Des archives à l’état numérique : résultats d’une enquête
sociologique
Maëlle Moalic-Minnaert (CERREV et INED), Hélène Marche
(CERREV), Vassili Rivron (CERREV) et Pauline Seiller (ESO)
sociologique
Maëlle Moalic-Minnaert (CERREV et INED), Hélène Marche
(CERREV), Vassili Rivron (CERREV) et Pauline Seiller (ESO)
Category
📚
ÉducationTranscription
00:00 Nous allons démarrer ce premier temps de cette journée qui est consacré à la présentation
00:15 d'une synthèse des travaux d'une recherche qui s'intitule désormais une réforme numérique,
00:22 les mutations du travail dans les archives départementales.
00:25 C'est l'équipe de recherche du CRF qui va vous présenter ses résultats.
00:33 Maël Moalik-Minard, Hélène March, Vassilie Rivron et Pauline Seyer.
00:40 Je leur laisse la parole, la présentation durera 30 minutes et nous aurons 15 minutes d'échange avant d'entamer la première session.
00:52 Comme cela a été dit, notre présentation est le résultat d'une recherche menée dans le cadre du programme
00:58 "Les reconfigurations du travail des archives face à l'informatisation d'un monde professionnel".
01:03 Nous tenons tout d'abord à remercier l'ensemble des archivistes qui se sont prêtés au jeu de l'enquête de terrain.
01:09 Nous remercions également Brigitte Guiguenot du service interministériel des archives
01:14 et Jasmina Stévanovic du département des études de la prospective des statistiques et de la documentation du ministère de la culture
01:23 qui ont accompagné ce projet durant les deux dernières années.
01:26 Dans cette recherche, il s'agit de questionner la place du numérique dans le monde archivistique d'un point de vue sociologique.
01:35 Présenté comme un tournant majeur du métier d'archiviste, ce mouvement numérique aux archives est multiforme.
01:41 On peut en effet observer au moins quatre processus, l'usage de logiciels métiers complexes,
01:46 la numérisation d'archives papiers, d'archives physiques, le traitement d'archives électroniques
01:52 et la communication au public avec la mise en place de salles virtuelles.
01:55 Dans ce contexte, nous nous sommes demandé comment le monde professionnel des archivistes se recomposait.
02:01 Nous avons abordé cette question au travers de quatre perspectives analytiques.
02:06 Tout d'abord, dans une perspective interactionniste, nous nous sommes employés à explorer en quel sens le numérique venait travailler,
02:13 la profession archivistique, entendu dans le sens d'une profession établie, engagée dans la lutte pour la défense de son autonomie et de son territoire professionnel.
02:22 Ensuite, dans le prolongement des analyses d'Anka Bobock, nous analysons les effets du numérique sur l'organisation du travail
02:29 et sur le contenu même des tâches réalisées.
02:32 Nous posons notamment l'hypothèse d'un mouvement numérique qui prendrait le dessus sur les autres logiques de travail.
02:38 Nous nous sommes également interrogés sur la manière dont le numérique redéfinissait les interactions des archivistes avec un environnement pluriel,
02:46 donc avec d'autres groupes professionnels, avec les services producteurs et avec les publics.
02:50 Nous nous demandons en quel sens ces interactions renouvelées favorisent la reconnaissance du métier ou au contraire sa dévalorisation.
02:57 Et enfin, le dernier axe de cette étude cherche à voir comment les enjeux numériques viennent à leur tour travailler l'unité de la profession.
03:04 Du fait de l'émergence de nouvelles fonctions, nous formulons l'hypothèse d'un processus de recomposition de l'espace professionnel des archivistes en termes de légitimité.
03:13 Ce questionnement pluriel a nécessité d'avoir accès aux situations concrètes de travail,
03:18 d'où le choix d'une démarche monographique et ethnographique dans un service d'archives départementales.
03:24 Cette démarche s'est déroulée au premier semestre 2022.
03:28 Nous avons pu suivre la vie d'un service et la prise en charge quotidienne des fonds d'archives.
03:33 Nous avons ainsi participé à des collectes diverses.
03:36 Nous avons pu observer de nombreuses séquences de classement et d'élaboration des inventaires.
03:41 Le travail de communication des fonds a été observé de différentes manières.
03:45 Et nous avons également mené un gros travail d'observation au sein de l'atelier de numérisation.
03:50 En complément de ces observations, 30 entretiens semi-directifs ont été menés dans ce service.
03:57 Il nous est apparu ensuite nécessaire d'explorer trois autres services d'archives départementales dans une perspective comparative.
04:07 L'enquête qualitative sur ces trois terrains complémentaires a été menée entre juin et octobre 2022.
