Cinéma français : encore trop d'omerta ?

  • il y a 7 mois
Le #MeToo du cinéma français se poursuit. En début de semaine, l'actrice française Judith Godrèche a choisi de sortir de son silence et de déposer plainte contre les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon qui auraient abusé d'elle lorsqu'elle était encore mineure. Pour Alice Augustin, grand reporter à Elle Magazine, "tous ces milieux très verticaux, très hiérarchisés, où il y a beaucoup d'inégalités de pouvoir sont des milieux favorables à la prédation".

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Transcript
00:00 C'est maintenant l'heure de passer à la question qui fâche.
00:02 Ces révélations ont fait l'effet d'un nouveau séisme en France.
00:12 En début de semaine, l'actrice Judith Gaudrèche a choisi de sortir de son silence
00:16 et de déposer plainte contre deux réalisateurs qui auraient abusé d'elle lorsqu'elle était encore mineure,
00:21 Benoît Jacot et Jacques Doyon.
00:23 L'effet remonte aux années 80.
00:24 Elle n'avait alors qu'une quinzaine d'années, tandis que les deux hommes étaient quarantenaires.
00:28 Ils sont aujourd'hui visés par une enquête pour viol sur mineurs, des accusations qu'ils rejettent.
00:33 Avant eux déjà, plusieurs producteurs, acteurs, réalisateurs avaient été accusés de violence
00:37 ou de harcèlement sexuel ces dernières années.
00:39 Christophe Rougiat, Roman Polanski, Gérard Depardieu, Luc Besson, Nicolas Bedos,
00:44 pour n'en citer que quelques-uns.
00:45 Le cinéma français n'en a semble-t-il pas fini avec son Me Too.
00:49 Alice Augustin est avec nous pour en parler. Bonsoir.
00:53 - Bonsoir.
00:53 - Vous êtes grand reporter à Elle.
00:55 Vous aviez interviewé vous-même Judith Gaudrech en décembre dernier.
00:59 Elle était alors revenue pour la première fois sur sa relation avec Benoît Jacot
01:02 à l'époque où elle était encore mineure.
01:04 Qu'est-ce qu'elle vous avait confié à ce moment-là ?
01:07 - Alors effectivement, j'ai rencontré Judith Gaudrech plus exactement en octobre.
01:11 Et le papier est sorti début décembre, peu de semaines avant la sortie de sa série.
01:15 C'est vraiment frappant de voir son évolution parce qu'à l'époque où moi je l'avais rencontré,
01:19 on s'était rencontré plusieurs fois longuement.
01:22 Elle était encore très émue.
01:24 C'était encore très compliqué.
01:25 Elle n'avait même pas pu prononcer le nom de Benoît Jacot devant moi.
01:29 C'était moi qui lui avais dit, posé des questions.
01:32 Elle avait très peur encore des représailles.
01:36 Elle avait également évoqué vraiment en filigrane tout ça, les violences, etc.
01:42 C'était encore très compliqué. Pareil pour Doyon.
01:44 Elle avait évoqué des scènes très pénibles à tourner avec des baisers, avec 45 prises, etc.
01:51 Mais elle n'avait pas encore évoqué les agressions.
01:54 On a bien vu sa parole s'affirmer au fil des mois.
01:57 Est-ce que vous vous doutiez à ce moment-là que quelques semaines plus tard,
02:00 justement, elle finirait par porter plainte ?
02:03 Non. A l'époque, vraiment, on ne pouvait pas l'imaginer.
02:07 Elle était vraiment très très émue. C'était très douloureux.
02:10 Quand on évoquait certaines choses, certaines questions, elle a fondu en larmes.
02:14 D'ailleurs, aujourd'hui encore, elle peut encore fondre en larmes.
02:16 Parfois lors d'interviews, on sent que c'est vraiment très très dur.
02:19 Mais ce qui est beau, c'est de voir que ça a été finalement assez rapide en quelques mois.
02:23 Maintenant, nous sommes trois mois après.
02:26 Elle a affirmé sa parole, elle a affirmé son récit.
02:29 Elle a mis tout ça en mots.
02:30 Elle a été capable, aujourd'hui, de révéler dans le monde
02:33 les détails les plus sordides de cette relation très violente avec Benoît Jacot et aussi avec Jacques Doyon.
02:39 Pourquoi elle a pris la parole maintenant, d'après vous ?
