• il y a 10 mois
Interview ou reportage d'une émission cinéma produite par CANAL+ autour d'un film disponible sur CANAL+ ou sortant en salles, un événement ou une actualité du 7ème Art
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Transcription
00:00 La zone d'intérêt de Jonathan Glaser avec Christian Friedel et Sandra Hüller
00:05 décrit le quotidien idyllique du commandant d'Auschwitz et de sa femme
00:09 dans une maison avec jardin attenante au camp d'extermination.
00:12 C'est un film radical où l'horreur reste hors champ, Marie.
00:16 Oui, alors elle est hors champ derrière ce mur qui est tout à la fois
00:20 extrêmement physique et symbolique évidemment,
00:23 une séparation bien incommode entre la vie de famille dans un jardin merveilleux
00:28 et puis la mort industrialisée juste derrière qui est malgré tout omniprésente.
00:34 D'abord parce que c'est un film qu'on vient voir avec ses connaissances,
00:37 avec les images qu'on a déjà dans la tête.
00:39 Et puis c'est un film qui est par ailleurs baigné dans une bande son épouvantable,
00:47 pour le coup vraiment horrifique, de hurlements, de coups de feu, etc.
00:52 Donc en fait, il y a comme une dissociation entre ce qu'on voit et ce qu'on entend.
00:58 Ce sont deux histoires différentes qui se rejoignent dans le film,
01:03 avec un film qui est, tu l'as dit, radical, qui est vraiment un film de dispositif.
01:07 C'est-à-dire qu'il y a cette maison qui est un pavillon propret, très agréable,
01:12 qui a été truffée de caméras fixes selon un principe qui emprunte à la télé-réalité véritablement
01:18 et qui crée un décor pour les acteurs qui ne ressemblaient pas à un plateau de cinéma.
01:23 Ils n'ont pas le metteur en scène sous les yeux, il n'y a pas de technicien.
01:25 Ils ont le champ libre à 360 degrés pour jouer parfois tous en même temps,
01:30 puisque Jonathan Glaser était dans une régie extérieure
01:34 et parfois il y avait les dix caméras qui tournaient.
01:37 Et donc ça crée quelque chose d'inédit, en tout cas dans cette représentation.
01:43 Alors ils ne veulent pas qu'on voit d'extraits.
01:44 On a deux minuscules séquences qui sont des séquences d'extérieur.
01:47 Elles sont intéressantes aussi parce que là aussi, il y a toute une réflexion éthique,
01:51 on y reviendra, sur comment filmer ces gens,
01:56 c'est-à-dire avec une distance, une mise à distance critique.
02:00 - C'est notre maison, Rudolf.
02:05 On vit comme si on nous avait toujours appelés amis.
02:10 Depuis que nous sommes 17, nous sommes mieux que nos amis.
02:12 - La zone d'intérêt, c'est 40 km2 autour du camp.
02:15 Et donc il y a ces endroits merveilleux de cours d'eau, de forêt.
02:19 Ça a été tourné vraiment sur les lieux, c'est-à-dire à 100 mètres du camp.
02:24 On a un autre extrait très, très court qui se passe dans le jardin
02:28 où Edwige Euss reçoit sa mère et lui fait visiter son petit paradis.
02:32 - C'est le lager.
02:33 - Oui, c'est le lager.
02:35 - Alors là, on a aussi planté des vins pour que ça grasse,
02:38 pour que ça ne se voit plus.
02:40 - Peut-être que c'est le supermarché.
02:42 - Qui a fait ça ?
02:44 - Et en même temps, la mort, on en parle, on l'entend, on ne l'oublie jamais.
02:49 Le film est une épreuve, il est terrassant et pour moi extrêmement important.
02:55 - Il est important et puis surtout ce qui est intéressant,
02:57 c'est qu'il va bien au-delà de la reconstitution ou du questionnement historique,
03:00 quand bien même ce sont aussi des questions très importantes.
03:02 Comment est-ce qu'on fait Frenchy Schorsch et les nazis ?
03:04 Eh bien, il faut se rappeler un peu ce que disait un historien français
03:07 qui est assez passionnant sur la question, Johann Chapoutot, qui disait
03:10 "N'oublions pas que ce sont des gens de notre temps et de notre lieu en fait."
03:13 Les allemands de l'époque.
03:14 Et ça, on le voit parce que ce dispositif de télé-réalité,
03:17 il annule une grande partie de la distance.
03:19 On est dans un sentiment d'hyper-réalité qui nous donne à voir quelque chose,
03:22 c'est qu'en fait, ces gens ne sont même pas des gens dans le déni,
03:24 en fait, ils savent très bien ce qu'ils font.
