Rencontre avec Camille de Toledo. Traverser nos vertiges.
Blessures du corps, blessures du monde, carte blanche à Camille de Toledo. Animée par Sophie Joubert, journaliste.
« Les missions transes, les mémoires du corps, les traumas du passé, et les blessures que nous infligeons au monde par nos langages, nos fictions… » : Camille de Toledo, auteur d’Histoire du vertige et de Thésée, sa vie nouvelle, évoque les thèmes qui traversent son œuvre.
Dans le cadre du Festival Un état du monde.
https://www.forumdesimages.fr/les-programmes/un-etat-du-monde-2024
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Rencontres exceptionnelles, cours de cinéma et conférences, festivals… un concentré du meilleur de ce qui se passe toute l’année au Forum des images.
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Blessures du corps, blessures du monde, carte blanche à Camille de Toledo. Animée par Sophie Joubert, journaliste.
« Les missions transes, les mémoires du corps, les traumas du passé, et les blessures que nous infligeons au monde par nos langages, nos fictions… » : Camille de Toledo, auteur d’Histoire du vertige et de Thésée, sa vie nouvelle, évoque les thèmes qui traversent son œuvre.
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Court métrageTranscription
00:00:00 -Bonjour, bonsoir à toutes et à tous. Bonsoir Camille.
00:00:11 Alors, on a choisi d'intituler ce premier volet de ta carte blanche.
00:00:18 On va se tutoyer avec Camille de Toledo.
00:00:20 C'est plus simple.
00:00:22 On se connaît depuis longtemps,
00:00:23 on ne va pas faire semblant de ce que vous voyez.
00:00:25 On a intitulé ce premier volet de la carte blanche
00:00:29 "Traverser nos vertiges",
00:00:31 ce qui renvoie à un motif central de ton travail
00:00:34 que tu déploies notamment dans ton dernier livre
00:00:37 paru chez Verdier qui s'intitule "Une histoire du vertige".
00:00:41 Mais c'est un motif qui remonte beaucoup plus loin.
00:00:45 Alors, quelques mots quand même pour te présenter,
00:00:48 pour celles et ceux qui ne te connaîtraient pas.
00:00:50 Tu es écrivain universitaire, tu as réalisé un film,
00:00:55 tu as également publié des romans et des essais,
00:00:59 un roman graphique,
00:01:01 tu as également écrit un livret d'opéra,
00:01:03 tout ça pour montrer que l'hybridation des genres
00:01:07 est quelque chose d'important dans ton travail.
00:01:10 Alors, je vais citer quelques livres récents
00:01:12 sur lesquels on va peut-être s'appuyer
00:01:14 pour déployer ce motif du vertige.
00:01:18 Je citerai "Le être et le boulot",
00:01:20 et c'est sur la tristesse européenne, un livre de 2009
00:01:24 qui est traversé par le motif de la chute
00:01:26 et par la mélancolie qui a suivi précisément
00:01:29 la chute du mur de Berlin.
00:01:32 Je citerai ensuite "Oublier, trahir, puis disparaître",
00:01:35 un livre de 2014 qui est quelque chose d'hybride
00:01:39 entre la fiction, l'essai, une sorte de conte,
00:01:43 le dialogue entre un homme et un enfant dans un train,
00:01:47 un train qui va à un moment s'arrêter à Mostard,
00:01:51 et qui est une sorte de méditation aussi sur l'écriture,
00:01:54 sur la paternité.
00:01:57 Je citerai ensuite "Taiser sa vie nouvelle",
00:02:00 un livre de 2020 qui est, on pourrait dire,
00:02:02 une fiction d'inspiration autobiographique
00:02:06 sur la fuite vers l'Est d'un homme affecté
00:02:09 par trois deuils successifs,
00:02:11 et qui va mener une enquête intime
00:02:13 qui va recouper des préoccupations politiques
00:02:16 et une partie de l'histoire du XXe siècle.
00:02:19 Et enfin, donc, cette histoire du vertige,
00:02:22 ton livre le plus récent, Paris aux éditions Verdier,
00:02:25 qui est un essai qui traverse ce sentiment de vertige
00:02:29 à travers des chefs-d'oeuvre de la littérature,
00:02:32 de Cervantes le premier à Sebald,
00:02:35 le dernier en passant par d'autres grands écrivains
00:02:39 comme Herman Melville ou Claudio Magris.
00:02:42 Et puisque nous sommes au Forum des images,
00:02:44 donc Zeynep l'a dit, on a choisi,
00:02:48 tu as choisi comme fil conducteur de cette discussion,
00:02:51 un film de Theo Anghelopoulos, film de 1995,
00:02:55 "Le regard du lys",
00:02:57 un film qui avait obtenu le Grand Prix à Cannes à l'époque
00:03:01 avec le magnifique Harvey Keitel.
00:03:04 On en regarde un extrait et puis on en dit quelques mots ensuite ?
00:03:08 - Parfait.
00:03:09 - Alors, premier extrait.
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00:08:07 - On le disait avant de commencer cette rencontre,
00:08:11 c'est l'une des plus belles scènes de l'histoire du cinéma.
00:08:14 Pour quelle raison as-tu choisi ce film,
00:08:18 cette scène particulièrement, et en quoi ça fait écho à ton travail ?
00:08:21 - Merci Sophie d'être là d'abord.
00:08:25 Merci à toute l'équipe du Forum pour votre invitation,
00:08:28 le coeur que vous avez mis dans toute cette programmation,
00:08:31 la mienne et puis celle des autres.
00:08:33 J'ai choisi cette séquence parce qu'elle fait écho
00:08:37 à un petit fragment du livre "Une histoire du vertige".
00:08:41 Mais sinon, en la revoyant, dans le chapitre de ce livre,
00:08:45 "Une histoire du vertige", ça accompagne un chapitre
00:08:48 qui est consacré à un livre de Claudio Magris, Danube.
00:08:51 Et ce que vous voyez, c'est ce qui donne le sentiment
00:08:55 d'être une immense mer, une immense étendue d'eau,
00:08:58 c'est une remontée du Danube.
00:09:01 Cette barge, je le rappelle, pour ceux qui n'ont pas vu le film,
00:09:04 remonte le Danube et l'emmène, Ulysse Harvey Keitel,
00:09:09 l'emmène à Sarajevo.
00:09:11 On est en 95, donc on est 6 ans après la chute du mur de Berlin.
00:09:18 Et je trouve l'image fantastique.
00:09:22 Moi, dans ce livre "Une histoire du vertige"
00:09:25 et dans beaucoup d'éléments de mon travail,
00:09:27 je me rends compte que je me suis intéressé à quoi on tient,
00:09:31 qu'est-ce qui fait qu'on tombe, quel est le sens des chutes.
00:09:36 Tout ce moment, j'ai cherché à comprendre la fin du XXe siècle,
00:09:40 le début du XXIe siècle par des histoires, par des livres,
00:09:44 par des essais parfois, mais il y a ce motif de l'effondrement
00:09:48 dans notre époque.
00:09:50 C'est un motif qui remonte.
00:09:52 Je cherche aussi à penser, à faire l'archéologie de ce motif
00:09:56 pour essayer de comprendre pourquoi ça tombe, comment ça tombe,
00:10:00 quel est le sens de cette chute, à quoi nous étions accrochés avant
00:10:04 qui n'est plus comme prise au monde.
00:10:07 Et c'est sûr que ce mollusque, ce colosse,
00:10:10 enfin, je disais, c'est peut-être pas un samedi après-midi
00:10:14 au Forum des Halles qui est le temple de la marchandise,
00:10:16 c'est peut-être pas le lieu pour dire une chose pareille.
00:10:18 Mais nous sommes un peu tous et toutes les orphelins,
00:10:21 malgré tout, de cette histoire-là.
00:10:23 Je crois qu'on l'est vraiment.
00:10:26 Et je crois que c'est un des grands impensés.
00:10:28 Je citais en introduction un de mes livres qui est "Le être et le boulot".
00:10:31 C'est pour moi un des grands impensés des joies de la chute du communisme
00:10:37 puisqu'en fait, ça a été accueilli par l'Ouest comme une libération.
00:10:41 Mais derrière cette joie, j'ai toujours été, moi, l'enfant,
00:10:45 puisque j'avais 15 ans au moment de la chute du mur,
00:10:47 très tôt, très très tôt, j'ai été attentif à l'envers de la joie,
00:10:52 que j'ai appelé la tristesse, une forme de mélancolie de la chute,
00:10:57 quelque chose qui tombe.
00:10:59 Et je trouve que c'est fabuleux parce qu'il donne, par cette séquence,
00:11:03 il nous donne accès à une forme de tristesse.
00:11:06 Il donne accès à encore autre chose.
00:11:08 Dans le plan, on voit tous ces gamins qui courent sur le quai.
00:11:11 Et vous voyez, en le revoyant, je me disais "mais qu'est-ce qu'ils font ?"
00:11:14 Et c'est un signe de croix, en fait.
00:11:17 Et il a eu cette présence d'esprit de demander à ses figurants de s'agenouiller.
00:11:25 Donc il nous donne accès à quelque chose qui est donc une religion, à un saint.
00:11:31 Donc moi, dans toutes mes questions sur à quoi nous tenons,
00:11:35 il y a toujours la question de la croyance.
00:11:38 Quand nous tenons au monde, nous les humains, en fait,
00:11:42 on tient pas seulement parce qu'on tient debout,
00:11:45 parce qu'on a un système physiologique qui nous maintient à la verticale,
00:11:48 ou qui nous permet d'accéder à la verticalité,
00:11:50 mais il y a cette histoire de la prise par le langage sur le monde,
00:11:55 par les récits, ce que dans "Une histoire du vertige" j'appelle
00:11:58 les habitations fictionnelles, ou les habitations narratives.
00:12:03 Et ça, c'était évidemment ce que Lyotard appelait le grand récit,
00:12:07 mais c'était un récit qui portait un monde, qui portait des mondes,
00:12:11 qui portait le monde, voire qui portait un autre monde pour l'Ouest.