02:41 Parce que je pense qu'elle était prête depuis des années.
02:43 Elle a quitté le monde du cinéma français pendant une longue période, presque dix ans.
02:47 Elle est partie s'exiler aux États-Unis.
02:49 Là-bas, je pense qu'il y a aussi une façon de voir les choses, les violences sexuelles un peu différentes qu'en France.
02:55 Elle a été, je pense, aussi imprégnée par cette culture américaine
02:58 qui est déjà aussi plus avancée que nous sur ces questions-là, je pense.
03:02 Elle a pris ses distances, elle a pu revenir.
03:04 Et revenir aussi en reprenant la parole.
03:05 C'est-à-dire qu'elle n'était plus seulement une muse.
03:07 Elle était réalisatrice d'une série qu'elle avait écrite et réalisée.
03:11 Donc elle avait, je pense, besoin de reprendre sa voix dans tous les sens du terme.
03:16 Et cette dénonciation aujourd'hui, les deux plaintes qu'elle dépose sont le résultat.
03:23 Dans son sillage, plusieurs autres femmes ont également accusé Jacques Doyon et Benoît Jacot de harcèlement,
03:28 de violences psychologiques, sexistes, sexuelles.
03:31 Est-ce qu'on est en train d'assister au début d'un nouveau "me too" dans le cinéma français ?
03:35 Je crois que ce n'est même pas un nouveau.
03:37 Je crois que c'est vraiment presque le premier, même si bien évidemment,
03:40 nombre de femmes, en tout cas des femmes célèbres, ont déjà parlé.
03:44 On a bien évidemment Adèle Haenel qui a parlé.
03:47 Il y a aussi certaines victimes présumées de Roman Polanski.
03:51 Après, l'affaire Depardieu a explosé grâce à la plainte de Charlotte Arnoux,
03:56 une jeune comédienne qui l'accuse de viol.
04:00 Et on voit progressivement que ça monte, en fait, que les femmes...
04:04 Mais ça prend du temps en France.
04:06 Oui, ça prend du temps parce qu'on n'a pas tout à fait la même culture qu'aux Etats-Unis.
04:10 Déjà, c'est vrai que l'affaire Wenshin a été vraiment une déflagration là-bas,
04:14 qui a vraiment eu un... Voilà, c'est un coup tonnerre.
04:16 Et puis, il a déjà été condamné.
04:18 Nous, en France, on n'a pas eu encore de condamnation importante d'homme du cinéma.
04:22 Donc, ça prend du temps.
04:24 Et je pense que la structure du cinéma n'est pas tout à fait la même.
04:27 En France, il y a vraiment cette position toute puissante de l'auteur, du réalisateur
04:31 ou de l'acteur principal. C'est très vertical.
04:34 Donc, il y a une vraie omerta. Il y a un système aussi qui protège beaucoup.
04:38 Les places sont très précaires. On a peur de perdre son job.
04:41 Surtout quand on est une actrice. Voilà. Donc, c'est compliqué.
04:45 C'est un milieu qui est finalement favorable, qui favorise en tout cas ce type d'agression.
04:49 Tous ces milieux très verticaux où il y a une forte hiérarchisation,
04:53 tous ces milieux de l'art, du glamour, où effectivement,
04:57 il y a quelques figures mises sur un piédestal et qui ont une forme de toute puissance.
05:01 Tous ces milieux-là très hiérarchisés où il y a beaucoup d'inégalités de pouvoir
05:05 sont des milieux favorables à la prédation.
05:09 Donc, oui, le cinéma est un milieu favorable. Mais après, je pense qu'il faut quand même le dire,
05:13 ça touche tous les milieux. Je veux dire qu'on soit dans la banque,
05:17 qu'on travaille, je ne sais pas moi, dans une entreprise lambda
05:21 ou dans les médias. Voilà. Mais le cinéma, effectivement,
05:25 comme ce sont des gens célèbres, ce sont des gens connus, ça nous fascine encore plus.
05:29 - Pour en venir au cinéma, effectivement,
05:32 quelles images ils avaient dans ce milieu-là, Benoît Jacot et Jacques Doyon ?
05:37 - Alors, c'est vrai que c'est des réalisateurs aujourd'hui qu'on connaît peut-être un peu moins.
