et vous n'avez pas voulu voir ?
01:46Oui, c'est sans doute cela. C'est aussi qu'au-delà d'être en germe, elle n'a jamais cessé.
01:53Et que ce qui est le plus frappant pour tous les soldats de ma génération, quel que soit leur grade,
01:58qui ont vécu cette espèce de parenthèse de paix, c'est qu'ils étaient conscients, par leur vie quotidienne,
02:06par leurs actions et par leurs engagements dans les opérations extérieures,
02:12que cette guerre n'était absente que dans l'esprit des sociétés européennes.
02:18Et qu'en réalité, leur quotidien, c'était précisément de conduire ces guerres.
02:23Voilà, et ce que je trouve très difficile, et d'ailleurs ce que je pense que j'ai partagé avec mes camarades,
02:31c'est le fait que, d'abord, cette ignorance qui n'était pas délibérée, mais qui était, de fait,
02:37par l'ensemble de nos sociétés, de ce que nous faisions, de ce que nous faisions en leur nom,
02:44a établi une distance très importante entre la société et son armée,
02:48que tout le monde déplorait d'ailleurs, de mes connaissances.
02:51Et au-delà de cette distance qui a été établie, il y a eu, je pense, une forme de désarmement moral de notre société,
02:59liée à cette absence de conscience de la violence du monde.
03:05Et que nous essayons, nous, à ce moment-là, chaque fois que nous rentrions d'opération,
03:11de venir témoigner, d'aller témoigner dans les écoles, d'aller témoigner dans des amphithéâtres,
03:19dans des universités, et qu'en réalité, ça n'intéressait pas les gens.
03:22Ça n'intéressait pas les gens, et la perte de conscience de cette violence qui existe,
03:28et qui existait dans le monde, et qui existe toujours dans le monde,
03:32et qui existe aussi au cœur des hommes, m'a toujours paru être une forme d'angélisme dangereux.
03:39Parce que, voilà.
03:41– Parce que vous ne mâchez pas vos mots, vous avez l'air de nous en vouloir, à nous simples citoyens.
03:44Je vous cite, ce livre, et je vous cite,
03:47« Le témoignage d'une confrontation à la réalité de la violence que, pendant ces 40 années,
03:51nous avons vécu dans l'indifférence et l'ignorance délibérée de la plupart de nos concitoyens,
03:55aveuglés par l'illusion d'un monde où la guerre aurait pu devenir définitivement obsolète,
04:00notre société ne voulait pas regarder en face la permanence de la conflictualité de ces mécanismes.
04:05Mais vous avez parlé de désarmement moral, que serait alors le réarmement moral ? »
04:10– Déjà une prise de conscience, et ça commence par là.
04:14Je suis très frappé d'ailleurs par les réactions qu'a provoquées la déclaration du Président,
04:21il y a quelques mois, sur l'éventualité d'un engagement en sol de troupes françaises en Ukraine,
04:28qui a été un débat assez vif,
04:30et je ne me prononce pas sur le bien fondé ou pas de ce qu'a dit le Président,
04:33mais en tout cas ce que j'ai trouvé très intéressant,
04:36c'est comme une sorte de brutal réveil,
04:38cette façon qu'ont eu l'ensemble des commentateurs et beaucoup de personnalités politiques ou autres,
04:44de surprise, presque d'effroi, qui consistait à dire « mais comment ça la guerre est encore là ? »
04:49Oui, la guerre n'a jamais cessé d'être là.
04:51Et je pense qu'en être conscient, ça ne veut pas dire s'en réjouir,
04:56ça ne veut même pas dire vouloir la faire,
04:58mais ça veut dire être capable de s'y préparer, d'en admettre l'éventualité,
05:03et ça, ça me paraît extrêmement important.
05:06Mais en vous lisant, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire, après tout,
05:08est-ce que ce n'est pas le boulot de l'armée d'agir discrètement,
05:11d'agir presque clandestinement, en sous-main,
05:14pour que nous, simples citoyens, puissons aussi vivre normalement,
05:17sans trop savoir ce qui se passe sur les différents fronts ?
05:20Non, je ne crois pas.
05:21Je crois exactement l'inverse.