04:13 Nous y avons rencontré des agents en charge des archives électroniques, des administrateurs du logiciel métier,
04:20 des agents en charge du site internet et le personnel en charge de la numérisation des documents.
04:25 Au total, sur les quatre sites enquêtés, nous avons réalisé des entretiens avec 45 personnes,
04:31 21 agents de catégorie A, 13 agents de catégorie B et 10 agents de catégorie C.
04:38 L'analyse est instagiraire, il me semble.
04:40 L'analyse de ces matériaux de terrain nous permet tout d'abord de documenter ce que le numérique fait au travail et à l'organisation.
04:48 Ce sera l'objet d'une première partie.
04:50 Nous arrêterons ensuite sur la manière dont le numérique reconfigure le rapport des archivistes au public.
04:56 Dans un troisième temps, nous explorerons les mutations du rapport à l'objet archivistique sous l'effet d'une évolution de sa matérialité.
05:03 Et enfin, nous explorerons les transformations des légitimités professionnelles.
05:07 Donc arrêtons-nous tout d'abord sur ce que le numérique fait au travail archivistique.
05:13 Nous vous proposons de nous arrêter sur ce que l'on a dénommé un double dédoublement de la chaîne de traitement archivistique,
05:23 puisque d'une part, dans une démarche de communication au public et de conservation des documents,
05:28 les services ont d'abord dû numériser les fonds.
05:31 Il s'agit là d'un premier dédoublement de la chaîne de traitement des archives.
05:35 Les archives papiers ne sont plus seulement collectées, classées, reconditionnées et communiquées.
05:40 Certaines d'entre elles sont également numérisées.
05:43 Le travail de numérisation des archives vient recomposer la division du travail dans les services d'archives départementales.
05:51 Les politiques de numérisation sont pensées principalement par les directions ou par les responsables de services de catégorie A.
05:59 Les agents de catégorie A et B participent également aux échanges avec les prestataires et au pilotage de la préparation des documents à numériser.
06:07 Si la numérisation des fonds conséquents est réalisée par des prestataires extérieurs,
06:12 on trouve au sein des services des laboratoires de numérisation au sein desquels travaillent des agents ou opérateurs de numérisation,
06:19 le plus souvent des agents de catégorie C.
06:22 La numérisation constitue alors leur mission principale.
06:27 Cette activité est présentée comme une activité indispensable, mais également répétitive et fatigante.
06:34 Le travail concret de numérisation des documents fait donc l'objet de formes de délégation,
06:39 conformément à ce qui est communément observé à l'heure de prendre en charge ce que l'on dénomme en sociologie le « sale boulot » pour reprendre les termes de « use ».
06:47 D'autre part, on observe un second dédoublement qui réside dans la prise en charge de toute une gamme d'archives électroniques
06:56 produites par les administrations dans le contexte de dématérialisation des services publics.
07:02 La prise en charge d'archives électroniques apparaît diversement mise en œuvre selon les sites d'archives considérés,
07:09 mais dans tous les cas, elle reconfigure assez largement le travail des archivistes.
07:14 Le rôle de conseil et de prescription aux administrations se voit renforcé,
07:19 et le travail est impacté du fait des enjeux techniques de prise en charge de ces archives électroniques.
07:26 En effet, la diversité des archives électroniques vient complexifier la standardisation de la procédure de collecte.
07:33 Cela nous amène donc à parler d'une technicisation du travail.
07:37 En conséquence, une fois intégrées au projet des services, les pratiques concrètes de collecte et de classement des archives contemporaines
07:45 sont assez largement effectuées par des agents de catégorie A.
07:50 Si les agents de catégorie B des équipes d'archives contemporaines sont ensuite enrôlés dans ces démarches d'archivage électronique,
07:56 les agents de catégorie C, E, demeurent globalement exclus de telles missions.
08:01 À côté de ces deux dédoublements de la chaîne de traitement archivistique,
08:06 nous avons analysé les effets de l'introduction des logiciels métiers sur le traitement archivistique.
08:10 Il apparaît que si l'ensemble des services d'archives sont équipés de logiciels métiers, des logiques de contournement demeurent.
08:20 Dans certains services enquêtés, seules quelques fonctionnalités du logiciel métier sont utilisées,
08:25 et on repère également des usages inégaux à l'échelle individuelle.
08:29 Pour certains archivistes, le logiciel est devenu invisible,
08:33 il est devenu un outil avant tout utile pour l'accomplissement de l'ensemble des tâches archivistiques,
08:38 mais pour d'autres agents, le chemin emprunté pour mener à bien la mission archivistique
08:42 n'est pas systématiquement celui proposé par le logiciel métier.