05:40 Ils ont plus de 70 ans, mais c'est des réalisateurs qui, dans les années 80-90,
05:45 étaient relativement puissants puisque c'était vraiment des chefs de file
05:50 du cinéma d'auteurs français qui ont été récompensés au César,
05:54 qui ont fait émerger des actrices, comme Judith Gaudrech,
05:58 qui sont devenues ensuite très connues. Donc, c'était des hommes qui avaient
06:02 une grande crédibilité artistique, un aura intellectuel,
06:06 qui étaient très respectés. Et d'ailleurs, on peut lire de très nombreuses interviews
06:10 dans la presse culturelle qui étaient totalement fascinées par ces personnages.
06:14 - Dans le monde de l'art, il y a toujours cette image de la muse.
06:18 Est-ce que c'est un mot qui ne doit plus exister aujourd'hui
06:22 parce qu'il a forcément une connotation sexuelle ?
06:24 - En tout cas, je ne sais pas s'il a une connotation sexuelle,
06:26 mais il a une connotation d'inégalité, d'asymétrie.
06:30 C'est-à-dire qu'en gros, il y aurait une personne qui serait une sorte de...
06:34 comme de la glaise, une sorte d'argile qu'on formatterait.
06:38 Le désir du Pygmalion formatterait cette créature à son image
06:42 ou à l'image de son désir. Et donc, on voit que ça réduit vraiment
06:45 la muse à un statut d'objet. Et je pense qu'aujourd'hui,
06:49 on est justement en train d'interroger toute cette figure du duo muse et Pygmalion
06:53 qui a nourri au fil des décennies notre imaginaire français,
06:57 que ce soit Jane Birkin et Serge Gainsbourg, que ce soit Picasso et ses muses.
07:03 Dans l'histoire de notre culture, on ne compte plus ces duos de femmes et d'hommes
07:09 où les femmes étaient effacées et leur créativité, voire même appropriées
07:13 par ces artistes.
07:15 - Dans cette question qui fâche, on s'interroge sur...
07:18 Est-ce vraiment la fin de l'omerta avec cette nouvelle révélation
07:23 d'Judith Zizou ? - Votre avis sur la question ?
07:26 - Si seulement, bien sûr. On aimerait que ce soit la fin de l'omerta.
07:29 - C'est seulement la partie émergée de la liberté ?
07:31 - Non. Après, je pense que là, il se passe vraiment quelque chose
07:34 depuis quelques mois. C'est très important. Je disais que le cinéma,
07:37 ce n'était pas le seul domaine, mais c'est quand même important
07:40 que des figures populaires comme des actrices prennent la parole
07:43 parce que ça y fait d'exemples, d'exemplarités.
07:46 Et mine de rien, de voir des femmes célèbres qui parlent,
07:48 ça conforte les autres à parler aussi.
07:50 Moi, je pense surtout qu'il faut que ce soit...
07:52 - Vous avez des témoignages, vous recevez des témoignages
07:54 au magazine de personnes qui, justement, depuis les...
07:58 - Je pense que c'est... - Les sorties de Judith Gaudrech
08:00 ont envie de parler. - C'est un cercle vertueux.
08:02 C'est-à-dire, par exemple, l'affaire Judith Gaudrech
08:04 a permis de faire émerger notre affaire,
08:06 l'affaire Gérard Miller, qui est un psychanalyste
08:08 et un chroniqueur télé très célèbre en France.
08:11 On vient de sortir l'enquête avec Cécile Olivier dans le magazine Elle.
08:14 On a plus de 50 femmes qui racontent des faits très graves,
08:18 notamment des viols et des agressions sexuelles.
08:20 Donc oui, bien évidemment, une affaire entraîne une autre affaire,
08:23 qui entraîne une autre affaire.
08:25 Après, voilà, est-ce que... L'idée, le but de tout ça,
08:27 à un moment, c'est quand même qu'on arrive à vivre
08:29 pleinement, sereinement, entre hommes et femmes.
08:31 Donc, toutes ces enquêtes, c'est ça, le but.
08:33 J'espère qu'à terme, elles porteront leurs fruits
08:35 et qu'il y aura une vraie révolution culturelle et sociétale
08:38 sur ces problèmes de violence sexiste et sexuelle.
08:40 - En tout cas, les Français restent quand même divisés,
08:43 finalement, sur ces questions, sur ce type de révélations.
08:46 Ça ne fait pas l'unanimité.