05:23C'est-à-dire que je pense d'abord que l'engagement des armées,
05:28parce qu'il engage la responsabilité de la totalité des citoyens,
05:32doit être aussi un ferment de citoyenneté.
05:37Doit faire se poser à chacun de nos concitoyens la question de savoir
05:40si cet engagement-là, opérationnel, dans telle ou telle guerre,
05:46ils le cautionnent, qu'il se fait en leur nom,
05:49est-ce qu'ils l'acceptent, est-ce qu'ils sont d'accord pour cela ?
05:53Ce qui est demandé à un soldat, c'est de donner la mort sur ordre,
05:56au risque de sa vie.
05:57Et donc, c'est la transgression du tabou le plus absolu qui soit.
06:02Et cela engage la responsabilité de ses concitoyens.
06:04Mais quand il y a débat au Parlement,
06:06c'est une façon de consulter la nation sur un conflit qui est en cours
06:09et une armée qui est engagée ou pas engagée ?
06:11Ils sont les représentants de la nation, les parlementaires ?
06:13Vous avez parfaitement raison.
06:15Il n'y a pas de débat au Parlement.
06:18Alors que c'est prévu par l'article 35 de la Constitution,
06:21en particulier depuis la réforme constitutionnelle de 2008.
06:25La réalité, c'est qu'il y a une information au Parlement
06:27qui est faite chaque fois qu'est déclenchée une nouvelle opération.
06:30Mais ce qui devrait être fait, c'est-à-dire, effectivement,
06:33au bout de quatre mois, un débat avec un vote pour choisir
06:37de continuer ou non une opération, ne se fait pas.
06:40Et donc, quand il n'y a pas de débat en démocratie, les choses n'existent pas.
06:44Et moi, je pense que, je reviens sur ce que vous disiez,
06:47il n'est surtout pas question qu'une action militaire soit clandestine.
06:50D'abord pour cette raison-là, parce que vous vous battez
06:53quand vous êtes un soldat, au nom de vos concitoyens
06:55et au nom de votre pays, pas pour vous-même, même pas pour l'armée.
06:58Et qu'il faut que le pays sache ce que vous allez faire.
07:01Et qu'ensuite, je pense qu'une des façons les plus sûres, sans doute,
07:05de résister à la violence des pulsions de la guerre,
07:10c'est la façon la plus sûre d'être certain que nous allons respecter
07:14le droit international et militaire, que nous allons respecter le droit de la guerre,
07:17que nous aurons un comportement digne.
07:19C'est à la fois que nous le faisons de manière collective et ensemble,
07:22et c'est aussi parce que nous le faisons aussi sous l'œil des journalistes
07:26et sous le regard, dans une société démocratique,
07:29de médias qui sont là pour informer et voir la façon dont les choses se font.
07:33Donc la clandestinité, pour moi, est sans doute la pire des choses.
07:36Alors elle existe pour les services secrets, mais c'est autre chose.
07:39Et je pense que l'action militaire ne peut pas être clandestine.
07:42– Est-ce que pour reconcerner les gens, il faudrait réinstaurer
07:44un service militaire obligatoire avec hommes et femmes ?
07:47Est-ce qu'on est encore prêt à mourir pour son pays ?
07:51– D'abord, c'est une question essentielle.
07:54Je ne sais pas si la réinstauration du service national permettrait
07:59de faire prendre la mesure de cette exigence-là,
08:04qui pourrait s'impliquer à chaque citoyen.
08:07En tout cas, le fait d'en parler, le fait d'en parler à l'école,
08:10le fait de dire aux gens, essayer de concevoir ce qu'il peut valoir
08:14que vous alliez tuer au risque de votre vie,
08:17ça c'est absolument nécessaire.
08:19Je me souviens quand j'étais colonel, d'avoir, en retour d'opération,
08:25nous rentrions de Côte d'Ivoire, demander à mes soldats
08:28d'aller voir les professeurs de leurs enfants,
08:31et de leur proposer d'aller parler dans les classes,
08:34en s'appuyant d'ailleurs sur une exposition photo que nous avions montée,
08:37de ce que nous avions fait pendant 5 mois et demi en Côte d'Ivoire,
08:39dans l'opération licorne.