03:26 Ce sont des gens qui ont accepté de négocier avec eux-mêmes et de se corrompre.
03:29 - La banalité du mal, hein, dans la rêve.
03:31 - La matérialité du mal.
03:32 La matérialité, c'est parce qu'on a les jours roses, le ventre bien rempli
03:36 et une piscine que finalement, ce hors-champ qui n'est pas tout à fait un hors-champ,
03:40 et ça, c'est passionnant dans le film parce que oui, bien sûr,
03:42 il y a la majorité des séquences où l'horreur est un hors-champ,
03:44 mais en réalité, il y a énormément de scènes où ça s'infiltre,
03:48 où on devine la fumée du camp,
03:49 où on aperçoit ce qu'il y a un petit peu par-delà les murs.
03:52 Et puis, ce son, ce mixage sonore qui fait qu'en réalité,
03:56 on réalise au bout d'un moment, au bout de quelques minutes,
03:57 enfin plutôt quelques dizaines de minutes de film,
03:59 que ce n'est pas hors-champ.
04:00 Je me suis moi-même spectateur, comme ses protagonistes,
04:04 préparé à repousser ça loin de moi ou à me dire que c'était loin de moi.
04:07 Et vraiment, le film a une capacité à nous plonger dans ce que c'est que la corruption,
04:12 les horribles arrangements qu'on fait avec le mal, qui est sidérante.
04:15 - Il y a le mal qui s'infiltre, comme tu dis,
04:17 sous la forme aussi de choses de l'extérieur qui viennent jusque dans la maison,
04:21 notamment par exemple cette scène où Edwig reçoit des manteaux de fourrure qu'on lui apporte
04:25 et on devine très bien d'où ils viennent.
04:26 - Mais c'est effectivement nous qui recréons.
04:28 - C'est ça, on recrée complètement et ça vient aussi...
04:31 Je trouve que c'est passionnant ce que fait Sandra Uller, par exemple, dans le film.
04:34 Si on le met en regard avec « Anatomie d'une chute » où elle jouait une femme qui était comme ça,
04:39 la victime de l'institution judiciaire qui s'amusait à disséquer sa vie
04:43 pour la rendre la plus vulnérable possible.
04:45 Et là, au contraire, elle va jouer vraiment sur son physique, sur sa blondeur, sa pâleur,
04:50 ses traits anguleux et fins pour composer un personnage extrêmement froid, extrêmement cruel,
04:54 alors qu'elle est pourtant même plongée dans un paradis idyllique.
04:57 - Et puis il y a aussi dans ce dispositif-là des sortes de fulgurances fantastiques, des fugues,
05:03 où on voit une adolescente qui... Je vous vois faire la tête.
05:07 Où il y a une adolescente qui vient cacher des pommes avec le récit d'Ansel et Gretel.
05:10 - Ça, c'est en caméra thermique.
05:12 - En caméra thermique.
05:13 - Oui.
05:13 - Il y a une sorte d'inhumanité inversée d'humanité, du coup, dans ce cadre-là.
05:18 - Je sais pas.
05:19 - Je sais pas.
05:20 - Il fait ta mauvaise tête.
05:21 - Non, je...
05:22 - Non, c'est vrai qu'on sait pas.
05:23 - Je sais pas exactement.
05:25 D'abord, je vois quand même...
05:28 Quand même, il y a une...
05:29 Enfin, il y a beaucoup de films qui sont apparus ces dernières années
05:33 où on se pose la question de la représentation de la Shoah.
05:36 On en avait parlé à propos du Fils de Saul de Naslone Metz, par exemple,
05:39 qui se posait la question du hors-champ, du flou, de la profondeur de champ.
05:43 Là, c'est vraiment la question du son.
05:45 Moi, la question du son, elle m'a posé un problème, effectivement,
05:47 parce que je trouve ça très arbitraire aussi de recréer un son.
05:50 Donc, je me suis posé des questions de cinéma pendant le film.
05:53 - Est-ce que c'est un film sur la Shoah ou un film sur le nazisme ?
05:55 Parce que c'est un peu différent.
05:56 - Après, vous parlez...
05:58 Alors oui, moi, je l'ai...
06:01 Je l'ai vraiment pris comme un film sur notre époque.
06:02 Je l'ai vraiment regardé en miroir.
06:03 C'est-à-dire que j'avais l'impression d'un film
06:05 qui était en train d'interroger ma propre indifférence.
06:08 Pour moi, le son, c'est comme le son de la radio
06:10 qui diffuserait des nouvelles extrêmement...