00:12:15 Moi, enfant, en revoyant le film, je me dis "mais j'ai grandi avec ces récits,
00:12:22 avec cette victoire conflictuelle".
00:12:24 Et je pense que c'est vraiment le grand impensé de la fin du XXe siècle.
00:12:29 Derrière la joie, qu'est-ce qui tombe quand ça, quand ce colosse tombe,
00:12:35 quand les monuments, quand les statues s'effondrent,
00:12:38 qu'est-ce qui va venir à la place pour tenir ?
00:12:42 Et le signe de croix est une des formes de la réponse d'Angelo Poulos,
00:12:47 et on le sait dans tous les pays de l'Est.
00:12:49 - Qu'est-ce qui ressurgit quand ce ciment du communisme se craquelle au fond ?
00:12:57 En effet, ce sont les religions, ce sont les anciennes rivalités entre les peuples,
00:13:03 ce sont les langues aussi ?
00:13:04 - C'est des identités, c'est certain, c'est des nationalismes.
00:13:08 Et ça, ce qui est très touchant, si vous voulez aller plus loin,
00:13:14 c'est que le film est de 95, "Le regard d'Ulysse",
00:13:17 et le texte dont je me sers comme une méditation dans "Une histoire du vertige",
00:13:24 le texte de Claudio Mangris, c'est de 86, et s'appelle "Danube".
00:13:30 Claudio Mangris arpente, comme ça, ses territoires européens,
00:13:35 à travers les frontières, pour essayer de trouver une continuité
00:13:39 quasiment hydrologique, une continuité de la rivière.
00:13:43 Il va d'abord chercher la source, et ensuite il descend le fleuve,
00:13:47 et il traverse ses frontières, et donc c'est vraiment quelque chose
00:13:51 de transnational, c'est quelque chose qui va chercher des continuums.
00:13:55 Mais les deux oeuvres sont comme ce regard dans le miroir,
00:13:58 c'est-à-dire que le livre de Claudio Mangris pressent que quelque chose
00:14:03 va tomber de ce qui faisait frontière.
00:14:07 Et "Le regard d'Ulysse" filme ce qui est advenu une fois que la frontière est tombée.
00:14:14 Et c'est pas seulement, évidemment, ce qu'on sait, qu'on a vu grandir
00:14:18 au fil des années, c'est-à-dire des nationalismes, le retour du religieux
00:14:22 et d'un christianisme dans les pays de l'Est, quasiment conquérant
00:14:26 sur le mode de la croisade, civilisationnel, enfin des blocs de civilisation,
00:14:30 des cultures qui s'opposent, c'est pas seulement ça,
00:14:34 mais c'est aussi ce que filme Angelo Poulos jusqu'à Sarajevo,
00:14:38 c'est-à-dire l'effondrement et la guerre.
00:14:42 Ça chute, en fait, ça tombe.
00:14:44 Et je crois que là, il y a quelque chose qui est un peu une radioscopie
00:14:49 des sources, des premières graines de là où nous en sommes.
00:14:56 Ça va chercher loin.
00:14:58 Moi, je suis toujours très sensible au temps long de l'histoire,
00:15:01 et parfois, dans notre époque, surtout avec l'actualité et la manière
00:15:05 dont elle est traitée, elle est traitée vraiment de manière...
00:15:08 avec une assez grande forme de myopie, en disant "bon voilà, c'était sans hier
00:15:13 et ce sera sans lendemain, et voilà le fait du jour".
00:15:16 Mais en fait, quand on observe, quand on se connecte au temps long,
00:15:22 on peut sentir un peu les tremblements qui viennent.
00:15:27 Donc je pense que cette séquence, elle est là pour ça.
00:15:31 - Oui, et puis il y a aussi dans ce film une manière de dialoguer
00:15:34 avec des figures du passé, une manière de superposer les strates de temps.
00:15:38 Et puis, un lien avec les archives, les images d'archives,
00:15:43 puisque au fond, la quête d'Ulysse, c'est de rechercher des bobines
00:15:49 non développées des frères Manachis, qui étaient des pionniers du cinéma
00:15:54 dans les Balkans.
00:15:56 - En fait, c'est vrai que c'est un film...
00:15:58 Moi, je pense que vivre à la fin, avoir vécu à la fin du 20e siècle,
00:16:06 c'est à un moment donné se poser la question de son inventaire,
00:16:09 de ce que j'ai appelé l'expérience du 20e siècle.
00:16:13 Et c'est vrai que c'est un film, "Le regard d'Ulysse",
00:16:15 on voit qu'il cherche à raconter le 20e siècle.
00:16:18 Les frères Manachis, c'est les débuts du cinéma dans les Balkans,
00:16:24 et ce qui va mettre fin, en quelque sorte, à cette première époque
00:16:29 du cinéma balkanique, c'est la guerre, la Grande Guerre.
00:16:32 Et c'est d'une guerre à l'autre.
00:16:34 On sait très bien que les historiens cherchent parfois à définir
00:16:38 où commence un siècle et où il s'achève.
00:16:41 Pour le 20e siècle, on dit souvent du 19e siècle,
00:16:44 qui commence avec la fin des guerres napoléoniennes,
00:16:49 et que le 19e siècle se prolonge jusqu'à 1914.
00:16:54 Et on dit que le 20e siècle, souvent les historiens,
00:16:57 en tout cas, périodisent comme ça en disant,
00:16:59 le 20e siècle commence avec 1914 et finit avec 1989.
00:17:04 Donc il finit jeune.
00:17:05 Je pense qu'il y aurait une conversation à avoir sur est-ce que,
00:17:08 tout de même, le 20e siècle ne finit pas avec 2001, le 11 septembre.
00:17:15 Moi, ça, c'est une discussion que j'ai avec pas mal de camarades historiens,
00:17:19 parce que j'aime bien ces histoires de période,
00:17:22 parce qu'elles permettent de nous situer.
00:17:23 Mais c'est certain que 1989 est aussi une fin.
00:17:26 Et Angheloupoulos le sent dans son intelligence historique,
00:17:31 avec ce point de vue grec.
00:17:33 Par ailleurs, il y a quelque chose que j'aime,
00:17:35 que je refais d'enthaiser, c'est qu'il va chercher quasiment un mythe,
00:17:40 enfin, une dimension, un personnage, Ulysse,
00:17:45 parce que je trouve que tout ce qui nous arrive dans l'extrême contemporain,
00:17:50 souvent peut, c'est ce que j'appelle la dimension de l'archaïque,
00:17:53 peut être lu à la lumière de grands récits qui nous trament
00:17:58 et dont nous sommes faits.
00:17:59 Donc il va chercher cette figure d'Ulysse.
00:18:01 Moi, j'ai été chercher Thésée.
00:18:03 À d'autres moments, j'ai été chercher Abraham.
00:18:06 Quand je me posais des questions de transmission,
00:18:09 dans "Oublier, trahir, puis disparaître",
00:18:11 je fais un peu la même chose.
00:18:12 Je vais voir la Yougoslavie.
00:18:16 Le XXe siècle, c'est d'une guerre balkanique l'autre.
00:18:20 C'est-à-dire que ça commence avec les guerres balkaniques,
00:18:24 la première guerre mondiale.
00:18:26 Ça commence à se faire la guerre là-bas.
00:18:29 Il y a évidemment l'attentat de Sarajevo qui déclenche la guerre.
00:18:32 Et puis, ça se termine avec une guerre balkanique,
00:18:35 qui est la guerre en Yougoslavie, qui fait exploser ce continuum.
00:18:39 Et en plus, avec des motifs qui me sont chers,
00:18:41 puisque à partir du moment où ce ciment de la religion communiste s'effondre,
00:18:50 on a dit, il y a ces remontées de nationalité, d'identité,
00:18:54 parfois des oppositions de langue.
00:18:56 Et la Yougoslavie était un espace où la langue circulait.
00:19:00 Après la guerre, il faut des traductions entre croates,
00:19:03 entre serbes, entre bosniens.
00:19:05 C'est-à-dire, qu'est-ce qui arrive quand on se déchire,
00:19:09 quand on déchire le tissu du monde ?
00:19:11 Il y a toujours cette tentative de repriser, de recoudre,
00:19:15 mais c'est toujours la traduction qui vient à l'endroit de là où ça a coupé.
00:19:20 Et donc, la Yougoslavie qui était un continuum linguistique
00:19:23 où on n'écrivait pas forcément la langue serbo-croate de la même manière,
00:19:27 mais on le comprenait à l'oral.
00:19:29 Tout d'un coup, on s'est mis à travailler les langues pour qu'elles se séparent,
00:19:33 pour qu'elles enveloppent la nation ou le nationalisme.
00:19:40 Je suis très attaché aussi, je trouve que c'est un film qui...
00:19:45 Le cinéma d'Angelo Pulo, c'est un film qui donne une chaire,
00:19:50 ça c'est une de mes grandes questions, à l'espace européen.
00:19:55 J'emploie jamais le terme d'identité européenne.
00:19:58 Je dis toujours qu'il y a un espace,
00:20:00 qui est un espace que je qualifie d'« entre », c'est un « entre »,
00:20:05 où il y a beaucoup de types de nationalités,
00:20:07 beaucoup de formes de culture, beaucoup de langues,
00:20:10 qu'il y a donc pour langue commune, la traduction.
00:20:11 Et je trouve qu'il donne une incarnation, en fait, à cet espace européen.
00:20:19 Et j'ai très souvent, moi, au fil de ma vie, déploré le fait
00:20:22 que le projet européen n'arrive pas à s'incarner,
00:20:25 y compris de manière vibratoire, c'est-à-dire émotionnellement.
00:20:30 Avec cette conscience claire que tant qu'on n'arrivera pas
00:20:33 à faire vibrer cet espace d'une certaine forme d'émotion,
00:20:36 on retombera sur nos émotions nationales,
00:20:39 qui sont des passions tristes, en fait.
00:20:43 Ce ne sont pas des passions de l'entre-là, comme je dis.