08:41Pas un professeur n'a accepté de recevoir les jeunes soldats qui venaient,
08:45dont ils enseignaient les enfants.
08:48Pas un seul d'entre eux ne l'a accepté.
08:50Comment interprétez-vous cela ?
08:52Une sorte de rejet, d'indifférence.
08:54C'est pour ça que je dis qu'il y avait une indifférence délibérée.
08:56Je pense qu'aujourd'hui ça ne serait plus pareil.
08:58Et donc je pense que cette prise de conscience, elle est entamée.
09:02Ce qui me frappe, si vous voulez, c'est qu'il y avait une sorte d'arrogance
09:06de l'Europe dans ce refus de considérer que la guerre
09:09était une possibilité ou une éventualité.
09:12Il y avait à la fois quelque chose de très positif,
09:14qui est que l'Europe s'est construite pour éviter que ne se reproduisent
09:19les deux guerres qui ont failli conduire à son suicide et à sa mort.
09:23Et donc toute la construction européenne est fondée là-dessus,
09:26est fondée sur le rejet de cette guerre.
09:28Et elle a pensé qu'elle l'était et qu'elle bâtissait un modèle
09:31qui servirait d'exemple au monde entier.
09:34Modèle d'un objet politique non identifié, nouveau,
09:37de création par abandon de souveraineté successive,
09:40création d'une souveraineté supranationale d'un ensemble européen
09:43vraiment fondé sur la paix.
09:45Et elle n'a pas mesuré qu'elle pouvait le faire aussi
09:50parce qu'elle dominait le monde économiquement,
09:52parce qu'elle dominait le monde par la technologie,
09:54parce qu'elle dominait le monde par la force de la norme qu'elle créait
09:58et du droit international qu'elle avait créé avec le monde occidental.
10:01Et c'est là qu'il y a une forme d'arrogance.
10:03C'est que bien sûr c'est très beau cette paix,
10:05bien sûr c'est très beau cette volonté,
10:07bien sûr c'est magnifique une telle ambition.
10:09Mais il y avait dans la naïveté qui consistait à penser
10:13que tout le monde voulait adhérer à ce modèle-là,
10:15l'arrogance qu'il y avait à ne pas considérer
10:17qu'en réalité nous pouvions l'imposer au monde
10:19parce que nous imposions au monde
10:21une sorte de dictature de la prospérité et de la paix
10:24qui nous était réservée, alors que le reste du monde était en guerre.
10:27C'est ce décalage-là que j'ai vécu pendant les 30 ans de ma vie de soldat
10:31et c'est de ça dont je voulais témoigner.
10:34Dans ce livre, vous nous racontez aussi comment la destinée de soldat
10:38s'est quasiment imposée à vous
10:40en observant les retours de missions de votre père,
10:42l'amiral Yves Lecointre qui commandait le Redoutable,
10:45le premier sous-marin nucléaire lanceur d'engin français,
10:47ont également compté dans votre vocation un grand-père,
10:50un oncle paternel et un oncle maternel,
10:52mort très jeune à 23 ans.
10:54Un peu difficile d'échapper quand même à cette destinée de soldat,
10:57ça s'est imposé à vous ?
10:59Aviez-vous vraiment le choix ?
11:01Oui, j'avais le choix, je pense.
11:03Et ce choix-là est en réalité,
11:05alors que j'ai pensé très longtemps
11:07que je m'étais presque imposé
11:09par l'observation de cette lignée de soldats,
11:12c'est en réalité quelque chose qui provient d'autre part,
11:18qui provient sans doute d'une incertitude que j'avais de moi-même,
11:22d'une absence d'estime que j'avais de moi-même
11:25qui me poussait à me lancer des défis
11:28et à essayer d'imaginer une belle chose
11:32et la belle chose est ce qui cristallisait dans cette famille
11:36pour moi et au moment de mon enfance,
11:39ce qu'on pouvait faire de plus extrême,
11:42c'était à la fois mon père,
11:44qui était un homme très impressionnant,
11:47mais tellement impressionnant
11:49que ce qu'il faisait nous paraissait inatteignable,
11:51et cet oncle mort au champ d'honneur,
11:53et j'étais frappé par cette idée de champ d'honneur,
11:56à 23 ans, très très jeune officier,
11:59et dont nous contemplions les photos souriantes, presque tendres,
12:05et que cette fragilité apparente de cet oncle,
12:08qui pourtant avait eu une destinée
12:11qui me paraissait extrêmement enviable et héroïque,
12:14rendait accessible pour moi la même chose,
12:18une destinée aussi exigeante.
