• il y a 10 mois
Le grand reporter Luc Lacroix est parti à la rencontre des blessés russes que le Kremlin cache. Un reportage saisissant diffusé sur France 2

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00:00 Bonjour Luc Lacroix, ce sont effectivement des images très rares que vous ramenez de
00:04 Russie après bientôt deux ans de conflits.
00:07 Vous avez pu vous entretenir avec des combattants, avec leurs proches.
00:09 On sait que c'est un pays difficile d'accès aujourd'hui, surtout pour les journalistes
00:13 qui veulent interroger la population parce que Vladimir Poutine contrôle tout ce qui
00:17 se dit.
00:18 Comment avez-vous obtenu les autorisations de tournage ?
00:21 Alors en fait c'est le fruit d'un long travail.
00:23 Moi j'étais correspondant et avec le bureau de Moscou on a travaillé pendant très longtemps.
00:27 On a réactivé tous les contacts qu'on s'était fait pendant ces années de guerre
00:32 qu'on avait déjà vécues, des gens qu'on avait rencontrés, parfois qu'on n'avait
00:35 même pas interviewé à l'époque.
00:37 On les a tous sollicités.
00:39 C'est donc ce travail-là qui a payé.
00:41 On a appelé, on a passé beaucoup de coups de fil et on a surtout travaillé en quelque
00:45 sorte très vite.
00:46 C'est-à-dire que dès qu'on avait une piste, on y est allé un peu à l'ancienne
00:49 en voiture et on est allé à leur rencontre de ces gens, on leur a parlé.
00:53 Et puis dès que c'était fini, on passait tout de suite à une autre histoire.
00:56 On ramassait un peu tout ce qu'on pouvait sans trop savoir à quoi ça allait ressembler
01:00 à la fin en se disant "Voilà, ces paroles il faut les recueillir".
01:03 Et puis voilà, c'est comme ça qu'on a trouvé ces histoires.
01:06 Mais vous étiez toujours surveillé, accompagné par des hommes du pouvoir ?
01:10 Alors à ma connaissance on n'était pas suivi.
01:12 Moi je ne m'en suis en tout cas pas rendu compte.
01:14 On sait très bien qu'en Russie, s'ils veulent savoir où on est, où est-ce qu'on
01:17 fait, bien sûr ils en ont la possibilité.
01:19 Mais moi je n'ai pas ressenti de pression directe.
01:22 En tout cas je ne les ai pas vus.
01:23 Après il faut être prudent et faire attention notamment aux interlocuteurs avec qui on va
01:29 parler.
01:30 Mais moi je n'ai pas vu ça.
01:31 Après il y a des endroits très précis où on était accompagné, notamment dans
01:34 un centre de réhabilitation.
01:36 Ça faisait des semaines qu'on essayait d'aller y tourner.
01:39 Et là, vraiment, il y avait quelqu'un du ministère local de la santé qui était
01:43 là, qui nous attendait, qui nous a suivi pendant tout notre reportage et qui est même
01:46 intervenu.
01:47 Ça c'est le centre qui accueille des blessés à la fois physiques et psychologiques ?
01:51 Exactement, c'est celui-là.
01:52 Justement, on va écouter un extrait.
01:53 Il y a un soldat blessé qui est là et qui vous explique sa difficulté à se réadapter
01:59 à la vie civile.
02:00 J'ai eu une commotion et un traumatisme colossal par un obus.
02:07 Un obus m'a touché, un éclat d'obus est rentré dans ma tête.
02:12 Ici, ça contribue beaucoup à notre réhabilitation après l'opération militaire spéciale.
02:18 Pour moi, le plus dur, c'est revenir auprès de ma famille.
02:23 Autrement dit, ma famille ne me comprend pas très bien.
02:26 C'est-à-dire ?
02:27 C'est-à-dire…
02:28 Les gars, je vais vous interrompre là.
02:34 Excusez-moi, mais je vous demande de couper la partie où il dit que l'adaptation est
02:37 dure pour lui.
02:38 Je ne voudrais pas que vous ne laissiez au montage que le moment où il dit que son
02:42 adaptation se passe mal.
02:43 Alors, Luc Lacroix, on ne comprend pas bien en fait.
02:46 Quel est le problème ?
02:47 Pourquoi la direction interrompt l'entretien ?
02:49 Parce qu'ils ont peur.
02:50 Ils ont peur de renvoyer une mauvaise image.
02:53 Ils ont peur probablement de se faire taper sur les doigts par je ne sais qui qui est
02:56 au-dessus d'eux parce qu'on aurait laissé passer une parole discordante.
03:00 Ce qui est intéressant, c'est que ce soldat commence par dire "ici, on s'occupe bien
03:03 de nous".
03:04 Il est plutôt content.
03:05 Mais dès qu'il commence à dire "c'est difficile de retrouver ma famille parce qu'il
03:08 y a des problèmes etc.", ils interviennent.
03:10 C'est assez typique de la Russie d'aujourd'hui où il ne faut vraiment rien qui dépasse.