08:46 L'outil est largement questionné, des archivistes signalent un outil qui ne serait pas en parfaite adéquation avec les normes archivistiques,
08:53 et leurs difficultés peuvent être associées à ce qu'on appelle une épreuve de professionnalité,
08:59 en ce sens que le logiciel métier transforme le rapport des agents aux tâches effectuées.
09:04 Enfin, le travail se trouve également transformé au bout de la chaîne de traitement archivistique,
09:09 avec une reconfiguration du travail de communication,
09:11 et je vais donc laisser la parole à Vassilis, qui va revenir sur la manière dont le numérique reconfigure les rapports au public.
09:18 Merci.
09:19 Oui, sur le terrain, les services rendus au public, la communication en fait des documents,
09:25 sont au corps des discours et des descriptions du travail, dans un registre qui se veut volontiers altruiste,
09:31 et ceci à tous les échelons, c'est-à-dire que là on vous a mis un extrait d'entretien de Leslie,
09:36 alors on a mis des pseudonymes à tous les verbatims, mais ça s'exprime donc à tous les échelons.
09:45 Par cette prégnance du public dans les gestes de communication, mais aussi dans la plupart des tâches de collecte,
09:50 classement et conservation, on voit que certains aspects de la profession renvoient à un métier de service.
09:56 Mais il est important de signaler que les archives départementales s'affirment progressivement,
10:00 aussi comme des médiateurs culturels, organisant toute une gamme d'événements culturels et mémoriels
10:05 sur lesquels on ne s'attardera pas ici.
10:08 Mais dans la communication comme dans la médiation culturelle, le recours aux outils numériques active de nouveaux ressorts,
10:14 dans le rapport des agents au public, et ça contribue d'une part à réaffirmer les missions des archives départementales,
10:22 mais d'autre part à redéfinir aussi parfois les contours du métier.
10:26 Comme dans d'autres secteurs culturels, les outils numériques sont mobilisés par les professionnels
10:31 comme un moyen d'atteindre de nouveaux publics.
10:34 Mais la technicisation peut aussi aller de pair avec une augmentation des coûts d'accès,
10:38 ce qui peut limiter la diversification des publics.
10:42 Et le numérique peut aussi être perçu par les professionnels comme étant susceptible de dégrader l'accès aux services
10:48 et de remettre en cause la qualité de l'accompagnement.
10:51 Comment alors l'introduction d'interfaces numériques en réseau affectent-elles la gamme des relations des archivistes à leur public,
10:57 ainsi que leur identité professionnelle ?
11:00 La salle de lecture reste toujours un lieu central, à la fois dans l'architecture, dans les discours et dans les pratiques.
11:07 Elle concerne à tour de rôle une grande partie du personnel quand ce n'est pas toute l'équipe.
11:12 Mais l'ambiance de ces permanences a quelque peu été altérée par les recherches en ligne
11:16 qui ont progressivement vidé ces salles de lecture, et notamment depuis la crise sanitaire.
11:22 La raréfaction du public en salle entraîne aussi une transformation du public du lectorat
11:27 et des relations avec celui-ci.
11:30 La figure du généalogiste amateur dont on parlait tout à l'heure
11:33 tend à s'effacer au profit des professionnels, essentiellement des notaires,
11:39 du public étudiant aussi et universitaire,
11:42 et puis par ailleurs du public de citoyens qui viennent pour des recherches cadastrales ou sur des hypothèques.
11:48 Cette reconfiguration du public en salle produit un certain nombre de craintes
11:53 car il peut susciter un inconfort pour certains agents qui sont confrontés finalement à un public
11:59 qui formule des requêtes un peu plus pointues.
12:06 La mise en ligne des inventaires et l'existence des moteurs de recherche
12:10 tend à autonomiser les lecteurs et les lectrices,
12:12 et ces derniers arrivent de plus en plus en salle en ayant préparé leur venue,
12:16 et cette consultation finalement en salle ne requiert pas d'interaction avec les agents qui sont en permanence.
12:22 Ils sont alors désignés par certains agents, donc ces lecteurs, comme des lecteurs fantômes,
12:27 et ce public renvoie aux agents un sentiment d'inutilité, comme nous le voyons dans l'extrait d'Alain.
12:37 Alors à l'inverse de ce public autonome, on a d'autres lecteurs et lectrices
12:41 qui sont moins socialisés aux usages informatiques communs,
12:44 et ils requièrent là un accompagnement complémentaire.
12:48 Les agents signalent alors les difficultés d'une partie du public,
12:51 et notamment les personnes âgées mais pas seulement,
12:53 à mener leurs recherches sur les outils informatiques, en salle.
12:57 L'accompagnement des lecteurs dans l'utilisation générique de l'informatique ou des interfaces logicielles
13:03 éloigne alors les archivistes de leur vrai boulot,
13:06 leurs missions apparaissent alors comme brouillées par ces tâches supplémentaires.