00:20:47 Là, je trouve que, comme le livre de Magritte,
00:20:51 c'est un grand livre transitoire, c'est un grand livre de transhumance,
00:20:54 « Le regard du vis » est un grand film de transhumance, de passage.
00:20:59 Et avec, voilà, on montrera, j'imagine, d'autres séquences,
00:21:04 mais qui, pour moi, sans doute arrivent à incarner,
00:21:09 de manière très charnelle, sensible, assez voluptueuse,
00:21:14 souvent mélancolique, ce que j'aime,
00:21:17 ce que j'ai, au fil de ma vie, appelé Europe.
00:21:21 - Mais c'est intéressant, cette question de l'Europe,
00:21:24 parce qu'à la fin de ton livre, « Le être et le boulot »,
00:21:30 on va plutôt vers une utopie qui serait une utopie de la traduction,
00:21:35 en effet, comme langue commune de l'Europe.
00:21:39 Et plus de dix ans plus tard, cette utopie,
00:21:43 elle a plutôt volé en éclats, me semble-t-il.
00:21:47 - C'est-à-dire que tout ce que j'ai...
00:21:50 - On peut moins être optimiste aujourd'hui que en 2009.
00:21:53 - De toute façon, tout ce que j'ai cherché à faire
00:21:57 a été totalement renversé par ce qui est advenu,
00:22:01 et en même temps, tout ce que j'avais pressenti sur le drame,
00:22:04 sur le retour de la guerre, ça, par contre, ça a continué.
00:22:07 Donc en fait, quand j'écris la fin de « Le être et le boulot »,
00:22:12 « L'utopie linguistique » ou « La pédagogie du vertige »,
00:22:15 je n'ai pas l'idée que ça va s'accomplir, du tout.
00:22:18 J'ai l'idée toujours qu'être contemporain de son temps,
00:22:21 c'est écrire une archive pour l'avenir.
00:22:23 C'est-à-dire que lorsque l'on se sera de nouveau entretués,
00:22:27 c'est ce qui s'est passé avec la Yougoslavie,
00:22:28 lorsqu'ils se sont de nouveau entretués,
00:22:31 ils ont commencé à poser la question aux différentes communautés
00:22:33 qui s'étaient entretuées en disant,
00:22:35 « Bon, maintenant qu'on s'est entretués,
00:22:37 qu'est-ce qu'on a comme ressort pour de nouveau créer un lien ? »
00:22:40 Et très souvent, ils tombaient sur des questions de traduction.
00:22:44 Donc qu'est-ce qu'on fait une fois que l'histoire a passé
00:22:49 par la case de la mort ? Qu'est-ce qu'on fait ?
00:22:51 Donc à chaque fois, moi, c'est ça,
00:22:53 je n'écris pas des utopies à venir pour me dire que ça va s'accomplir.
00:22:59 Je dis juste que ce sera peut-être un recours pour des gens à venir
00:23:02 lorsque la catastrophe aura continué de s'accomplir.
00:23:05 C'est une position qui est à la fois très pessimiste, très optimiste.
00:23:10 Mais je reviens sur cette image, c'est que le Colosse, Lénine,
00:23:18 c'est du récit, c'était une fiction historique qui portait
00:23:23 des communautés humaines à chercher plus de justice, plus d'égalité,
00:23:27 des formes d'émancipation.
00:23:30 Et ça, c'était pour moi, d'une certaine façon, en tout cas pour l'Ouest,
00:23:35 je ne parle pas de la part dictatoriale ou prise du pouvoir,
00:23:38 je parle de l'aspiration, en fait.
00:23:41 Nous nous appuyons sur des récits d'espoir, et très clairement,
00:23:45 en 1989, il y a des formes de récits d'espoir qui cessent d'être
00:23:50 des temps d'attente, c'est-à-dire ce que l'on peut espérer.
00:23:53 C'est le cas, et c'est ce que j'écrivais dans "Le être et le boulot".
00:23:57 L'Ouest était un horizon d'espoir pour les gens qui vivaient
00:24:02 sous les dictatures communistes.
00:24:04 L'Est était un horizon d'attente, en tout cas avait été jusqu'au,
00:24:09 on va dire peut-être Prague ou jusqu'à 1956, un horizon d'attente,
00:24:14 et l'est resté d'une certaine façon sous diverses formes.
00:24:18 Ces horizons d'attente historiques, lorsqu'on considère le temps présent,
00:24:22 d'une certaine façon, c'est ce dont nous sommes les orphelins,
00:24:25 c'est-à-dire qu'il n'y a plus du tout de récits d'attente
00:24:28 où on se dit "Tiens, il y a quelque chose à accomplir dans l'avenir".
00:24:32 Ce qu'on a, c'est souvent d'ailleurs dans le cinéma, c'est très fort,
00:24:35 des scripts d'apocalypse, d'effondrement, de "ce sera pire demain".
00:24:42 Et ça par contre, j'ai toujours eu le sentiment qu'on avait à relever
00:24:46 le flambeau de ça.
00:24:47 Donc c'est aussi ce que je cherche en contrepoint à la fin du "Le être
00:24:51 et le boulot", c'est qu'est-ce que l'on a comme ressort du point de vue
00:24:55 des récits pour rendre le futur, en tout cas pour relancer des récits
00:25:03 d'attente.
00:25:04 - Nous avons perdu notre autre en 89 et c'est ça qui a déclenché
00:25:11 cette mélancolie dont tu parles.
00:25:13 - Oui et c'est intéressant parce qu'en fait, il y a toujours besoin
00:25:18 de figures d'altérité qui peuvent être des figures d'altérité de désir,
00:25:23 je désire l'autre et qui sont parfois des figures de rejet, je refuse.
00:25:28 Et donc le bloc communiste, c'était les deux à la fois,
00:25:31 c'était attraction-répulsion et l'Ouest était à peu près la même chose,
00:25:36 attraction-répulsion.
00:25:38 Ce qui est venu se mettre à la place de ça, c'est toujours un autre
00:25:43 oriental, mais c'est des blocs de civilisation, c'était le discours
00:25:47 de Huntington et d'autres qui, après le 11 septembre, se sont substitués
00:25:51 en fait à ces logiques.
00:25:52 Et donc on a une forme de régression culturelle, c'est-à-dire que ça
00:25:57 devient, plutôt que la culture devienne toujours le lieu qui rappelle
00:26:01 aux politiques ce qui transpasse, ce qui traverse la frontière,
00:26:06 c'est devenu en fait un instrument mobilisé, parfois par des formes
00:26:12 assez démagogiques de paroles, pour dire "regardez tout ce qui nous oppose".
00:26:16 Donc on a eu effectivement quelque chose qui s'est...
00:26:19 Après moi, je pense que derrière aussi, derrière ces images,
00:26:27 il y a...
00:26:28 Et derrière cette image du colosse Lénine, ce que j'en vois depuis
00:26:35 pas mal d'années, c'est le rapport des humains au monde naturel,
00:26:40 enfin non humain, c'est-à-dire là il y a ce grand fleuve et le script
00:26:44 communiste était vraiment un script de maîtrise, de devenir maître
00:26:51 et possesseur du monde.
00:26:53 C'était un volontarisme politique fou.
00:26:56 Et on a ça aussi du côté, à l'Ouest et maintenant dans le monde
00:27:01 entier, c'est-à-dire le capitalisme est aussi une manière d'entretenir
00:27:05 cette idée que nous maîtriserons l'entièreté des formes qui nous entourent.
00:27:10 Et ça, c'est ça aussi que je vois, c'est ça que j'écris dans le chapitre
00:27:15 sur Magrith, avec l'image du regard du lys, c'est que l'effondrement
00:27:20 du communisme aurait pu nous apprendre cela aussi, que l'hubris de la maîtrise
00:27:27 est mort.
00:27:29 C'est-à-dire plutôt que de se réjouir de dire "il y a un système économique
00:27:34 qui l'emporte sur l'autre et c'est le régime qui contient le plus
00:27:37 de liberté", ce qui est incontestablement vrai d'un point de vue, disons,
00:27:42 du choix, un choix réservé à certains types et certaines classes sociales.
00:27:46 Mais malgré tout, ça reste vrai.
00:27:48 Mais par contre, ce que ça signifie au-delà de ça, c'est qu'on aurait
00:27:53 pu voir que cette hubris de la maîtrise était...
00:27:57 Et donc ça, j'adore ce retour du colosse au fleuve.
00:28:03 Enfin, je le dis toujours en pensant que c'est quand même une barge qui remonte.
00:28:07 Il ne descend pas.
00:28:09 Donc il y a encore le moteur.
00:28:11 Mais ça, ça aurait pu être une des lectures possibles, la chute du mur de Berlin.
00:28:18 Mais comme nous sommes une espèce, en tout cas les modernes qui adorons
00:28:23 l'hubris du contrôle, de la maîtrise, on n'a pas lu ça.
00:28:27 Et il y a donc aussi dans cette image une dimension, enfin que j'ai
00:28:32 une lecture écologique de cette image aussi.
00:28:34 - On reparlera peut-être un peu plus tard d'écologie.
00:28:39 Est-ce qu'on regarde un deuxième extrait ?
00:28:41 - Oui, je précise juste avant le démarrage que j'ai commencé à choisir,
00:28:47 je m'étais dit pour cette discussion, je me suis dit,
00:28:49 tiens, je vais choisir plusieurs films comme j'avais fait une fois,
00:28:51 il y a quelques années ici même.
00:28:53 Et c'était plutôt des films de l'enfance.
00:28:55 J'ai montré des extraits de Hiti.
00:28:58 Mais là, en fait, j'ai commencé à prendre cet extrait.
00:29:02 Je me suis dit, en fait, je n'arrive pas à décrocher du film.
00:29:05 Donc, résultat, les extraits sont pris.
00:29:07 Tous, tu regardes Hiti.
00:29:09 (Bruit du vent)
00:29:11 - Ah !
00:29:13 Ah !