03:15 Il y a parmi les soldats russes des professionnels, des volontaires et puis des hommes comme vous
03:22 j'ai envie de dire qui ont été contraints d'aller au front.
03:26 Est-ce que tous défendent aujourd'hui la position de Poutine ?
03:29 Est-ce que tous défendent cette guerre ?
03:31 Non, ce n'est pas le cas.
03:33 Ils disent souvent "c'est comme ça, c'est le destin, c'est pour ça qu'on y va,
03:37 il a fallu y aller".
03:38 Ils utilisent souvent ce terme-là "il a fallu y aller" et on ne comprend pas toujours
03:42 très bien si c'est parce que c'est une nécessité et ils croient en ce que raconte
03:47 Vladimir Poutine ou si c'est parce qu'il y a un ordre et que déserter en Russie, c'est
03:51 risquer la prison.
03:52 En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'ils n'ont pas eu le choix.
03:54 Il y a des hommes, pour échapper à cette mobilisation, c'est quand même 300 000
03:58 hommes qui ont été mobilisés en Russie, la seule solution c'était de quitter le
04:01 pays et c'est ce qui s'est passé à l'automne 2022.
04:04 Vous vous êtes rendu dans un hôpital où sont soignés des soldats blessés.
04:07 Ça c'est vraiment exceptionnel parce que finalement le Kremlin cache ses échecs.
04:12 Il ne veut pas montrer.
04:13 Il ne parle pas des pertes humaines et il ne parle pas des blessés non plus.
04:15 Non, on ne les voit jamais ces blessés.
04:18 Surtout quand on est un média occidental, on ne vous laisse jamais d'habitude accéder
04:22 à ces blessés.
04:23 Quand on les voit de temps en temps à la télévision russe, c'est toujours pour
04:25 montrer qu'ils vont bien, qu'ils sont en uniforme, assis sur le lit et c'est pour
04:29 raconter un des exploits qu'ils ont fait.
04:32 On ne les voit jamais comme ça.
04:33 Il y a un des hommes qu'on a rencontré, le matin même, il était sur le front.
04:37 Il a 22-24 ans.
04:38 C'est quelqu'un qui vivait à 3000 kilomètres de là.
04:43 Il était tellement loin de cette guerre et il se retrouve là.
04:46 Le matin même, il y a un drone kamikaze qui est arrivé sur le char où il était et il
04:50 a perdu sa jambe.
04:51 Sa vie est détruite parce qu'il vient d'une région très pauvre.
04:54 Il était conducteur d'engin.
04:56 On se demande quelle sera sa vie après.
04:58 Et eux, ils nous ont parlé, j'ai eu l'impression, avec plutôt une certaine franchise.
05:02 C'était des hommes mobilisés.
05:03 Certains nous disaient avec cette formule « je ne brûle pas d'envie d'y retourner ».
05:07 C'est souvent comme ça qu'ils nous disent les choses.
05:10 C'est un euphémisme.
05:11 C'est un euphémisme.
05:12 En tout cas, c'est comme ça qu'ils voulaient nous le dire.
05:13 Il y a des femmes aussi qui témoignent dans votre reportage.
05:16 Des femmes de soldats alors qu'elles n'ont pas le droit de parler.
05:19 Vous ne les mettez pas en danger en les interrogeant ?
05:22 Alors, elles, elles partagent déjà leurs actions, leurs propos sur les réseaux sociaux.
05:27 Donc, on ne les met pas plus en danger.
05:30 Elles contrôlent très bien aussi ce qu'elles disent.
05:32 C'est-à-dire que, notamment l'une d'entre elles, elle dit « moi je soutiens la guerre
05:37 mais je veux que ce soit des professionnels qui fassent la guerre, ce ne soit pas nos
05:40 maris ». Donc, elles connaissent très bien les lignes.
05:42 Même si, même quand on connaît les lignes, en Russie, on se met en danger.
05:47 La preuve, c'est que quelques semaines après notre reportage, on va à proximité du Kremlin.
05:52 Elles vont poser des fleurs sur la tombe du soldat inconnu.
05:54 Et elles ont en quelque sorte le droit puisque ce sont les femmes de ces combattants.
05:58 Donc, elles ont le droit d'aller là-bas, entre guillemets, dans la vision russe des
06:01 choses.
06:02 Et donc, quelques semaines après qu'on y soit allés, les journalistes qui filmaient
06:05 cela, eux ont été interpellés.
06:08 La même chose que vous.
06:09 La même chose que nous.
06:10 Et ils ont été interpellés.
06:11 C'est d'ailleurs pour ça que nous, on l'avait filmé avec des téléphones pour
06:13 être plus discret, pour prendre le moins de risques possibles.
06:16 Et puis, il y a l'après.
06:17 Après la guerre, quand ces hommes reviennent pour une permission, alors qu'ils ne peuvent
06:20 plus aller sur le front parce qu'ils sont trop amochés, le retour à une vie normale
06:24 est-il possible ? On voit dans votre reportage que certains se mettent à boire, deviennent
06:29 violents, tuent parfois même.