13:11 Regardons maintenant ce que la consultation en ligne produit comme relation avec le public.
13:16 Dans les représentations des archivistes, la mise en ligne des outils de recherche et des fonds
13:20 est synonyme d'un élargissement du public des archives.
13:23 Notre public, nos usagers, ils sont sur internet, ils ne sont pas en salle de lecture,
13:27 nous dit Blandine, membre d'une équipe de direction.
13:30 De ce fait, on accorde une grande importance à ce type de consultation,
13:33 et la finalité d'une diffusion des archives en ligne imprègne l'ensemble du traitement archivistique
13:38 lors du repérage des documents numérisables au cours de la collecte ou durant la phase de classement,
13:44 qui est aussi pensée pour l'internaute.
13:46 Mais la relation à ce public peut alors soit se passer d'interactions avec les agents,
13:52 pour ceux qui ont une autonomie dans la recherche et la consultation en ligne,
13:55 et donc c'est un public qu'on ne voit plus que dans les statistiques.
13:58 De l'autre côté, cette nouvelle relation peut réduire le contact au personnel
14:04 à un nombre très limité d'échanges, très cadré, rationalisé parfois outrance,
14:08 dans le cas de certains logiciels, par exemple de prise en charge des requêtes à distance,
14:13 qui fonctionnent par ticket et ne prévoient que deux échanges dans une séquence,
14:17 ce qui peut mener à des stratégies de contournement par les agents.
14:20 Par ailleurs, il faut former ces publics, car la navigation n'est pas intuitive sur ces interfaces-là,
14:28 la multiplicité des modes d'accès et leurs transformations progressives,
14:32 avec à la fois des procédures de requêtes, des recherches par facettes, des moteurs de recherche,
14:36 et chacun de ces outils évoluants, ça suppose finalement un accompagnement accru des lecteurs à distance.
14:42 Ça passe par la production de guides pratiques, des tutoriels,
14:45 et par la spécialisation aussi d'agents,
14:47 qui consacrent une partie de leur temps à l'accompagnement des internautes en difficulté.
14:51 Et Séverine, ici, nous parle d'une hotline pour certains agents.
14:58 Ces rapports au public sont constitutifs de l'identité du travail,
15:02 et ils façonnent quotidiennement le rapport des agents à leur travail.
15:04 Comme dans d'autres secteurs, on a vu ça dans l'éducation par exemple,
15:08 l'informatisation des services et des relations, avec une accélération brutale pendant la crise sanitaire,
15:13 tend à exacerber les inégalités entre deux catégories de public qu'il faut prendre à charge de façon différenciée.
15:19 Donc ceux qui sont autonomes et qu'on voit quasiment plus en dehors des statistiques,
15:22 et ceux qui ne le sont pas, et qui imposent un travail d'accompagnement supplémentaire,
15:27 qui semble parfois aller au-delà du périmètre d'un travail d'archiviste,
15:31 c'est-à-dire formé à l'usage générique d'un ordinateur,
15:34 ou à des aspects très techniques dans le fonctionnement d'une application.
15:37 Finalement, on voit bien qu'il y a une influence du public en ligne dans l'évolution des pratiques professionnelles,
15:42 que ce soit en salle de lecture ou à distance, mais aussi dans toute la chaîne de traitement.
15:46 Alors si la chaîne de traitement des documents se caractérise par une rationalisation et une technicisation,
15:59 dont Maëlle a pu souligner les effets,
16:02 le travail archivistique se manifeste aussi par une autonomie dans la priorisation des tâches quotidiennes à effectuer.
16:10 Elle se caractérise aussi par des formes d'appropriation par les agents,
16:15 qui se manifestent de manière particulièrement saillante dans leur rapport à l'objet-archive.
16:24 Ce rapport à l'objet, il nous a semblé avoir été peu altéré par l'informatisation et par la manipulation d'archives pourtant numériques.
16:33 Dans nos entretiens, nous avons pu constater que la valeur de l'original, du rare et du précieux,
16:39 persiste pour les documents papier ancien, régulièrement évoqués pour valoriser le métier.
16:45 De notre côté, c'est l'utilité du document d'archives contemporain ainsi que la notion de service public qui a pu être mise en avant.
16:54 Comme dans d'autres espaces de travail, le numérique se voit dans l'équipement de bureau et l'outillage personnel,
17:02 parfois l'usage de smartphones, avec des logiciels de bureautique, des outils de management et des réseaux sociaux.
17:10 Mais il va aussi se déployer dans des équipements spécialisés, des scanners, appareils photo très spécifiques,
17:16 logiciels métiers dont on a parlé, plateformes et sites web dédiés.