06:13 Enfin, de ce qu'on entend tous les jours à la radio en ce moment.
06:14 - Mais ça, c'est parce que vous n'avez pas d'empathie.
06:16 - Non, mais j'étais comme ça.
06:18 Mais le film a très peu agi sur moi.
06:21 Et surtout, je vais vous dire, en tant que spectateur.
06:23 C'est-à-dire que, assez rapidement, j'ai vu le dispositif du film,
06:26 ce dispositif sonore, ce dispositif d'hyperréalisme dont vous parliez.
06:29 Et très vite, le film m'est apparu, moi, en tant que spectateur,
06:32 pendant deux heures, très monotone, très interminable.
06:35 Parce que j'avais l'impression qu'il ne faisait que répéter quelque chose
06:38 qui était apparu dès la première scène.
06:40 Donc, la stimulation que ce dispositif musical devrait avoir sur moi
06:43 n'était pas extrêmement puissant.
06:45 - Mais je suis d'accord avec Frédéric, c'est le problème des films dispositifs.
06:47 C'est-à-dire qu'à partir du moment où le dispositif est rodé,
06:49 il y a une sorte de vitesse de croisière qui est un peu...
06:52 On a compris, en fait, il n'y a presque pas besoin de faire le film.
06:55 Et il y a une facilité dans le glazure, au sens où
06:58 on a l'impression de voir le film terminal sur la Shoah,
07:02 l'anti-Ilise de Schindler absolue,
07:04 et que finalement, il n'y avait plus que ce film à faire
07:06 et que Glazer l'a fait.
07:08 Alors, il y a un truc qu'il fait à la fin du film
07:11 qui me questionne vraiment,
07:13 et qui me fait dire que, vraiment, là, Glazer a vraiment...
07:18 On sait qu'il fait le dernier film possible sur la Shoah,
07:20 même si, évidemment, il y en aura d'autres.
07:21 Il fait un truc qu'on ne peut pas révéler,
07:23 mais qui laisse penser que, pour lui,
07:25 peut-être que, selon lui, la Shoah est une sorte de mémoire morte,
07:30 quelque chose qui est presque derrière des vitrines,
07:33 dans un musée, et que, quelque part,
07:36 il n'y a presque plus d'affect qui est lié à ça.
07:38 Je pense qu'il a ce point de vue-là, très pessimiste,
07:41 sur son sujet, et il nous dit aussi que, quand même,
07:45 la Shoah est le sujet le plus arty possible.
07:47 C'est aussi un film qui dit ça.
07:49 Et donc, il y a peut-être quelque chose qui serait,
07:52 là encore, de l'antispilbergisme, au sens où
07:54 c'est presque un film sans affect sur ce sujet-là.
07:57 Et j'ai un ami qui me disait devant le film,
07:59 "J'ai l'impression que c'est mes livraisons Amazon, ce film.
08:01 Ça parle de ma vie, de mon quotidien."
08:03 Il y a vraiment cette dimension-là, et Glazer l'a dit,
08:05 il a dit que ce n'est pas un film sur la Shoah,
08:07 c'est un film sur le présent.
08:08 Et c'est vrai qu'on pense beaucoup à ceux que sont devenus nos existences,
08:12 c'est-à-dire des vies qui se font toujours sur fond de hors-champ.
08:15 - Est-ce qu'on ne serait pas ces personnes que l'on voit comme des...
08:16 - C'est-à-dire qu'on s'arrange tous du hors-champ,
08:18 d'un hors-champ qui est aujourd'hui d'actualité.
08:20 - Et puis là où le film, justement, dans cette dernière partie,
08:22 et avant son épilogue à proprement parler,
08:24 là où il me semble qu'il brise le dispositif,
08:27 certes très mécanique qui a existé avant,
08:30 il me semble qu'il le brise justement en nous disant ce truc
08:32 qui pourrait sembler un peu théorique, mais qu'il arrive à incarner,
08:34 de dire qu'en fait il y a un continuum entre ce moment de l'histoire
08:37 et notre présent, c'est qu'en fait ces gens-là,
08:40 absentés, leurs victimes de leur quotidien,
08:42 pour essayer de ne pas les voir, de ne pas les percevoir,
08:44 eh bien nous, finalement, nous les absentons aussi,
08:46 et elles ne sont plus que des éléments muséaux,
08:48 derrière des fenêtres, jusqu'au bruit, jusqu'à la bande-son du film
08:51 que vous avez pris comme la bande-son de cet abominable camp d'extermination,
08:56 qui finalement devient partiellement, dans cette conclusion,
08:59 le bruit d'un aspirateur.