06:30 Oui, c'est le début.
06:33 C'est pour ça qu'on a fait ce reportage.
06:34 En fait, c'est ce qui a été le déclencheur.
06:36 Il y a maintenant près d'un an, on était dans un hôtel à Donetsk et on essayait de
06:41 faire des reportages et rien ne marchait.
06:43 Donc, on passait du temps à l'hôtel à passer des coups de fil, à aller voir des
06:46 gens, etc.
06:47 Et dans cet hôtel où nous étions, on a vu deux hommes qui étaient là, fracassés
06:52 par cette guerre.
06:53 Un, il avait eu une commotion et donc, il était à moitié sourd.
06:55 Il nous parlait, il voulait nous parler, mais il ne nous entendait pas.
06:58 Et un autre, qui était complètement perdu, qui se promenait en pyjama dans les couloirs
07:03 et qui avait vraiment perdu tout, qui était devenu fou à cause de cette guerre.
07:08 Et tous deux étaient dans cet hôtel.
07:09 Et là, on s'est dit qu'il y avait quelque chose qui se passait.
07:14 En tout cas, cette guerre avait des conséquences visibles et invisibles.
07:19 Et c'était ça qu'on voulait raconter.
07:20 Les pires, j'ai envie de dire, ce sont ceux qui ont combattu au sein de la milice Wagner,
07:24 non ?
07:25 Alors, la particularité de ceux qui ont combattu dans la milice Wagner, c'est qu'une
07:27 partie d'entre eux sortait de prison.
07:28 C'était des criminels qu'on est allé chercher, que Yevgeny Prigozhin lui-même,
07:32 à l'époque, il y a maintenant plus d'un an, le chef de la milice Wagner qui depuis
07:36 est mort, est allé chercher en prison même.
07:39 Et il leur a proposé un deal qui était "vous allez combattre dans ma milice pendant six
07:45 mois et en échange, vous aurez la liberté, vous ne purgerez pas votre peine".
07:48 Et donc, eux, ils reviennent.
07:50 D'abord, c'était parfois des criminels qui sont passés par la prison.
07:54 Et on sait que la prison en Russie est aussi quelque chose de très difficile.
07:59 Il y a des tortures en prison, etc.
08:00 Ensuite, ils sont allés sur le front.
08:01 Ils sont revenus chez eux, sans accompagnement, auréolés de leur statut de héros de la
08:06 guerre.
08:07 Et certains d'entre eux ont commis des crimes de nouveau.
08:10 Ils ont tué de nouveau.
08:11 Vous, Luc Lacroix, vous étiez correspondant en Russie quand la guerre a éclaté.
08:16 Vous y êtes resté à peu près un an et demi après le début du conflit.
08:20 Comment on quitte ce pays ? Dans quel état on est ?
08:25 Parce que vous êtes journaliste, mais vous êtes un homme aussi.
08:28 Alors, on ne le quitte pas tout à fait.
08:29 C'est d'ailleurs pour ça que je continue à faire ce reportage pour Envoyé Spécial.
08:33 C'est bien sûr difficile de sentir qu'on laisse des gens là-bas, des gens qu'on
08:39 a rencontrés par hasard sur le terrain, des anonymes, mais aussi une équipe, l'équipe
08:44 du bureau de Moscou, qui m'a pendant ces années énormément aidé, qui fait un travail
08:49 formidable, qui continue de le faire, avec Anne Ponsiné qui m'a remplacé.
08:53 Donc oui, on a un petit pincement au cœur.
08:55 On ne sait pas trop ce qu'on en garde de ça.
08:57 C'est ça pour moi la vraie question.
08:59 Je ne sais pas ce que je garde de ces années.
09:00 Mais vous avez besoin d'y retourner, visiblement.
09:02 Il y a encore des histoires à raconter.
09:04 Donc j'ai ce besoin-là.
09:06 Et après, il faut aussi passer en partie à autre chose.
09:09 Il faut préciser quand même que la Russie, ça reste un pays extrêmement dangereux
09:12 pour les journalistes.
09:13 Bien sûr.
09:14 Il y a par exemple Evan Gershkovitch, qui est journaliste au Wall Street Journal.
09:18 Pendant longtemps, nous les correspondants étrangers, on a pensé que le pire qui pouvait
09:20 nous arriver, c'était d'être expulsé.
09:22 Ce qui n'est pas agréable.
09:23 Mais bon, moi, j'ai une vie en France aussi.
09:25 Être expulsé de Russie, ce n'est pas ce que je voulais.
09:28 Mais c'est supportable.
09:30 En revanche, aller en prison, c'est quelque chose de bien pire.
09:32 Et Evan Gershkovitch, correspondant du Wall Street Journal, a été arrêté il y a maintenant
09:34 plus de 300 jours.
09:36 Il est accusé d'espionnage, ce qui n'est bien sûr pas le cas, puisque c'est un journaliste.
09:39 On le connaît tous.
09:40 Tous les journalistes le connaissent à Moscou.
09:42 Et il est en prison.
09:43 Et on ne sait pas quand il sortira.

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