00:29:15 (Bruit du vent)
00:29:36 (Bruit de tonnerre)
00:29:37 (Bruit de tonnerre)
00:29:39 (Bruit de tonnerre)
00:29:40 (Bruit de tonnerre)
00:29:42 (Bruit de tonnerre)
00:29:43 (Bruit de tonnerre)
00:29:44 (Bruit de tonnerre)
00:29:45 (Bruit de tonnerre)
00:29:46 (Bruit de tonnerre)
00:29:48 (Bruit de tonnerre)
00:29:49 (Bruit de tonnerre)
00:29:50 (Bruit de tonnerre)
00:29:51 (Bruit de tonnerre)
00:29:52 (Bruit de tonnerre)
00:29:54 (Bruit de tonnerre)
00:29:55 (Bruit de tonnerre)
00:29:56 (Bruit de tonnerre)
00:29:57 (Bruit de tonnerre)
00:29:58 (Bruit de tonnerre)
00:30:00 (Bruit de tonnerre)
00:30:01 (Bruit de tonnerre)
00:30:02 (Bruit de tonnerre)
00:30:03 (Bruit de tonnerre)
00:30:04 (Bruit de pas)
00:30:12 (Bruit de pas)
00:30:17 (Bruit de pas)
00:30:18 (Bruit de pas)
00:30:29 - C'est si mauvais ?
00:30:30 (Bruit de pas)
00:30:44 - C'est si mauvais ?
00:30:46 (Bruit de pas)
00:31:15 (Bruit de pas)
00:31:25 (Bruit de pas)
00:31:43 (Bruit de pas)
00:32:07 - Un mot peut-être sur le choix de cet extrait.
00:32:12 Ulysse qui escalade littéralement les ruines.
00:32:16 On est vraiment au cœur de l'Europe en ruines.
00:32:19 - Déjà, je pense à un état du monde, du festival.
00:32:24 En voyant cette image, à l'instant, je repensais.
00:32:30 D'abord, il revient beaucoup de mémoire.
00:32:33 J'ai 20 ans, moi, en 1995.
00:32:35 Mais j'ai ces souvenirs de regardant les nouvelles
00:32:40 et les images de la guerre de Yougoslavie.
00:32:43 Il se trouve qu'avec les années,
00:32:45 c'est fou comme les images se chargent d'autres images.
00:32:49 Et là, c'est Sarajevo, c'est Mariupol, c'est Beyrouth,
00:32:57 encore avant, dans les années 80.
00:33:00 C'est toutes les images de villes détruites.
00:33:03 C'est Alep, en Syrie.
00:33:05 En fait, rien ne ressemble plus à une ville détruite
00:33:08 qu'une autre ville détruite.
00:33:11 Par ailleurs, on voit cette architecture à la fin,
00:33:14 cette façade démolie qui a une imprégnation ottomane.
00:33:19 Les Balkans aussi, c'est cet espace qui me touche
00:33:23 parce que c'est un espace d'entrelacs, précisément,
00:33:27 qui devrait presque tous les jours être montré aux nouvelles
00:33:31 pour voir que les mondes s'entrelacent
00:33:33 entre les mondes arabos-musulmans,
00:33:34 ou en tout cas, ottomans-musulmans,
00:33:36 et les mondes, disons, de culture chrétienne.
00:33:40 Et ce sont de vieux entrelacs, ce sont de vieux mélanges.
00:33:44 Par ailleurs, il y a évidemment beaucoup,
00:33:45 dans le regard du livre,
00:33:46 beaucoup de présence de spectre du judaïsme.
00:33:49 Donc, c'est ça, l'espace européen.
00:33:52 C'est un espace d'entrelacs.
00:33:55 Et cette image, elle est forte, elle est émouvante.
00:33:58 Moi, je me souviens qu'à l'époque, il y avait donc
00:34:02 Jules Dumurre, 89, puis tous les éditorialistes
00:34:06 des capitales des pays de l'Ouest
00:34:10 qui ressassaient ce refrain de la fin de l'histoire.
00:34:15 Et qui portait, ou charriaient en tout cas,
00:34:18 l'idée du projet de paix perpétuelle,
00:34:21 l'idée qu'on était sortis de la violence,
00:34:24 qu'on était sortis de la guerre.
00:34:25 Et je me souviens, moi, face à ces images de Yougoslavie,
00:34:28 j'y étais un peu plus tard,
00:34:30 mais avoir cette pensée de dire, voilà encore un autre récit
00:34:35 dans lequel les gens,
00:34:39 ou sur lequel les gens vont s'appuyer,
00:34:41 c'est-à-dire l'idée d'une paix perpétuelle,
00:34:42 alors que la guerre était déjà là.
00:34:43 Donc, il n'y avait pas de fin de l'histoire.
00:34:46 En fait, l'histoire se poursuivait avec presque autant de violence.
00:34:50 Et donc, c'est ce qui donne ça que j'appelle le temps long.
00:34:53 C'est lorsque l'on entend un de nos présidents qui dit,
00:34:55 "Oui, c'est le retour du tragique de l'histoire."
00:34:57 Mais non, c'est juste la bulle de protection
00:35:00 dans laquelle cette personne a vécu.
00:35:02 Ça en dit simplement sur sa classe, son milieu,
00:35:05 son absence de connexion avec l'histoire profonde,
00:35:09 parce qu'en fait, le tragique ne nous a jamais quittés.
00:35:12 L'histoire ne s'est jamais arrêtée.
00:35:14 L'histoire de la violence ne s'arrête pas.
00:35:17 Et cette guerre de Yougoslavie, au cœur des années 90,
00:35:21 à un moment où tout le monde à l'Ouest se réjouissait
00:35:23 de l'arrivée de la virtualité, de l'Internet,
00:35:27 de la fin de la guerre.
00:35:28 Il y avait toute une sorte de refrain,
00:35:30 on appelait ça "idéologie" avant 89.
00:35:34 Moi, j'appelle ça "habitation fictionnelle",
00:35:36 mais c'était ce récit.
00:35:37 Et donc, à partir de ces différents effondrements de récits,
00:35:41 j'ai fini par développer,
00:35:44 c'est vraiment le cœur de ce dont je parle
00:35:46 dans "Une histoire du vertige",
00:35:48 c'est quand je me questionne sur notre espèce,
00:35:50 qui est une espèce très narrative,
00:35:52 que je nomme "sapiens narens",
00:35:55 c'est-à-dire qu'on pense parce qu'on se raconte des histoires,
00:35:57 on se raconte des histoires en pensant.
00:35:59 En fait, c'est ça,
00:36:00 c'est quelle espèce d'ébriété narrative
00:36:05 nous prend chaque fois.
00:36:07 Et comment c'est toujours, soit une guerre, soit une crise,
00:36:13 soit un effondrement, qui vient nous réveiller
00:36:18 de l'ébriété narrative dans laquelle on était entrés.
00:36:21 Donc, il y avait une ébriété narrative au XXe siècle,
00:36:25 qui était à l'est communiste,
00:36:28 qui était à l'ouest une autre forme d'ébriété narrative,
00:36:31 qui était la croissance, la prospérité, etc.
00:36:34 Et puis, sur cette toile de fond,
00:36:36 arrive des crises, des effondrements,
00:36:39 où on est rappelé à ce que j'appelle la vie nue.
00:36:42 Et cette image, le monde pour moi,
00:36:45 c'est cette forme d'errance, de sidération.
00:36:47 Je ne sais pas où il est.
00:36:49 C'est très improbable qu'il ne sache pas où il est,
00:36:51 sachant qu'il est venu à Sarajevo.
00:36:53 Mais cette question, elle est rhétorique.
00:36:54 Est-ce que c'est Sarajevo ?
00:36:56 Bien sûr que c'est Sarajevo.
00:36:58 Et je trouve que cette errance,
00:37:03 c'est le temps d'un réveil à chaque fois.
00:37:05 Enfin, le sens du voyage d'Ulysse dans ce film,
00:37:09 c'est le sens d'un réveil.
00:37:12 On sent qu'il y a des...
00:37:16 Les temps s'entrelacent dans le film.
00:37:18 Il y a des remontées du passé.
00:37:22 C'est très beau, ce rapport,
00:37:24 ce que vient faire l'histoire sur nos corps.
00:37:27 Je m'intéresse beaucoup à la manière
00:37:28 dont l'histoire des traumas collectifs
00:37:30 entre dans les corps intimes
00:37:31 et comment les blessures intimes
00:37:34 nourrissent aussi l'histoire collective.
00:37:37 Et voilà, là, on a ça.
00:37:40 - Cette ébriété narrative dont tu parles,
00:37:44 elle commence quand ?
00:37:45 Parce qu'au fond, dans le livre,
00:37:47 tu l'as fait remonter très, très loin.
00:37:49 Tu l'as fait remonter à Cervantes ?
00:37:52 - Je l'ai fait remonter avant, en fait.
00:37:55 Pour moi, l'abriété narrative commence
00:37:59 lorsque les premiers hommes parlent
00:38:03 et mettent des récits entre eux et leur milieu de vie.
00:38:08 Donc, je prends parfois cet exemple
00:38:11 quand je parle du livre d'un enfant qui grandirait
00:38:15 au pied d'une montagne avec des adultes
00:38:17 qui, autour de lui, lui expliqueraient
00:38:18 que cette montagne est sacrée et que c'était une ancêtre.
00:38:22 Ça, c'est le moment où le tissu narratif naît.
00:38:25 Et donc, ça, c'est nos formes d'ébriétés narratives
00:38:28 qui peuvent être religieuses.
00:38:30 Aujourd'hui, on les distingue.
00:38:32 Mais en fait, au premier temps de l'humanité,
00:38:34 j'imagine que c'était juste simplement des récits oraux.
00:38:38 La beauté de cette habitation narrative du monde,
00:38:43 c'est qu'elle peut produire des effets de liaison, de connexion.
00:38:48 Ça peut être des effets de liaison.
00:38:51 Je reprends cette montagne.
00:38:52 Si on me dit qu'elle est sacrée et que c'est une ancêtre,
00:38:55 je vais lui devoir un certain nombre de signes de respect.