17:20 C'est dans cet environnement que les archivistes élaborent les significations de leur relation à l'objet-archive,
17:26 depuis les situations de sélection, de classement ou de travail de conservation, jusqu'à la numérisation des documents.
17:34 Et nous avons pu constater qu'ils mobilisent des registres très divers pour décrire ce que nous avons appelé l'amour des archives,
17:42 constitutif de leur identité professionnelle.
17:45 Le tableau suivant synthétise ces registres sur les documents d'archives.
17:54 Certains renvoient plutôt à des valeurs professionnelles ou liées au métier, notamment le registre de la pépite ou celui du soin.
18:03 D'autres renvoient à des appropriations personnelles ou des appropriations ludiques,
18:09 c'est notamment le registre du familier ou de l'évasion que je vais décrire plus précisément.
18:13 Voyons par exemple le registre de la pépite.
18:16 Dans le travail de sélection, il n'est pas rare qu'un document d'archives soit désigné comme une singularité
18:22 dans une masse routinière de documents jugés peu intéressants ou passionnants.
18:27 Dans ce cas, l'objet archive va susciter l'étonnement, la joie, le dialogue intérieur
18:32 et va engager à interpeller des collègues sur la découverte,
18:36 à extraire l'archive pour la montrer ou la transmettre à la personne en charge de la page Facebook du service
18:43 ou en charge d'une exposition pour diffusion publique.
18:47 Alors voilà un extrait d'entretien de Julien qui travaille au pôle archives moderne et contemporaine.
18:55 Voilà, ça s'est classé en fait.
18:57 Des fois tu vas classer des choses en sachant que tu vas avoir des choses qui ne seront pas forcément consultées,
19:02 qui ont un intérêt historique qui est assez faible finalement.
19:04 Mais au milieu de tout ça, tu vas tomber sur un truc qui a de la gueule et qui va être forcément consulté.
19:10 C'est toujours ça en fait, c'est toujours l'idée que tu classes en espérant tomber sur un truc qui soit bien.
19:15 Ce registre de la pépite se distingue de celui du soin pour lequel le document d'archive est d'abord apprécié,
19:22 manipulé dans la quotidienneté du souci de maintenance et d'entretien des documents jugés fragiles
19:27 à travers une expertise matérielle acquise sur le tas ou bien lors de formation
19:33 et à laquelle l'ensemble des agents des archives participent à des degrés divers.
19:38 L'archive comme évasion se fonde davantage sur une appropriation ludique des documents d'archive
19:43 que sur des valeurs professionnelles.
19:45 Les valeurs professionnelles qui renvoient par exemple à des compétences historiennes
19:50 ou des compétences en paléographie.
19:52 L'archive comme évasion ne renvoie pas non plus, n'est pas liée aux valeurs en lien avec le métier,
19:59 notamment la question de l'attention à la fragilité de l'objet.
20:03 Pour certains agents qui sont en particulier à distance d'une formation académique en histoire,
20:09 manipuler des documents d'une autre époque est perçu et présenté comme l'expérience d'un ailleurs,
20:14 une échappée du quotidien, comme le souligne Sylviane qui travaille au pôle archives anciennes et iconographie.
20:22 Moi de toute façon c'est pour ça que je voulais venir ici parce que j'adore l'histoire,
20:26 même si j'ai pas fait des études d'histoire et tout ça, mais j'adore,
20:29 c'est pour ça qu'ici j'aime bien ces ailleurs.
20:32 L'exploration des fonds est alors susceptible de produire du curieux, de l'insolite, du cocasse,
20:37 de l'extraordinaire qui est valorisable socialement.
20:40 Dans ce contexte, le numérique va produire un rapport plus durable avec ces archives spécifiques.
20:47 Par exemple, dans un des services d'archives départementales étudiées,
20:52 on a pu constater que des agents des archives valorisaient une émission radio qui est en cours de numérisation.
21:00 C'était lié au contenu de cette émission, mais surtout au fait qu'elle soit en cours de numérisation,
21:06 cela entretenait une relation plus quotidienne, plus durable à cette émission.
21:13 Enfin, l'archive comme relevant du familier renvoie une forme d'attachement au document
21:18 qui s'insère dans une appropriation personnelle de l'archive,
21:21 en liant avec un sentiment d'appartenance à un territoire, un quartier,
21:25 à la connaissance personnelle d'une famille, pour les archives notariales notamment.
21:30 Il peut aussi s'agir d'une appropriation en référence à des principes moraux
21:35 relatifs au bonheur ou à la dignité des personnes.
21:38 L'informatisation permet des opportunités de cadrage, d'intensification,
21:44 de mise en relation de ces éléments de sensibilité à l'objet archive,
21:48 que ce soit entre collègues ou avec les publics.