08:48 Et je reprends Catherine Deneuve, qui, dans une tribune,
08:51 notamment en 2018, défendait le droit d'importuner.
08:54 Plus récemment, il y a des personnalités qui sont motées
08:57 au créneau pour prendre la défense de Gérard Depardieu,
09:00 au motif qu'on n'attaque pas des monstres sacrés.
09:03 Ça veut dire qu'il y a encore des personnes, finalement,
09:07 qui favorisent cette omerta, en tout cas, qui la comprennent.
09:10 - Alors, c'est aussi... Là, on voit un vrai gap général
09:12 et rationnel, puisque les soutiens de la tribune...
09:14 La tribune qui a soutenu Gérard Depardieu
09:16 était quand même tous d'une certaine génération.
09:18 Moi, je pense qu'il y a aussi une évolution.
09:20 Je crois qu'il y avait une tribune qui avait soutenu
09:22 Roman Polanski il y a quelques années.
09:24 Il y avait plusieurs centaines de signataires.
09:26 Là, la tribune de Depardieu en a rassemblé une cinquantaine,
09:30 dont certains sont aujourd'hui mis en examen
09:32 pour des violences sur mineurs, comme le réalisateur Kober.
09:36 Et puis, beaucoup de gens, on a vu, après la tribune,
09:39 se sont dédiés, se sont dédits, je veux dire.
09:41 Ils ont rétro-pédalé, voyant le choc que ça avait créé
09:45 chez les Français. Je crois vraiment que ça a choqué
09:47 beaucoup, beaucoup de gens, quoi, qu'on le soutienne.
09:50 - On ne peut plus, au XXIe siècle, faire la même chose
09:52 qu'au XXe siècle ? - Espérons-le.
09:54 J'espère que c'est notre travail aussi qui contribue,
09:56 le travail des journalistes, les femmes qui témoignent,
09:59 les jeunes aussi, qui ont un nouveau regard
10:02 sur toutes ces questions-là.
10:04 Tout ça contribue, j'espère, à une véritable révolution
10:06 positive, pour qu'on puisse vivre toutes et tous
10:10 enfin en paix.
10:12 - Et en ce qui concerne toujours le cinéma,
10:15 ces jeunes actrices expliquaient qu'elles avaient été abusées
10:18 souvent à la faveur d'un rendez-vous dans un hôtel.
10:22 Est-ce qu'il faudrait davantage légiférer, finalement,
10:24 sur le cadre qu'on donne dans le monde du cinéma,
10:27 sur les rendez-vous qu'on peut avoir avec un producteur,
10:30 un réalisateur, un casting ?
10:32 - Oui, parce que, en fait, tous ces milieux artistiques
10:34 cultivent un savant mélange d'informalités,
10:37 c'est-à-dire on se rencontre en dehors des plateaux,
10:40 on fait des rendez-vous informels,
10:42 tout ça, c'est de la cooptation.
10:44 Évidemment, on ne va pas passer un entretien
10:46 comme un entretien pour un boulot lambda.
10:48 Donc, sous couvert d'art, on peut demander des choses
10:51 qu'on ne demanderait pas à un employé qu'on recrute.
10:54 Ah, ben tiens, finalement, est-ce que tu peux te mettre torse nu
10:56 que je vois ta poitrine ?
10:58 Est-ce que tu peux t'allonger pour que je vois vraiment
11:00 si tu connais bien le rôle ?
11:02 Et tout ça, donc il n'y a pas de cadre.
11:04 C'est vrai que les actrices, elles étaient un peu lâchées,
11:06 mais on a eu des entretiens avec des réalisateurs connus
11:08 dans l'espoir qu'elles décrochent un rôle.
11:10 Moi, je pense qu'aussi, il y a toute la chaîne du cinéma
11:12 qui doit s'interroger, les agents, les directrices,
11:15 les directeurs de casting, les boîtes de prod,
11:17 qui aujourd'hui mettent des choses en place.
11:19 Il y a des référents anti-harcèlement sur les tournages, etc.
11:21 Donc, c'est aussi toute une chaîne qui doit s'interroger
11:24 sur comment ces jeunes actrices se sont retrouvées
11:27 à un moment si seules et sans protection, en fait.
11:30 Merci, merci à vous d'avoir été notre invitée,
11:33 Alice Augustin, pour nous parler du monde du cinéma français
11:38 ébranlée par ces révélations de Judith Godrej.

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