09:00 Et il y a là-dedans, je trouve, quelque chose d'assez vertigineux,
09:03 d'assez intelligent, et que le film arrive à porter,
09:06 et qui justement, pour moi, va très au-delà du simple dispositif.
09:08 - Mais à quel film on pourrait le relier, ce film-là ?
09:12 - Ce qui est intéressant, c'est de le relier à tout un corpus de films,
09:17 sur la représentation de l'extermination des Juifs d'Europe,
09:21 avec à la fois tous les interdits, qui seraient, pour aller vite,
09:25 fixés par Lanzmann, avec cette vision définitive de pas de reconstitution,
09:30 pas d'acteur, pas de figurant maigre pour jouer des déportés, etc.
09:34 Et en même temps, cette artificialité reconnue,
09:38 c'est-à-dire qu'il est allé avec des acteurs et des caméras,
09:40 donc voilà, qu'est-ce qu'on peut filmer, qu'est-ce qu'on ne peut pas filmer ?
09:43 Moi, il me semble que le film se pose sans arrêt la question,
09:45 en tout cas, il me la pose à moi, et qu'au-delà du film lui-même,
09:50 il est passionnant d'y réfléchir sans cesse et de se dire, par exemple,
09:54 est-ce que ce film-là va parler à des gens qui ne sauraient rien ?
09:57 Et il y en a plein dans le monde, qui ne sauraient rien de la Shoah,
10:00 qui ne connaîtraient pas l'histoire.
10:01 - Est-ce qu'on peut se recréer ? C'est intéressant.
10:02 - Qui ne sauraient rien de Lojewicz ?
10:03 Et les reproches qu'on a faits, et que je fais moi la première
10:08 à la liste de Schindler, c'est-à-dire un suspense sur une scène de douche
10:13 dans une chambre à gaz.
10:16 Voilà, quelle fiction va-t-on imaginer pour un public jeune,
10:20 pour un public peut-être pas instruit, dans un monde où la question
10:25 du documentaire va se poser de plus en plus, puisque les derniers témoins
10:28 sont en train de mourir, donc la question de la fiction va se poser
10:31 de plus en plus, et on va en voir, et on en voit déjà, qui font n'importe quoi,
10:37 et qui ne se posent pas, justement, ni d'interdit, ni de réflexion,
10:41 ni de question sur cette représentation-là.
10:43 Et juste un truc, c'est que c'est une fiction, c'est une question,
10:46 pardon, la fiction de la Shoah, qui date de 1947.
10:51 Le premier film de fiction tourné à Lojewicz même, c'est par une survivante,
10:56 une Polonaise, qui tourne la dernière étape en 1947, le film sort en 1949.
10:59 Elle a été reconstituée à Lojewicz-Birkenau, la détention qu'elle avait vécue.
11:07 - Mais est-ce qu'on peut le rapprocher de Salo, par exemple, de Pasolini ?
11:10 - Oui, j'ai beaucoup pensé à Salo, il y a plein de points communs.
11:12 Alors, il y a beaucoup aussi de choses qui distinguent Salo de Pasolini,
11:15 qui est donc son dernier film avant que Pasolini se fasse assassiner.
11:20 Pasolini, lui, filme l'horreur, alors que Glazer la maintient hors champ.
11:24 Mais les points communs, c'est que déjà, on a l'impression d'une sorte de terminus du cinéma,
11:27 c'est-à-dire que ce n'est même pas des fictions.
11:30 Glazer, c'est un film avec des acteurs qui ne...
11:33 On pourrait y voir une fiction, mais pour moi, c'est des acteurs
11:35 qui restent des acteurs pendant tout le film.
11:37 Et puis, Salo, on a souvent dit que Salo avait ouvert le cinéma à l'art contemporain,
11:42 au dispositif, et Glazer se retrouve vraiment dans cette lignée-là installée par Pasolini.
11:47 Et puis, en fait, ces deux films qui ne seraient pas intéressants
11:51 si on voyait juste à l'intérieur des sortes de dénonciations
11:54 ou de films sur le fascisme pour Pasolini et sur le nazisme pour Glazer,
11:59 c'est deux cinéastes qui ont utilisé le fascisme et le nazisme comme métaphore du présent.
12:03 Et c'est comme ça qu'ils le... Et pour moi, c'est la chose la plus intéressante.
12:06 Sinon, si on en fait juste des films sur la Shoah et le fascisme,
12:10 je trouve qu'il manque quelque chose.
12:12 Et c'est comme ça qu'il faut les regarder comme des métaphores, en fait.

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