21:50 Elle diversifie les prises sur les objets et les possibilités de les partager,
21:56 notamment dans des dispositifs de médiation culturelle.
22:00 Ces pratiques renouvellent un sentiment d'appartenance fort à la profession archivistique ou au métier,
22:07 et alimentent les façons de les présenter au public.
22:10 Mais l'amour des archives est aussi un lieu de distinction entre les agents
22:14 qui vont mobiliser des expressions et des connaissances très variées,
22:19 plus ou moins proches de savoirs académiques, plus ou moins proches de savoirs d'expérience,
22:23 de valeurs professionnelles, voire en mobilisant des appropriations ludiques.
22:28 Merci.
22:36 L'ensemble des mutations qu'on vient d'évoquer, qui sont induites par les outils numériques
22:40 et par notamment le traitement des archives électroniques,
22:43 mutations dans le rapport au public, on l'a vu, dans le rapport à l'objet archive aussi,
22:47 conduisent à des formes de recomposition du groupe professionnel des archivistes,
22:51 plus ou moins marquées selon les segments d'archivistes.
22:54 Et cela nous a conduit à interroger une éventuelle polarisation de ces légitimités professionnelles
23:00 dans ce monde professionnel, sous l'effet du développement de l'archivage électronique
23:04 et de l'informatisation du travail.
23:06 Nous avons ainsi identifié un premier pôle qui structure ou qui fonde la légitimité professionnelle,
23:13 c'est celui des archives anciennes, puisque l'archiviste en archives anciennes
23:18 demeure une figure professionnelle largement valorisée dans l'ensemble de la profession.
23:22 C'est ce que dit ici un membre d'une équipe de direction, il dit "il y a beaucoup d'archivistes qui",
23:28 alors il précise que ce n'est pas forcément une question de génération d'ailleurs,
23:32 "qui rêvent encore d'archives anciennes".
23:34 Et il précise que les besoins ne sont pas là.
23:36 En dépit des effets induits par la numérisation des documents, par les logiciels métiers, etc.,
23:43 finalement il y a peu de transformation ici, l'archive ancienne constituerait encore le rêve de l'archiviste
23:48 et cela se fonde bien sûr sur leur socialisation professionnelle,
23:52 et notamment pour une partie d'entre elles et eux sur leur connaissance en paléographie,
23:56 mais aussi sur l'idée de valeur du document qui a été suggérée ici juste avant par Hélène.
24:02 La valeur du document ancien, il y a une archiviste notamment qui nous dit
24:07 "c'est déjà une archive pour moi qui a une valeur, parce qu'elle est ancienne,
24:11 elle a déjà un intérêt qu'on voit tout de suite".
24:14 Dans ce contexte, les archives contemporaines sont parfois disqualifiées dans les échelles de légitimité professionnelle.
24:22 Disqualifiées c'est-à-dire que nombreuses sont celles et ceux qui nous ont dit
24:28 ne pas avoir voulu en tout cas en début de carrière entrer dans le monde des archives contemporaines,
24:32 même si ce soit n'est pas toujours réalisable en termes de marché de l'emploi et de logique de poste,
24:38 mais en tout cas souvent on entend, et vous l'avez dans les deux extraits d'entretien ici,
24:44 surtout pas les archives contemporaines, en tout cas c'est la représentation initiale avant d'entrer complètement dans un service d'archives.
24:52 Alors les archivistes contemporains et plus encore, enfin les archivistes des archives contemporaines,
25:00 et plus encore ceux qui sont montés en compétence sur la question des archives électroniques
25:05 ou ceux qui sont experts de l'archivage électronique du fait de leur formation ou de leur socialisation antérieure,
25:12 ne sont pas sans ressources bien sûr pour se construire une légitimité professionnelle dans cet espace.
25:17 Et effectivement on a repéré un deuxième pôle de légitimité
25:22 qui est celui en fait de cette expertise en archivage électronique pour un segment d'archivistes contemporains.
25:28 Dans les institutions, la proximité avec l'archivage électronique devient un des vecteurs de représentation du métier.
25:34 On témoigne bien sûr la multiplication de séminaires, de journées professionnelles ou de littérature professionnelle,
25:40 dont parlait Brigitte en introduction sur ces questions.
25:43 On témoigne ici le timbre commémoratif qu'on vous a mis de l'école Deschartes,
25:48 qui met en symétrie deux formes savantes de l'écriture archivistique, le codage informatique et la paléographie.
25:56 Ces deux formes sont placées sur un pied d'égalité,
25:59 montrant aussi une volonté de valoriser ou en tout cas de transformer les échelles de légitimité justement,
26:06 et de valoriser l'archivage électronique ou la numérisation de série W.