00:39:00 Si, par contre, je grandis dans une autre forme de récit
00:39:03 où on me dit "Non, c'est de la pure matière
00:39:06 et tu peux en faire ce que tu veux,
00:39:08 et notamment l'exploiter parce qu'il y a des minerais dedans",
00:39:11 c'est une autre forme, j'appelle ça "encodage".
00:39:13 C'est une autre manière d'encoder la vie.
00:39:15 Et nous, c'est ce qu'on fait depuis...
00:39:18 Je veux dire, le fait humain est un fait d'encodage du monde
00:39:22 qui passe par des opérations de langage,
00:39:25 et les opérations de langage sont toujours des opérations d'envoûtement.
00:39:29 Là, je vous parle, il y a des effets de...
00:39:33 Voilà, nous croyons collectivement au langage.
00:39:39 - Oui, mais c'est aussi du commun, en même temps, le récit.
00:39:41 - C'est de la croyance, c'est du commun.
00:39:43 Ça peut...
00:39:46 C'est la beauté de notre outil, en tout cas chez les écrivains.
00:39:52 Mais les images, c'est aussi des tissus d'histoire.
00:39:54 Les images font ça aussi.
00:39:56 Mais c'est que parfois, ça nous lie, ça nous rappelle,
00:39:59 des sentiments, des émotions, ça nous relie à des lieux,
00:40:02 ça nous lie entre nous, ça crée des nous.
00:40:07 Et puis, ça peut parfois créer des exclusions, des séparations.
00:40:12 Donc c'est l'ambivalence profonde des effets du langage sur nos vies
00:40:16 que je suis dans "Une histoire du vertige".
00:40:21 Et on peut très bien le comprendre.
00:40:24 Voilà un film, "Le regard du lys", qui crée des liens transfrontaliers
00:40:28 à partir d'un affect européen, d'une tristesse européenne, de ce qui s'est...
00:40:35 Mais on pourrait dire, voilà, les romans nationaux,
00:40:38 qui nous disent, tiens, toi, t'es né dans un roman national français
00:40:41 ou dans un roman national allemand,
00:40:43 même si le roman national allemand, eux, ils l'ont un peu mis de côté.
00:40:48 Ça, ça va créer des séparations.
00:40:50 Donc on est pris dans ces sortes de bulles narratives
00:40:54 et en fonction de...
00:40:56 Voilà, ça peut provoquer de l'exclusion, de la séparation,
00:40:59 ça peut provoquer de la jonction.
00:41:02 Ce qu'il faut jamais oublier, la manière que je l'emploie,
00:41:06 c'est que c'est pas seulement de l'ébriété,
00:41:09 c'est pas seulement des effets d'envoûtement,
00:41:11 c'est un appui du corps, le langage.
00:41:15 Et quand le récit tombe,
00:41:20 il y a des chances que les corps tombent en même temps,
00:41:23 qu'il y ait des phénomènes de...
00:41:26 Donc pour moi, ça, c'est vraiment la dimension très incarnée,
00:41:30 très physiologique du langage.
00:41:33 -Et cette histoire du vertige, tu la suis, tu l'amènes,
00:41:37 comme je le disais tout à l'heure, à travers des chefs-d'oeuvre de la littérature.
00:41:40 Donc de Cervantes à Zébal,
00:41:45 avec Zébal, on est vraiment dans l'histoire des ruines,
00:41:48 dans une littérature qui nous parle des ruines.
00:41:51 Comment tu as choisi les étapes de ce voyage ?
00:41:56 -D'abord, j'ai choisi des oeuvres que je peux relire et relire,
00:42:04 comme des textes sacrés,
00:42:05 parce qu'on va toujours trouver des significations nouvelles.
00:42:08 C'était ça, c'était beaucoup d'oeuvres qui ont été très importantes.
00:42:11 Il y avait une part subjective énorme dans le choix.
00:42:14 Zébal, pour ceux qui ne l'ont pas lu,
00:42:20 c'est cet écrivain allemand, je pense qu'il aurait eu le prix Nobel
00:42:23 s'il avait été resté en vie.
00:42:24 Il est mort d'un accident très brutalement.
00:42:28 C'est un écrivain de langue allemande
00:42:30 qui a vécu toute sa vie en Angleterre,
00:42:33 qui a enseigné à Eastinglia, une université anglaise,
00:42:36 qui enseignait en anglais, qui a continué à écrire en allemand.
00:42:39 Il a cette littérature qui est vraiment en lien beaucoup avec...
00:42:43 On peut regarder un film d'Angelo Poulos, lire Zébal,
00:42:47 et puis relire Danube de Claudio Magris.
00:42:49 C'est vraiment des oeuvres sœurs ou des oeuvres frères.
00:42:52 Ce qui est très beau dans sa littérature,
00:42:58 c'est que c'est une littérature, oui, tu as raison, des ruines.
00:43:01 C'est une littérature qui, en même temps,
00:43:05 qui donne à sentir ce XXe siècle.
00:43:07 Je ne sais pas, il retourne sur des champs de bataille.
00:43:11 Il y a une présence des spectres, il y a une présence des fantômes,
00:43:14 il y a des zoos humains.
00:43:16 Je me souviens au début de Schwindelske Fülle,
00:43:19 l'histoire du vertige en français,
00:43:22 il décrit un champ de bataille napoléonien.
00:43:25 Il y a une sorte de méditation sur l'emmêlement des zoos
00:43:31 de chevaux qui sont morts pendant les batailles,
00:43:33 et d'eau humain.
00:43:34 Et en même temps, il y a cette présence de la nature
00:43:36 qui a repris ses droits très fort.
00:43:39 C'est très puissant.
00:43:42 C'est très peu romanesque.
00:43:43 C'est très finement romanesque.
00:43:47 Ce n'est pas des histoires avec des intrigues très prenantes.
00:43:50 Mais c'est une littérature tissée, c'est très tissé.
00:43:55 Et ça donne corps, formidablement, pour moi,
00:44:01 ce qu'un essayiste polonais appelait "contaminated landscape",
00:44:08 les paysages contaminés par la mémoire.
00:44:11 Pas forcément par la pollution chimique,
00:44:15 mais par la mémoire, par la présence humaine.
00:44:18 Et donc, en fait, il dit quelque chose de très actuel
00:44:21 sur là où nous en sommes,
00:44:23 ce qui n'est plus un espace de la Terre qui n'est pas...
00:44:27 qui n'est pas porteur de traces, de marques,
00:44:29 de l'usage humain du monde, de présence humaine.
00:44:33 C'est ce que j'appelle cette nature écrite, biffée, réécrite.
00:44:39 Et c'est ça, en fait, ce que fait une économie du récit,
00:44:42 de la narration.
00:44:43 On est vraiment l'espèce narrative par excellence.
00:44:47 On n'arrête pas de raconter des histoires.
00:44:48 Maintenant, on a des plateformes, il y a Netflix.
00:44:51 Donc il y a des histoires et des histoires et des histoires.
00:44:53 Et on ne cesse d'ajouter des histoires au monde.
00:44:54 Et ça, pour moi, c'est comme des sédiments d'histoire.
00:44:59 Et elle brasse la Terre, elle la travaille.
00:45:03 Et donc la nature, cette fameuse nature culture avec Intréunion,
00:45:07 tout ça est entrelacé.
00:45:08 C'est des écritures et des écritures et des écritures
00:45:11 qui s'entrelacent, qui parfois entrent en conflit.
00:45:15 Et pour moi, l'espace d'ouverture, de la tolérance,
00:45:22 c'est l'espace, qui est vraiment l'espace ouvert que j'espère
00:45:28 pour l'avenir.
00:45:29 C'est un espace où on a la plus grande ouverture
00:45:32 sur les formes d'écriture du monde.
00:45:34 Dès que ça se resserre sur une écriture, une seule habitation,
00:45:39 c'est ce qui nous arrive en ce moment.
00:45:43 C'est angoissant.
00:45:45 - Comment tu es passé dans ton travail de préoccupation littéraire,
00:45:52 de préoccupation politique sur l'Europe ?
00:45:55 On a parlé aux préoccupations écologiques.
00:45:59 Il me semble qu'au fond, le point commun, le lien entre ça,
00:46:02 c'est la traduction.
00:46:03 Comment on traduit les langues et après, comment on traduit
00:46:06 les voix de la nature ou les voix des vivants, des autres vivants ?
00:46:10 - Oui, c'est passé par la langue.
00:46:14 Concrètement, c'est en 2008.
00:46:16 D'ailleurs, parfois, je dis que je quitte un peu la littérature
00:46:22 parce que c'est un truc, un habit un peu étroit.
00:46:25 Et donc, je travaille sur ce qu'on appelle les droits de la nature,
00:46:30 qui est une manière de donner des droits à des écosystèmes,
00:46:34 rivières, lacs, forêts.
00:46:35 Et donc, c'est vrai que c'est passé par les langues.
00:46:41 Notamment, ça commence en 2008, beaucoup,
00:46:44 parce que je me demandais en fait,
00:46:46 qu'est-ce qui nous permettrait d'incarner cette Europe
00:46:50 de telle manière qu'elle ne se ferme pas à toutes les autres cultures
00:46:55 du monde qu'elle a par ailleurs colonisées ?
00:46:57 C'est une opération intellectuelle assez compliquée.
00:47:00 C'est-à-dire, l'Europe est un espace de projection,
00:47:03 particulièrement l'Europe de l'Ouest et des grandes métropoles
00:47:05 qui ont soumis de très, très grandes parties du monde
00:47:09 à ces formes de valeurs, de croyances.
00:47:13 Et je me dis, mais comment est-ce qu'on arrive à définir
00:47:16 cet espace européen de telle façon qu'il ne se referme pas
00:47:19 sur une identité, qu'elle soit chrétienne ou judéo-chrétienne,
00:47:22 comme il est parfois dit ?
00:47:23 Même si je souligne toujours le fait que cette synthèse
00:47:26 n'a pas du tout eu lieu.