12:20Ce que j'ai découvert après,
12:22en rencontrant d'autres soldats,
12:24en rencontrant mes camarades de promotion
12:26et en lycée militaire quand j'ai préparé Saint-Cyr,
12:29c'est que beaucoup d'entre eux,
12:31qui n'étaient absolument pas de destinée militaire,
12:34et de lignée militaire,
12:35avaient en fait ce même inconfort de l'incertitude de soi,
12:40cette même envie de se prouver à soi-même
12:43que nous étions capables de choses
12:45qui nous huisseraient au-dessus de nous-mêmes.
12:47Et je pense que c'est cela le moteur de toute vocation.
12:50Oui, parce que je lisais, vous dites,
12:52j'étais rêveur, introverti, assez féminin,
12:54pas casse-cou, encore moins batailleur,
12:57à l'allure de celui que vous êtes aujourd'hui.
12:59Quel conseil donneriez-vous aux petits garçons que vous étiez ?
13:02Qu'est-ce que vous lui diriez avant qu'il ne se lance dans la vie ?
13:05Je lui dirais, en avant, fonce, n'hésite pas.
13:11Et je lui dirais, oui, lance-toi des défis,
13:15et ensuite, aie confiance,
13:18parce que tu seras aidé pour relever ces défis.
13:22Tu seras aidé par tes camarades,
13:24tu seras aidé par ta famille, par le collectif,
13:27par ton épouse, par tes enfants.
13:30Parce que c'est tous ces regards qui sont orientés vers vous,
13:35qui vous font obligation d'être à la hauteur du défi que vous vous êtes lancé.
13:38Surtout quand ce défi, vous l'avez rendu public.
13:41Je pense d'ailleurs que c'est ça qui est au cœur du principe de l'honneur.
13:46Aujourd'hui, vous le savez, je suis grand conseiller de la Légion d'honneur,
13:49je réfléchis souvent à ce sujet-là.
13:52Qu'est-ce qui fait que quelqu'un est honorable ?
13:54Et qu'est-ce qui fait qu'il est reconnu par ses concitoyens,
13:58par ses mérites, par sa dignité,
14:00et qu'il va continuer, parce que précisément il a été reconnu,
14:04à être encore plus estimable, à être encore plus digne,
14:07et à être encore plus honorable ?
14:09Je pense que c'est un ferment très puissant.
14:11Encore une fois, cette incertitude de soi,
14:14et cette envie d'être à la hauteur de l'estime que les autres ont pour soi-même,
14:18et qui va vous renforcer dans votre propre estime.
14:21Ce qui m'a frappé dans votre histoire,
14:23c'est aussi la différence de profil entre votre père et votre mère.
14:26Votre père, vous l'avez dit, était impressionnant.
14:27Vous dites, nos relations étaient distantes,
14:29il est mort à 53 ans en montagne, j'avais 22 ans,
14:31et venait d'entrer à Saint-Cyr.
14:33Nous commençions tout juste à établir une forme de complicité.
14:35Non pas de père à fils, mais d'officier à officier.
14:38Je n'ai pas pu en profiter.
14:39Et ce que je trouve drôle, c'est que votre mère était un peu l'inverse de tout cela.
14:43C'était une artiste peintre et restauratrice de tableaux.
14:46Une femme charmante, très gaie, un peu bohème.
14:49Elle élevait cinq enfants dans un laissé-aller étonnant,
14:52alors que mon père exigeait des chambres rangées, des devoirs faits.
14:55Elles sont fichées complètement.
14:57C'est fou, cette différence de profil entre les deux.
14:59Une complémentarité, je pense.
15:01Le côté bohème de votre mère était peut-être ce qui donnait une fantaisie à la vie de votre père.
15:05Oui, absolument.