26:11 Ces éléments contribuent d'ailleurs en termes de présentation de soi,
26:15 ça nous a été dit sur le terrain, à dépoussiérer le métier ou en tout cas à transformer pour partie son image.
26:21 En bref, pour les archivistes contemporains, enfin du contemporain, des archives contemporaines,
26:28 désolée je fais des raccourcis, on l'a vu, un ressort de la légitimité c'est la rhétorique du service public,
26:35 du sens du service public.
26:37 On a beaucoup de récits qu'Hélène a évoqués sur l'idée aussi d'aider les citoyens et citoyennes sur des aspects administratifs,
26:45 notamment sur les dossiers de l'aide sociale à l'enfance, on a beaucoup de récits de ce type-là,
26:49 qui valorisent cet aspect-là du travail.
26:52 Mais pour celles et ceux qui ont une expertise sur l'archivage électronique,
26:58 on voit d'autres éléments s'ajouter pour valoriser l'identité professionnelle,
27:04 des éléments qui sont vraiment fortement valorisés au sein du champ.
27:08 Le fait qu'il s'agisse d'une innovation méthodologique et organisationnelle,
27:13 le fait que cela implique la manipulation d'outils techniques très complexes, cela a été dit aussi en introduction,
27:19 et bien sûr aussi le fait de participer au processus de dématérialisation des administrations des services publics.
27:28 Ce dernier point s'observe notamment très fortement dans les rapports avec les services producteurs d'archives
27:34 qui sont dans les collectivités territoriales.
27:37 Vous avez ici l'extrait d'une agente archiviste qui dit que les services nous font vachement confiance sur la dématérialisation,
27:47 et nous appellent, nous sollicitent, et je trouve que cela nous sort de l'image du vieil archiviste qui est dans les vieux papiers.
27:53 Et je trouve que cela nous donne une image plus moderne d'expertise.
27:57 Donc cette légitimité-là, elle se construit aussi dans l'interaction avec d'autres types de services,
28:03 avec aussi, je ne l'ai pas noté, mais avec les DSI aussi, bien sûr, avec la Direction des systèmes d'information des collectivités territoriales.
28:11 Donc pour les archivistes du contemporain, la qualification en archivistique,
28:16 elle vient s'articuler à des compétences numériques qui font d'eux une figure experte de l'archive numérique.
28:23 Enfin, on a étudié jusqu'ici des échelles de légitimité entre périodes, on va dire, d'archives,
28:31 donc entre services au sein même d'un service d'archives.
28:37 Mais ces échelles de légitimité, elles doivent aussi être pensées et articulées à des hiérarchies professionnelles plus verticales,
28:43 plus traditionnelles, en fait, quand on regarde les hiérarchies professionnelles,
28:48 puisque notre recherche montre que les agents et agentes positionnés plutôt en haut de la hiérarchie professionnelle
28:53 peuvent œuvrer et peuvent tirer une légitimité professionnelle à rappeler les missions de la profession
29:00 et à travailler l'autonomie de la profession sur ces enjeux numériques.
29:04 Donc pour les archivistes en position de direction ou de responsabilité d'équipe,
29:08 et plus secondairement pour un segment d'assistants de conservation de catégorie B,
29:13 la dématérialisation de l'État peut constituer un défi et s'engager dans ce défi, dans cette réflexion, et valoriser.
29:21 C'est un défi parce qu'il s'agit de faire des choix structurants pour l'avenir des administrations publiques,
29:26 d'assurer la maîtrise de temporalité longue dans le service public,
29:30 mais il s'agit aussi, bien sûr, de penser l'avenir de la profession par ce biais,
29:35 témoignant aussi ici de l'autonomie professionnelle et en tout cas des enjeux de conservation d'autonomie professionnelle.
29:42 Pour une partie d'entre eux qui bénéficient alors d'une reconnaissance de cette expertise des réformes publiques
29:49 qui concerne la profession dans les séminaires nationaux,
29:53 ou qui occupe une position plus déterminante dans l'association professionnelle des archivistes,
29:58 qui est un poste d'observation important,
30:01 ça va constituer, si vous voulez, la source d'une reconnaissance dans l'espace professionnel à l'échelle nationale,
30:09 entre services, et puis aussi à l'échelle même d'un service.
30:12 J'ai mis ici, mais je ne vais peut-être pas le lire,
30:16 l'extrait d'un entretien d'une assistante de conservation de catégorie B
30:20 qui rappelle bien les enjeux de soutenir l'association professionnelle,
30:25 notamment pour des enjeux de présentation de la profession,
30:28 mais aussi pour des enjeux concrets de faire valoir le point de vue d'archivistes sur des réformes publiques autour de ces enjeux.
30:35 Pardon, je finis juste.