00:47:27 La preuve, le retour de l'antisémitisme.
00:47:30 Mais il y avait ce cœur qui était de me dire,
00:47:35 si je dois définir l'espace poétique et politique européen
00:47:40 de telle manière que ça reste toujours ouvert à du tout autre,
00:47:44 comme disait Édouard Glissant,
00:47:46 c'est par le fait de désigner notre langue commune
00:47:49 comme étant la traduction.
00:47:51 La seule manière d'échanger, de faire pays,
00:47:55 de créer un pays ou un sentiment d'attachement à un pays
00:47:59 qui s'appelle l'Europe.
00:48:00 Et de fait, la culture européenne a cessé de le faire.
00:48:04 Soit par la haute culture, c'était les lumières,
00:48:07 soit par les cultures de la rue,
00:48:10 et c'était la présence juive qui ne cessait de traduire
00:48:13 entre les différentes langues d'Europe.
00:48:15 Le français qui était la lingua franca,
00:48:17 mais qui ne cessait d'être traduit, etc.
00:48:19 Et il y a toujours eu cette chose-là.
00:48:21 Le cinéma, l'Europe, est un incroyable vortex de traduction
00:48:25 pour la littérature, le monde éditorial.
00:48:28 Donc vraiment, une des seules choses
00:48:33 dont peut-être aujourd'hui, à l'issue de tous les drames
00:48:35 de l'histoire, de la colonisation, de l'esclavage,
00:48:38 l'Europe s'enorgueillir encore de quelque chose,
00:48:42 c'est d'être au présent un espace de très grande traduction.
00:48:46 Un espace d'entre, comme je dis.
00:48:49 Et j'ai rencontré en 2008, comme tu sais,
00:48:53 un philosophe qui est aujourd'hui décédé,
00:48:56 qui s'appelle Bruno Latour.
00:48:57 Moi, j'avais cette sensibilité écologique par mon père
00:49:02 depuis de longues années.
00:49:05 J'avais déjà écrit des romans où j'imaginais
00:49:07 qu'il y avait un personnage qui revendiquait
00:49:09 les catastrophes naturelles, qui revendiquait les ouragans.
00:49:12 Donc il y avait déjà cette forme d'intentionnalité chez moi
00:49:15 des non-humains.
00:49:18 Qu'est-ce que veulent les forêts ?
00:49:19 Qu'est-ce que veulent les lacs ?
00:49:21 Qu'est-ce que veulent les rivières ?
00:49:22 Est-ce qu'il y a une volonté du cycle de l'eau ?
00:49:25 Donc j'avais déjà ces questionnements.
00:49:27 Mais Bruno Latour, le philosophe, est venu faire une intervention.
00:49:31 Il a parlé du fait que les scientifiques traduisent
00:49:38 ou cherchent à traduire les objets qu'ils étudient.
00:49:43 Il parlait encore d'objets à l'époque.
00:49:46 Et donc un scientifique qui est un botaniste
00:49:49 va essayer de comprendre le langage des arbres
00:49:52 et ce qu'ils se disent entre eux,
00:49:53 et comment l'information circule.
00:49:55 Et des gens qui étudient les océans
00:49:58 vont essayer de comprendre.
00:50:01 Et ça a cliqué pour moi autour de cette question de la traduction
00:50:06 comme le langage des langages
00:50:10 qui nous permet d'éviter de nous resserrer,
00:50:13 de trop nous rapetisser sur des tout petits nous.
00:50:19 À partir du moment où on se fixe cet horizon
00:50:23 d'avoir comme langage le traduire,
00:50:26 il y a une sorte de double accueil, en fait.
00:50:29 La personne qui ne parle pas ma langue
00:50:32 devient possiblement mon allié
00:50:34 dans le fait de dépasser le cercle
00:50:37 défini d'une langue nationale ou autre.
00:50:40 Et moi, en tant que traducteur,
00:50:43 je me dois d'essayer d'entendre
00:50:47 et de porter dans ma langue
00:50:49 ce qui est senti, dit, vu, compris.
00:50:53 Donc ça, c'est à un moment donné
00:50:55 tendu simplement aux entités de la nature
00:50:58 qui parlent, mais d'une autre manière.
00:51:02 -Jusqu'à cette aventure assez incroyable
00:51:05 du Parlement de Loire,
00:51:07 où des scientifiques, des juristes, des philosophes,
00:51:11 des écrivains se sont réunis pour essayer de penser
00:51:16 ce que pourrait être une personnalité juridique du fleuve.
00:51:19 -Voilà, c'est ça.
00:51:21 Et le lien...
00:51:22 Donc ça, c'est ce qu'on a fait, et je continue de le faire,
00:51:26 avec des juristes, comme tu dis, des anthropologues,
00:51:29 parfois des hydro-géologues.
00:51:32 C'est des termes très techniques, mais ce sont des gens qui...
00:51:35 Parfois des botanistes, etc.
00:51:37 Et c'est celles et ceux qui nous permettent de mieux entendre
00:51:41 ce qui se dit de la part d'êtres qui ne parlent pas comme nous,
00:51:49 ou parfois d'ailleurs qui se taisent souverainement.
00:51:53 Et donc ça, je le poursuis.
00:51:57 Le lien avec ce motif du vertige,
00:52:02 ce qui se poursuit, en fait, c'est que...
00:52:07 c'est un monde vertigineux.
00:52:10 Un monde où on doit lâcher l'idée d'un centre
00:52:16 ou d'une langue centrale
00:52:18 qui crée un périmètre autour de gens qui s'entendent et se comprennent
00:52:22 pour définir de l'autre.
00:52:23 Le moment où, en fait, la traduction entre en jeu,
00:52:26 c'est un moment de très grand décentrement, en fait,
00:52:28 où il n'y a plus de centre.
00:52:31 Et donc ça donne une forme...
00:52:33 Et je lis vraiment l'état du monde
00:52:37 comme le refus catégorique
00:52:42 de la part d'un très, très grand nombre de collectifs humains
00:52:47 de ce décentrement.
00:52:49 C'est-à-dire des gens qui sont nostalgiques du vieux centre,
00:52:52 que ce soit le patriarcat,
00:52:54 donc un monde où l'homme avec un petit H est au centre,
00:52:58 des gens qui sont nostalgiques d'un monde
00:53:01 où l'homme avec un grand H est au centre,
00:53:05 d'un monde où c'est des nations
00:53:09 avec des langues centrales qui campent des centres.
00:53:16 Et je vois qu'en fait, tout ce qui veut advenir,
00:53:18 c'est du décentrement,
00:53:20 y compris dans la question du genre, y compris...
00:53:23 Et c'est ce que j'appelais déjà la pédagogie du vertige en 2009.
00:53:28 C'est que si on trouve pas des manières d'accompagner ces vertiges,
00:53:34 il y aura toujours des réactions, y compris de corps,
00:53:38 qui vont dire "je suis pas fait pour ces vertiges,
00:53:41 je n'y arrive pas, en fait",
00:53:44 et qui vont retomber, en fait, dans des plis,
00:53:46 qui vont se mettre à produire de la politique
00:53:49 à partir de certaines formes de nostalgie.
00:53:53 Donc c'est pour ça que pour moi,
00:53:54 c'est devenu vraiment un enjeu central de notre temps.
00:53:58 C'est introduire ou incorporer cette idée des vertiges
00:54:04 dans une manière d'habiter le monde.
00:54:07 C'est garder en soi une énergie d'ouverture
00:54:12 à ce qui nous déplace.
00:54:15 Et franchement, l'histoire moderne est l'histoire de nos déplacements,
00:54:19 c'est l'histoire de nos déséquilibres.
00:54:20 En fait, presque l'histoire humaine n'est que l'histoire de nos déséquilibres.
00:54:23 Donc en fait, garder cette capacité.
00:54:25 Et comme je commence à prendre un peu en âge,
00:54:28 je m'aperçois aussi que l'âge, c'est ce moment où, en fait,
00:54:31 on sent qu'il y a des parties de nous qui voudraient resserrer,
00:54:38 réassurer, qui sont déplacées par des choses
00:54:41 et qui sont parfois réfractaires à des formes de déséquilibre.
00:54:46 Et je trouve dans le motif du vertige,
00:54:49 l'énergie de toujours ouvrir à ces décentrements.
00:54:54 - Parce qu'a priori, c'est plutôt inconfortable, le vertige.
00:54:57 - Ce n'est pas quelque chose de très souhaitable.
00:54:59 Je ne l'ai pas dit, mais bon, c'est aussi un état physiologique chez moi,
00:55:01 donc depuis longtemps.
00:55:03 J'ai des vertiges réels, je peux tomber,
00:55:06 je ne peux pas tomber dans un état physique.
00:55:09 - C'est un peu comme un état physique,
00:55:11 mais c'est un état physique qui est un peu plus...
00:55:14 - C'est un peu plus...
00:55:15 - C'est un peu plus...
00:55:16 - C'est un peu plus...
00:55:18 - C'est un peu plus...
00:55:19 - C'est un peu plus...
00:55:20 - C'est un peu plus...
00:55:21 - C'est un peu plus...
00:55:22 - C'est un peu plus...
00:55:24 - C'est un peu plus...
00:55:25 - C'est un peu plus...
00:55:26 - C'est un peu plus...
00:55:27 - C'est un peu plus...
00:55:28 - C'est un peu plus...
00:55:30 - C'est un peu plus...
00:55:31 - C'est un peu plus...
00:55:32 - C'est un peu plus...
00:55:33 - C'est un peu plus...
00:55:35 - C'est un peu plus...
00:55:36 - C'est un peu plus...
00:55:37 - C'est un peu plus...
00:55:38 - C'est un peu plus...
00:55:39 - C'est un peu plus...
00:55:40 - C'est un peu plus...
00:55:42 - C'est un peu plus...
00:55:43 - C'est un peu plus...
00:55:44 - C'est un peu plus...
00:55:45 - C'est un peu plus...
00:55:46 - C'est un peu plus...
00:55:48 - C'est un peu plus...
00:55:49 - C'est un peu plus...