15:07Et par ailleurs, ceci étant, l'injustice, entre guillemets, pour mon père,
15:13c'est que tombait sur lui la charge entière de la sévérité,
15:17qu'il fallait qu'il manifeste à ses enfants.
15:19Et le jour où je me suis marié,
15:21j'ai fait promettre à mon épouse qu'elle assumerait sa part de la sévérité.
15:25Parce que c'est très difficile, quand vous rentrez d'opération,
15:29où vous avez été pendant quatre mois et demi loin de votre famille,
15:33d'être celui qui va remettre les choses en ordre.
15:36Vous rentrez et vous avez d'abord à faire un réapprivoisement de vos enfants,
15:43qui, quand ils sont petits, vous ont oubliés, et donc ont peur de vous.
15:47Ont peur de vous naturellement, même si vous êtes quelqu'un de gentil, doux, aimable,
15:51et que vous arrivez les bras chargés de cadeaux,
15:52vos enfants, quand ils sont petits, ne vous reconnaissent pas, et ont peur de vous.
15:55Et donc, si en plus, à ce moment-là, vous devez assumer la sévérité, c'est terrible.
15:59Et donc, mon épouse, et je l'en remercie encore tous les jours,
16:03a eu le courage, elle, seule, quand je partais longtemps,
16:07d'assumer l'indispensable sévérité qui me permettait, quand je rentrais,
16:10de n'être que douceur.
16:14J'ai un document à vous proposer, délivré par nos partenaires,
16:17les archives nationales. Je vais le mettre entre vos mains,
16:19mais je vais de toute façon le lire, en partie, pour les gens qui nous écoutent.
16:22Il s'agit du texte maintes fois corrigé par le général de Gaulle,
16:26en vue de son allocution devant les élèves officiers de Saint-Cyr.
16:29On est le 2 août 1956, et voilà ce qu'il leur dit, notamment.
16:32« Je suis content de vous voir, non pas seulement parce que me trouver parmi vous
16:36cela fait remonter le penchant de mes jeunes années,
16:38mais aussi parce que j'éprouve l'éclatante confirmation
16:41de ce que j'ai pensé dans de grands et durs moments,
16:43à savoir qu'il ne fallait pas renoncer, qu'il fallait combattre,
16:46qu'il fallait, malgré tout, arracher pour la France un morceau de la victoire.
16:51À ce moment-là de l'histoire, la France vit une instabilité gouvernementale.
16:55Les gouvernements de coalition se succèdent.
16:58La grande force des militaires, est-ce que c'est précisément ce que dit De Gaulle,
17:01ne pas renoncer, croire en l'avenir, même en des temps difficiles ? »
17:04Est-ce que vous vous reconnaissez dans ces mots ? Est-ce que vous les connaissiez, d'ailleurs ?
17:07D'abord, je ne connaissais pas, en tout cas,
17:10je connaissais des extraits du discours du général De Gaulle à Saint-Cyr,
17:15qui a été un moment évidemment très important pour cette école,
17:19mais je ne connaissais pas ce passage-là.
17:22Alors, oui, évidemment, il faut lutter contre un ennemi.
17:30Donc, au départ, le métier d'un soldat,
17:34c'est en permanence de relancer l'action,
17:39de trouver en lui-même l'énergie, la force, le courage,
17:42qui vont lui permettre d'aller faire ce qui est la pire des choses,
17:46d'exposer sa vie et de prendre l'avis des autres.
17:49Mais c'est aussi quelque chose qu'il faut faire contre soi-même.
17:54Et le général De Gaulle, à mon avis, ne le dit pas,
17:57mais le sous-entend dans ce passage-là,
17:59parce que le général De Gaulle a été prisonnier à Douaumont.
18:03Il a éprouvé l'humiliation de la captivité.
18:06Et je pense qu'au moment où il choisit de rejoindre Londres,
18:10ou dans un geste objectivement complètement fou,
18:14où il emmène la France libre et il la crée à Londres,
18:17il y a un raidissement.
18:19Il y a un raidissement contre la tentation de la faiblesse.
18:22Il y a un raidissement de plus jamais ça.
18:26J'ai été prisonnier dans un off-lag pendant toute la Première Guerre mondiale
18:29ou pendant toute une partie de la Première Guerre mondiale.