30:38 On voit bien que les enjeux autour de l'informatisation et de l'archivage électronique
30:42 recomposent les légitimités professionnelles et les identités professionnelles.
30:46 Ils ne transforment pas complètement le cœur de métier qui est décrit dans cet espace professionnel par les 4 C,
30:53 la collecte, le classement, la communication et la conservation,
30:56 mais ils peuvent venir asseoir la légitimité d'un segment professionnel
31:00 en position de penser sur le long terme les enjeux de dématérialisation de l'État,
31:05 la pérennité, la conservation des preuves historiques et juridiques,
31:08 le processus de transformation numérique du travail archivistique, etc.
31:13 Donc on voit bien que la légitimité professionnelle s'acquiert aussi autour des outils numériques et des archives électroniques.
31:20 Au terme de cette présentation, on voit combien l'introduction des techniques numériques
31:29 a produit une large gamme d'effets sur les pratiques professionnelles des archivistes départementaux.
31:35 En ce qui concerne le rapport au public, la mise à disposition à distance des documents d'archives
31:41 et des instruments de recherche engendre de nouvelles tâches archivistiques
31:45 et la fonction de communication des documents se distribue dans une diversité de canaux de requêtes et de réponses.
31:51 Les multiples facettes de la fonction archivistique de diffusion constituent une gamme d'actions
31:56 qui s'élargit encore avec les missions de valorisation des fonds
32:00 et la différenciation des fonctions de médiation culturelle.
32:03 Ainsi, les missions de communication archivistique se voient investies par des ressources numériques
32:08 qui renouvellent un sens déjà marqué du service public.
32:12 La session sur les publics de cet après-midi nous permettra d'inscrire cette conclusion
32:16 dans une réflexion plus globale sur les reconfigurations des pratiques d'accueil des publics
32:20 dans des contextes non seulement marqués par l'essor des usages professionnels des outils numériques,
32:25 par la circulation accrue des œuvres, mais également par les injonctions à l'augmentation et à la diversification des publics
32:32 et par le poids de ce qu'on appelle l'impératif participatif.
32:36 Du côté du rapport à l'objet, le numérique a concrètement transformé la matérialité de l'archive.
32:41 Toutefois, l'enquête montre que les images de la profession qui animent les archivistes
32:45 ne sont finalement que peu affectées par l'essor des archives numériques et numérisées.
32:51 L'objet archive, entendu comme un objet matériel rare, exceptionnel ou précieux,
32:56 et les émotions qui sont liées à sa manipulation,
32:59 restent des éléments prédominants de la présentation de soi des archivistes.
33:03 Le questionnement autour de cet aspect sera prolongé cet après-midi,
33:07 dans le cadre d'une session dans laquelle interviendront des chercheurs
33:12 qui ont travaillé sur le rapport aux objets culturels et patrimoniaux dans d'autres univers professionnels.
33:17 Il nous semble ici important de rappeler aussi que ces transformations,
33:22 que les transformations que nous avons documentées et analysées,
33:25 ne sont pas de simples effets ou impacts d'une technique qui serait perçue comme extérieure au groupe.
33:32 En fait, c'est à la fois une profession qui est façonnée par le développement des nouveaux outils de travail
33:38 et de nouveaux supports dans la mise en œuvre locale de directives nationales
33:42 qui inscrivent le numérique comme une modalité de la réforme de l'État,
33:46 mais c'est aussi une profession qui façonne ses outils et ses supports.
33:50 Les pratiques nouvelles sont indigénisées, appropriées, dans une logique professionnelle
33:56 qui, elle, change assez peu, ou du moins pas spécifiquement sous le poids du numérique.
34:01 Les tâches et missions principales du métier d'archiviste demeurent,
34:05 et cette appropriation participe d'une adhésion générale aux différentes composantes du processus numérique du métier.
34:13 Dans les services d'archives départementales,
34:16 cette transformation constitue finalement un horizon mobilisateur pour l'ensemble du groupe.
34:22 Le numérique se constitue donc en un enjeu central dans la redéfinition de la profession,
34:29 sans pour autant la déstabiliser radicalement.
34:32 Dans ce contexte, nous sommes curieux aussi de découvrir la manière dont d'autres métiers de la culture et du patrimoine
34:38 ont été reconfigurés par la réforme de l'État,
34:42 que ce soit en termes d'organisation du travail ou de reconfiguration des groupes professionnels,
34:47 induites donc par une combinaison de démarches liées à la réforme publique.
34:51 Nous vous remercions de votre écoute et nous attendons vos questions.
34:55 Merci.
34:57 (Applaudissements)
34:59 (...)
35:01 (...)
35:03 (...)
35:05 (...)
35:07 [SILENCE]