00:55:50 - C'est un peu plus...
00:55:51 - C'est un peu plus...
00:55:52 - C'est un peu plus...
00:55:54 - C'est un peu plus...
00:55:55 - C'est un peu plus...
00:55:56 - C'est un peu plus...
00:55:57 - C'est un peu plus...
00:55:58 - C'est un peu plus...
00:56:00 - C'est un peu plus...
00:56:01 ...
00:56:20 ...
00:56:49 ...
00:57:12 ...
00:57:26 - Le brouillard, le froid, cet orchestre qui joue par-delà une palissade,
00:57:33 la persistance de la musique au milieu des ruines.
00:57:38 - Dans le film, juste avant, il est sur le point de retrouver les trois bobines de film des frères Manachis,
00:57:48 qui donc vraiment la quête d'Ulysse, c'est d'essayer de retrouver des bobines qui n'ont pas été développées
00:57:53 et qui sont peut-être possiblement les premières, les bobines qui portent le premier film,
00:57:59 le premier regard cinématographique porté sur les Balkans.
00:58:02 Et la personne avec laquelle Harvey Keitel se promène, c'est celui qui va développer ces bobines.
00:58:09 Et cette personne lui explique, et je m'en souviens de mes passages dans les années 90,
00:58:18 quand j'étais parti à Sarajevo, il explique que les jours de brouillard, c'était les jours de liberté.
00:58:24 C'était les jours où on pouvait ressortir dans la rue parce que les snipers ne pouvaient pas viser.
00:58:32 Et c'est un moment, c'est un film assez mélancolique, beau mais mélancolique,
00:58:37 mais là, il y a quelque chose qui va vers la vie, c'est une sorte de vie qui reprend, les gens qui sortent.
00:58:42 Et il explique une autre chose, c'est que cet orchestre sort toujours les jours de brouillard.
00:58:49 Et notamment, c'est un orchestre qui est composé de musiciens croates, serbes et bosniaques, donc musulmans.
00:58:57 Et c'est un microcosme, cet orchestre d'une vie en commun à plusieurs, d'un entrelace,
00:59:07 alors que le siège de Sarajevo signifiait la fin de cette vie mélangée.
00:59:13 Et je trouve que c'est très fort, c'est aussi moi, je l'ai mis parce que je suis sensible à la question des fantômes, des spectres,
00:59:24 je leur ai deux mains, notamment avec Hervé Mazurel, qui est historien, et Claire Marin, qui est philosophe.
00:59:29 Mais les images de Angelo Poulos, je trouve qu'en tout cas, elles ont cette capacité à rappeler d'autres spectres d'images.
00:59:37 Et je trouve qu'évidemment, on pense, moi, je pense à des images qu'on a pu voir des orchestres,
00:59:43 des différents ghettos pendant la Seconde Guerre mondiale.
00:59:46 Donc c'est une image qui renvoie à une image, un peu comme il y a toujours un train caché derrière un autre train.
00:59:51 Une image qui est derrière une image, qui est derrière une image.
00:59:54 Ça aussi, c'est assez vertigineux.
00:59:57 Et quand on grandit, on prend de l'âge.
01:00:00 Il y a ça, ces formes, je parlais de sédimentation d'histoire.
01:00:05 C'est toujours très fort chez moi.
01:00:07 J'ai le sentiment que voilà, une image renvoie toujours à une image, qu'une histoire renvoie toujours à une histoire, etc.
01:00:12 Et je trouve ça très beau.
01:00:14 Alors là, c'est le moment.
01:00:15 Là, c'est le moment encore joyeux.
01:00:18 Et puis très, très vite, la fin du film est très, très dure.
01:00:22 - L'un de tes livres se passe vraiment dans ce territoire-là, c'est "Oublier, trahir puis disparaître".
01:00:32 Je le disais tout à l'heure, ça commence comme une sorte de conte.
01:00:38 C'est l'histoire d'un homme qui se retrouve dans un train avec un enfant, un enfant qui parle une langue assez étrange.
01:00:45 Au fond, c'est une histoire de transmission à l'envers.
01:00:48 Leur voyage va les mener à Mostar.
01:00:53 Et là, il y a une très, très belle idée, je trouve.
01:00:56 C'est-à-dire qu'à Mostar, les gens ne font pas un orchestre ensemble.
01:01:01 Et comme ils n'arrivent pas à s'entendre sur quelle pourrait être la figure du grand homme,
01:01:07 c'est une statue de Bruce Lee, finalement, qui est érigée.
01:01:12 - Est-ce que tu peux dire quelques mots de ce livre ?
01:01:15 - Moi, j'aime beaucoup ce petit livre qui est un peu passé sous les radars quand il est sorti en 2014.
01:01:19 Il y a parfois des livres comme ça, mais je l'aime beaucoup.
01:01:22 Oui, je peux dire un mot.
01:01:24 D'abord, j'avais l'image de ce train fantôme.
01:01:26 Je me disais, tiens, mais c'est quoi le narratif du passage du XXe siècle au XXIe siècle ?
01:01:32 Comment est-ce qu'on passe d'une époque à l'autre ?
01:01:34 Parce que clairement, dans les temps à venir, il y aura les gens du XXe siècle, dont je suis.
01:01:40 Et puis, il y aura les gamins du XXIe siècle.
01:01:42 Et il y aura cette coupure.
01:01:44 Et ils ne porteront pas la mémoire, notamment, de Lénine sur la barge.
01:01:48 Ils ne porteront pas la mémoire de la guerre froide.
01:01:50 Ils auront d'autres formes de mémoire.
01:01:52 Et ils se rapporteront, en disant, à une mémoire sans témoin.
01:01:55 Et donc, en fait, je me disais, tiens, quel est le narratif qui nous permet de passer d'un siècle à l'autre ?
01:02:01 Et j'ai eu l'idée de ce train fantôme.
01:02:04 Donc, l'homme, il se fait appeler le vieil Européen.
01:02:09 Il a conscience qu'il porte un monde qui n'existera plus dans l'avenir.
01:02:12 Et il y a ce gamin sauvage qui parle une langue très hybride,
01:02:17 faite de beaucoup, beaucoup de types de sonorités,
01:02:20 qui peuvent être des sonorités de différentes langues,
01:02:24 parfois des langues d'extrême-orient, parfois des langues européennes, parfois des langues africaines.
01:02:29 Enfin, il y a une sorte d'hybride de langues.
01:02:32 Et ce gamin, on ne sait pas exactement ce qu'il dit.
01:02:36 On ne sait pas exactement de quelle espèce de sauvagerie même il est le porteur.
01:02:40 Et c'est ce cas de conscience de ce vieil Européen qui se dit sans cesse,
01:02:48 est-ce que je vais lui raconter ce qui s'est passé là ?
01:02:52 Et quand il dit ce qui s'est passé là, c'est que le train fantôme les mène jusqu'en Yougoslavie,
01:02:57 enfin, ça va vers cette ville de Mostar.
01:03:00 Mostar, c'est un lieu emblématique, en plus de Sarajevo,
01:03:05 parce qu'il y a ce pont qu'on a beaucoup vu à l'époque de la guerre,
01:03:10 qui était le pont qui reliait deux parties de la ville et donc deux communautés.
01:03:16 Et ce pont a tenu, mais tenu, tenu, tenu, tenu.
01:03:21 Les bombardements passaient et un jour ce pont est tombé.
01:03:25 C'est un pont qui est aussi célèbre parce que beaucoup de gamins viennent là pour sauter,
01:03:34 pour faire des sauts de l'ange dans une rivière qui coule en dessous.
01:03:38 C'est une très belle hauteur, c'est vertigineux là aussi.
01:03:44 Et donc ce pont a fini par tomber.
01:03:48 Et donc c'était tout un symbole.
01:03:50 Et lorsque les armes se sont tues,
01:03:56 il a fallu convoquer les jeunes des différentes communautés
01:04:03 et les plus vieux en disant "on va ériger une statue
01:04:09 qui sera le symbole de la vie retrouvée et de notre capacité à vivre ensemble".
01:04:16 Et il y avait tout un tas de noms sur cette liste de figures.
01:04:24 Et la seule figure sur laquelle les différentes communautés se sont mises d'accord,
01:04:29 c'est Bruce Lee.
01:04:31 Et donc sur la ligne de front à Mostar,
01:04:35 où se sont entretués des communautés musulmanes, bosniaques, serbes, croates,
01:04:41 il y a cette statue de Bruce Lee.
01:04:44 Et donc le vieil Européen et l'enfant arrivent jusqu'à cette statue
01:04:52 avec la nécessité pour ce vieil Européen d'avoir une interprétation.
01:04:56 C'est quoi en fait ?
01:04:59 Et je pense que là aussi, on dit un peu notre état du monde,
01:05:03 c'est que moi j'ai un rapport, j'aime beaucoup les hybridités,
01:05:05 je trouve ça très drôle.
01:05:07 Et j'ai un rapport à la fois émerveillé et mélancolique.
01:05:10 Je trouve ça pathétique et je trouve ça drôle et merveilleux
01:05:13 que tout d'un coup il y ait cette sculpture de Bruce Lee.
01:05:16 Là où l'histoire ne s'arrête pas,
01:05:19 c'est que cette sculpture après son inauguration,
01:05:22 tout le monde était là,
01:05:24 et quelques mois où elle a tenu bon, elle a disparu.
01:05:28 Elle a été volée.
01:05:30 Et donc il y avait toute cette question de où est passée la statue de Bruce Lee.
01:05:35 L'histoire veut que,
01:05:37 c'est ce qu'on me dit à une des personnes dans mon voyage
01:05:40 et que j'ai repris dans le livre,
01:05:42 qu'elle était un bronze de Bruce Lee
01:05:47 et elle a été fondue.
01:05:49 Et le bronze a été vendu
01:05:52 par des gamins qui s'achètent de la drogue.
01:05:58 Donc il y avait toute cette histoire que je trouvais emblématique
01:06:02 de ce qui se passe aussi en Europe.