18:32Et cette humiliation-là, ce sentiment de l'inutilité,
18:35je ne veux plus jamais le vivre.
18:37Et je pense que ce combat que mène le général De Gaulle
18:41dans la plus belle partie de la geste du général De Gaulle,
18:44c'est aussi, en souvenir de ce qu'il avait vécu,
18:48un raidissement de sa personne
18:50contre un instinct d'affaiblissement, d'avachissement, de faiblesse.
18:54C'est clairement ça.
18:56Et je pense que c'est ce qu'il sous-entend.
18:58L'idée d'apprendre aux élèves à Saint-Cyr,
19:02ça s'ajoute à une formation intellectuelle,
19:04à une formation de tactique.
19:06Et ce qui est très frappant, et vous avez raison dans ce passage-là,
19:08c'est que c'est ce que retient le général De Gaulle.
19:10Vous n'êtes pas là tant pour apprendre le métier de soldat
19:14dans ce qu'il a de tactique,
19:16de la capacité à faire du tir, de la manœuvre, etc.
19:19Mais vous êtes là d'abord pour apprendre cet exercice de volonté,
19:23de contrôle de vous, de courage,
19:26quelque chose qui s'entraîne aussi, et qui se cultive.
19:29Et il dit cela dans un moment d'instabilité gouvernementale.
19:32Est-ce que l'armée est aux ordres, quel que soit le pouvoir ?
19:37En démocratie, l'armée est toujours aux ordres du politique.
19:42Quel que soit le politique, celui qui incarne la légitimité
19:47de la volonté du peuple souverain,
19:50l'armée doit être absolument sous ses ordres.
19:54Et j'ai toujours revendiqué dans les fonctions qui étaient les miennes
19:57une très stricte subordination au pouvoir politique.
20:00Cette très stricte subordination s'accompagne dans le huis-clos
20:06des relations entre le politique et le militaire
20:08d'une contestation des orientations du politique,
20:12d'une contestation de ses ordres.
20:14Pourquoi ? Parce que je pense que s'il n'y a pas de contestation,
20:17il ne peut pas y avoir de claire compréhension
20:19de ce qui est demandé par le politique.
20:21Que cette contestation, par ailleurs, elle pousse le politique
20:24à mieux définir encore les objectifs qu'il cherche
20:27quand il engage ses armées.
20:29Mais en tout état de cause, ce qui, au bout du compte,
20:33doit conclure cette période de contestation,
20:36ce moment de contestation qui, je peux en témoigner,
20:38arrive à chaque fois, c'est une stricte subordination
20:41et une stricte obéissance au politique.
20:43Donc on questionne, on interroge, mais on obéit.
20:46Oui. Et on conteste, mais on obéit.
20:49Parce que dans votre livre « Entre guerres »,
20:51vous revenez sur les grands temps forts de votre carrière d'officier,
20:54et on va prendre quelques-uns de ces temps forts,
20:56de votre expérience en Irak pendant la première guerre du Golfe.
20:59Moi, j'ai eu envie de retenir ceci.
21:01Combattre au nom d'une légalité internationale
21:03et non pour défendre son pays.
21:05Je ne crois pas que nous ayons compris à ce moment-là
21:08ce que signifiait cette nouvelle légitimation de la guerre
21:11par le rétablissement du règne du droit.
21:13Cette guerre ouvrait en réalité une ère de conflictualité inédite.
21:16Étions-nous soucieux du sens de cette guerre ?
21:19Je ne le crois pas.
21:20Donc on revient sur cette question,
21:21on obéit sans trop savoir pourquoi on fait ce qu'on fait.
21:25Oui.
21:26Alors en fait, je pense qu'à l'époque,
21:29nous n'étions pas assez conscients de cette évolution très importante,
21:33qui, parce qu'elle conduisait les armées
21:35à ne plus être des armées, mais un outil militaire
21:38à disposition de la politique étrangère de la France,
21:41et que par ailleurs, on considérait que le droit
21:45d'aller s'imposer à tout le monde
21:47dans le règlement des tensions internationales,
21:51les armées, d'une certaine manière,
21:53dans cette paix perpétuelle que nous prétendions imposer au monde,
21:57devenaient des forces de police.
21:59Est-ce qu'on échappe au sens de l'action que l'on conduit ?
22:02Alors on peut y être plus ou moins sensibles.
22:05Là, nous y avons échappé en Irak,
22:07d'abord parce que c'était très nouveau,
22:09je pense que nous n'avons pas bien compris ce qui se passait,
22:11mais ensuite parce que, finalement,
22:13cette opération a été une guerre très rapide, sans morts,
22:17ou avec très peu de morts, et une victoire facile.
22:21La réalité, c'est que quand vous êtes dans des opérations plus dures
22:24et que vos camarades tombent à vos côtés,
22:26vous n'échappez pas à la question du sens.
22:29Et quand vous-même, vous tuez des gens,
22:31vous n'échappez pas à la question du sens.
22:33Personne n'y échappe.
22:34Le simple soldat s'interroge.
22:36Et cette interrogation, et c'est le travail
22:38que font les différents niveaux hiérarchiques dans les armées,
22:42de niveau en niveau remonte aux politiques.
22:45Et il faut absolument que le chef militaire,
22:47qui est à cette articulation entre le politique et le militaire,
22:53fasse tout pour que l'engagement soit le plus légitime possible,
22:58qu'il soit le mieux compris possible par les soldats.
23:00Parce qu'au bout du compte, si vous voulez être obéis,
23:04il faut que vous soyez assurés
23:05qu'il n'y aura pas d'obstacle éthique
23:07à l'exécution de l'ordre que vous avez donné.
23:10Il peut y avoir deux obstacles.
23:12L'obstacle le plus important, c'est l'obstacle éthique.
23:14Le fait que le soldat n'adhère pas à ce que vous lui avez demandé de faire
23:17et ce que vous lui avez demandé de faire,
23:19encore une fois, c'est la pire des choses,
23:20c'est de donner la mort au risque de sa vie.
23:23De transgresser le tabou le plus absolu qu'il soit.
23:26Et forcément, ça interroge nos consciences et nos âmes.
23:29Et un soldat n'est pas un robot.
23:31C'est un homme comme les autres.
23:32Et parce que sa conscience et son âme sont interrogées,
23:35s'il n'est pas assuré qu'il existe une légitimité tellement forte
23:39qu'elle justifie qu'il transgresse ce tabou,
23:41il ne le fera pas.
23:43J'ai des photos à vous proposer.
23:45François Lecointre, ça fait partie des rituels de cette émission.
23:50Voici la première photo que j'ai eu envie de vous présenter.
23:53Il s'agit de Volodymyr Zelensky,
23:55ce président passé d'acteur à chef de guerre,
23:58brutalement, le 24 février 2022,
24:00lors des commémorations du 80e anniversaire du débarquement.
24:03Il a été ovationné dès son arrivée à Omaha Beach.
24:06Et il y a eu cette étreinte, assez émouvante,
24:08avec un vétéran qui lui a dit, je prie pour vous,
24:10vous êtes le sauveur.
24:12Le président ukrainien lui a alors répondu,
24:14non, c'est vous notre héros.
24:16Cette image montre une sorte de fraternité entre soldats.
24:20Est-ce qu'elle est éternelle, cette fraternité
24:23entre gens qui ont combattu au front ?
24:27Oui, mais elle peut être fragile.
24:29Pourquoi ?
24:31Parce que la vie nous emmène.
24:33Moi, ce que j'ai vécu, c'est que la fraternité au combat,
24:37elle est plus puissante que tout,
24:39parce que c'est précisément celle qui vous sauve
24:42de votre propre animalité, de vos propres pulsions.
24:45C'est ce qui fait que quand vous avez peur,
24:48parce que vos camarades vous regardent,
24:50vous déplacez votre peur.
24:52C'est ce qui fait que lorsque vous avez envie d'être
24:55extrêmement violent et de jouir de la violence
24:58que vous déchaînez, le regard de vos camarades
25:01vous rende digne et vous ramène sur le chemin
25:05de cette dignité, de ce contrôle de soi-même.
25:08Mais ce que j'ai constaté, malheureusement,
25:11c'est qu'après, une fois que vous avez vécu ça,
25:13la vie vous emmène ailleurs.
25:15Vous faites autre chose.
25:17Et c'est moi, ce que j'exprime dans ce livre,
25:19c'est le remord terrible que j'ai eu
25:22quand j'ai découvert, 15 ans après,
25:24cet instant de fraternité très intense
25:26que j'avais oublié certains de mes soldats,
25:29que je ne m'étais pas assez préoccupé d'eux,
25:31que j'avais poursuivi ma carrière,
25:33que j'avais été faire le concours de l'école de guerre,
25:35que je m'étais occupé de ma famille
25:37et que certains d'entre eux ne s'étaient jamais remis
25:40de cette douleur-là et de cette fraternité
25:42qui était en train de s'ébranler un peu.
25:45Donc je pense que la fraternité,
25:47elle se cultive, aussi forte qu'elle soit,
25:50et que c'est un devoir permanent de la cultiver.
25:54J'ai une autre photo à vous proposer.
25:56C'est une photo de vous, le 14 juillet 2021,
25:58avec Emmanuel Macron.
26:00Quelle est, au fond, la relation avec un président de la République
26:02quand on est chef d'état-major des armées ?
26:06C'est une relation d'une très, très grande proximité, évidemment.
26:12C'est une relation, je l'ai dit, de confrontation,
26:15dans la confiance, mais de confrontation,
26:18parce que je pense qu'un président de la République
26:21a besoin, encore une fois, que le chef militaire, bien sûr,
26:24assume toute la compétence qui est la sienne.
26:26Et ce qui est vrai aujourd'hui, c'est que nos présidents,
26:29n'ayant plus aucune compétence militaire,
26:31n'ayant même pas expérimenté par le service militaire
26:34ce qu'était cette singularité militaire,
26:36ont besoin de cette compétence-là.
26:38Et puis, je pense que le chef d'état-major des armées,
26:42c'est quelqu'un qui, précisément par l'exigence de sens
26:45et de légitimité de l'action militaire,
26:47qu'il manifeste en permanence aux politiques
26:49et aux premiers d'entre eux, le président de la République,
26:52est un témoin d'alerte, parfois.
26:55Et en tout cas, cette relation-là, elle est très forte
26:58et elle est indispensable, je pense,
27:00au bon fonctionnement de la Vème République.
27:02– Chef de guerre, ce n'est pas juste un titre honorifique, alors ?
27:05– En tout cas, moi, je ne l'ai pas vécu comme ça.
27:07Le chef d'état-major des armées, il est,
27:09sous l'autorité du chef des armées, le président de la République,
27:12qui est en charge de la dissuasion nucléaire.
27:15Et qu'on le veuille ou non,
27:17et quelles que soient les interprétations constitutionnelles
27:20que l'on puisse faire des textes,
27:23aujourd'hui, le système fait que le président de la République
27:26est le seul à décider du déclenchement de la dissuasion nucléaire.
27:29– François Lecointre, j'ai une dernière question
27:31qui est en lien avec le lieu dans lequel nous sommes.
27:33Nous sommes entourés de quatre statuts,
27:35qui, vous l'avez remarqué, représentent chacune une vertu.
27:38Il y a la sagesse, la prudence, la justice et l'éloquence.
27:43J'ai envie de vous demander en laquelle de ces vertus
27:45vous vous reconnaissez, ou celle dont vous souhaiteriez disposer.
27:49– La sagesse, je pense.
27:52– La sagesse. – Oui.
27:54Qui arrive avec la maturité,
27:56et puis qui emporte tellement d'autres vertus que c'est…
27:59– C'est tel qu'il emporte à vos yeux.
28:01Ce sera votre mot.
28:02Merci infiniment, François Lecointre,
28:03d'avoir été notre invité dans cette émission.
28:05Merci beaucoup de vous être livré comme vous l'avez fait,
28:07et merci à vous de nous avoir écoutés et suivis comme vous l'avez fait.
28:10À très vite sur Public Sénat émission,
28:12évidemment à retrouver en podcast.
28:13Ne l'oubliez pas, il est sur notre plateforme publicsenat.fr en replay.
28:16À très bientôt sur Public Sénat.
28:18Merci.
28:19– Sous-titrage ST' 501

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