01:06:06 Hier soir, je regardais avec ma fille,
01:06:09 je lui dis "tu choisis le film", je te racontais juste avant,
01:06:12 "vas-y, tu choisis le film qu'on regarde hier soir".
01:06:16 Et puis elle me dit "ouais, vas-y, on va regarder le documentaire sur Squeezie"
01:06:19 qui est un youtubeur, qui est un peu le Bruce Lee français.
01:06:23 C'est-à-dire que, où va la...
01:06:27 Quel est le sens de cette pop culture ?
01:06:29 Cette pop culture, elle vient à l'endroit d'un vide,
01:06:34 de quelque chose qui n'est plus vécu, qui n'est plus ressenti.
01:06:38 Et c'est pour moi indécidable.
01:06:40 J'ai pas de nostalgie,
01:06:43 je trouve pas ça génial non plus.
01:06:47 Je me dis juste "ça est".
01:06:50 Pour ça, c'est assez amusant.
01:06:52 Mais c'est vrai que j'ai grandi avec une culture classique, etc.
01:06:56 Et dans ce livre, il y a ça, il y a ce vieil Européen
01:06:59 qui voit sous ses yeux cette sculpture à devenir.
01:07:06 Le livre est sur cet indécidable.
01:07:11 Il est encore plus vertigineux, parce que la fin renverse tout le voyage.
01:07:14 - On va pas la révéler.
01:07:15 Mais en tout cas, j'ai l'impression qu'il y a un lien entre ce livre-là
01:07:19 et "Taiser sa vie nouvelle" pour le motif du train, en fait.
01:07:24 Qui au fond, j'y ai pensé en voyant le film d'Angelo Poulos,
01:07:29 qui est au fond une espèce de plan-séquence littéraire.
01:07:32 - C'est un plan-séquence littéraire.
01:07:34 Et puis, c'est vraiment...
01:07:38 C'est-à-dire, dans l'espace nord-américain,
01:07:42 le train signifie toute autre chose.
01:07:45 Le train, c'est le véhicule de la conquête,
01:07:47 c'est le véhicule du front pionnier, c'est la nouvelle frontière,
01:07:52 et donc c'est la mort d'un rapport amérindien à ce territoire, à cet espace.
01:08:00 C'est vraiment une logique de conquête.
01:08:04 Le train, en Europe...
01:08:07 Moi, j'adore voyager en train.
01:08:09 Je vis à Berlin depuis 12 ans, je suis souvent dans des trains.
01:08:13 Je connais la brume.
01:08:16 Elle est partout, Cracovie, Varsovie, l'hiver.
01:08:21 C'est ça, en fait.
01:08:23 La France vit dans une sorte d'illusion de l'Atlantique et de la Méditerranée.
01:08:32 C'est pour ça que son rapport à l'Europe,
01:08:34 j'ai toujours trouvé qu'il était spéculatif, abstrait.
01:08:39 L'Est, c'est vraiment quelque chose.
01:08:47 Et c'est pas du tout les mêmes espaces de projection.
01:08:52 Et donc, voilà, il y a ça, et on y accède beaucoup par le train.
01:08:57 J'ai des souvenirs de ces trains en Roumanie.
01:09:01 On avait fait un voyage avec mes enfants,
01:09:02 on avait traversé de Berlin jusqu'à Istanbul, tout en train.
01:09:06 C'est vraiment le passe-frontière.
01:09:10 Et c'est aussi cette chose qui évite le rapport hors-sol à l'espace.
01:09:16 Parce que l'avion est la meilleure manière de ne jamais comprendre
01:09:23 l'infinie variation qui mène du soi à l'autre.
01:09:31 C'est une sorte de micro-degré.
01:09:34 Quand on passe entre la Bulgarie et la Turquie,
01:09:38 qui est par ailleurs un des coins d'origine d'une partie de ma famille,
01:09:42 Andrinople, proche de la frontière bulgare,
01:09:45 où sont passés beaucoup les cortèges des gens qui fuyaient la Syrie.
01:09:50 En fait, l'empire ottoman n'arrive pas à la frontière turque.
01:09:56 Il y a comme ça ces imprégnations des espaces, et ces entrelacs.
01:10:01 Ça, c'est inextricable.
01:10:03 Parfois, je maudis un peu le politique,
01:10:07 qui est toujours cette sorte d'usage du langage performatif,
01:10:11 qui pense que oui, ça va s'arrêter à la frontière.
01:10:15 En fait, non, c'est pas du tout comme ça.
01:10:18 Que fonctionnent nos corps, que fonctionnent nos mondes,
01:10:20 que fonctionnent nos écologies intérieures de langue.
01:10:23 C'est pas comme ça, en fait.
01:10:26 Tout ce qui tranche trop violemment dans le réel, pour moi,
01:10:29 est une offense.
01:10:31 C'est déjà le début de la brutalité, en fait.
01:10:34 - Mais je disais tout à l'heure, ce livre,
01:10:39 c'est l'histoire d'un homme qui fuit Paris,
01:10:43 qui est devenu une sorte de nécropole,
01:10:46 puisqu'il a perdu successivement ses deux parents
01:10:49 et son frère, qui s'est suicidé.
01:10:51 Donc, il fuit vers l'Est, vers l'Allemagne.
01:10:54 Et au fond, ce livre permet de revenir
01:10:59 à la thématique du festival "Blessures du corps, blessures du monde".
01:11:04 C'est vraiment une manière d'entrelacer l'effondrement du corps,
01:11:08 puisque cet homme est en train de s'effondrer,
01:11:11 psychiquement, mais aussi physiquement,
01:11:15 avec les blessures du monde.
01:11:17 Et on revient sur ces blessures de l'Europe.
01:11:20 - Oui, en fait, "Taiser sa vie nouvelle"
01:11:24 est aussi lié à ce motif des vertiges.
01:11:28 D'abord, parce que le suicide et la pulsion de mort,
01:11:31 c'est quelque chose, quand on la regarde de près,
01:11:34 qui infonde la vie, donc ça tombe.
01:11:38 C'est des gens qui partent sans appel, sans mot,
01:11:43 et décident de quitter cette terre, de quitter la vie.
01:11:45 Il y a quelque chose comme ça,
01:11:47 qui est un vertige laissé à ceux et celles qui lui survivent.
01:11:51 Il y a, dans "Taiser", sans doute ce vertige
01:11:55 de où commence l'histoire collective et où s'arrête l'histoire intime.
01:11:59 C'est un continuum total, absolu, dans les deux.
01:12:02 En fait, le corps du narrateur, "Taiser", est un corps médian,
01:12:06 c'est un corps interstitiel sur lequel tombent
01:12:10 l'ensemble de l'expérience du XXe siècle, des différentes guerres.
01:12:13 En fait, il mène une enquête généalogique
01:12:16 suite à cet effondrement du corps,
01:12:18 pour essayer de comprendre pourquoi ça tombe en lui,
01:12:21 et vient s'accrocher à cette...
01:12:23 C'est une enquête sur la mort.
01:12:25 La question qui ouvre le livre,
01:12:27 c'est qui commet le meurtre d'un homme qui se tue.
01:12:30 C'est une contre-enquête sur le suicide.
01:12:32 Pourquoi c'est une contre-enquête sur le suicide ?
01:12:35 Parce que le suicide, dans nos cultures,
01:12:39 est défini de différentes manières,
01:12:40 mais la plus solide, c'est un choix libre et souverain,
01:12:44 c'est le libre arbitre de Camus.
01:12:46 Et c'est l'étape suprême de la liberté, je prends ma vie.
01:12:52 Ça, ça a été une manière de le définir.
01:12:55 Une autre manière de le définir,
01:12:57 c'est en notant toute liberté, en disant que c'est un fait social,
01:13:00 ça, c'était Durkheim.
01:13:02 Et de dire, en fait,
01:13:04 vous n'avez aucune prise sur cette décision, en fait,
01:13:08 c'est votre classe, un déterminisme sociologique
01:13:10 qui fait qu'il y a cet acte-là.
01:13:13 Ça, c'est les suicides chez Orange, France Télécom,
01:13:17 on peut les lire comme des faits sociaux.
01:13:20 "Taiser, sa vie nouvelle" est un roman très autobiographique,
01:13:25 qui creuse une autre voie.
01:13:28 Je pense que peut-être on y reviendra demain,
01:13:31 dans la conversation qu'on appelle "transgénérationnelle".
01:13:35 Au fond, il y a eu un trauma,
01:13:37 voire des traumas dans le passé.
01:13:40 Et l'énigme ou le mystère,
01:13:42 c'est pourquoi trois générations plus tard,
01:13:45 ce trauma, par des formes de ricochets étranges dans les corps,
01:13:50 vient accomplir quelque chose.
01:13:54 Et ça peut être une mort volontaire,
01:13:58 enfin, que l'on va voir comme volontaire,
01:14:01 et qui sera sans doute beaucoup plus reliée
01:14:04 à différentes histoires collectives, etc.
01:14:08 C'est très fort dans les lignées, je le dis parfois,
01:14:11 parce que c'est dans les lignées de femmes au XXe siècle,
01:14:15 c'est souvent des histoires de viols, d'abus,
01:14:19 c'est parfois, aussi assez souvent,
01:14:23 on en rencontre beaucoup,
01:14:25 des histoires d'avortements durs,
01:14:29 ou de naissances d'enfants morts-nés,
01:14:33 donc, chez les lignées d'hommes et des lignées de femmes,
01:14:38 c'est là où on retrouve quand même
01:14:40 des dimensions du temps long, anthropologiques,
01:14:43 c'est que l'histoire collective ne marque pas de la même manière les corps,
01:14:47 et dans les corps d'hommes, c'est beaucoup d'histoires de la violence,
01:14:51 parfois il y a des logiques d'abus, mais du côté des bourreaux,
01:14:54 mais il y a aussi beaucoup d'histoires de guerre,
01:14:57 parfois d'ailleurs les deux s'entrecroisent,
01:14:59 et d'histoires de guerre,
01:15:01 clairement on y reviendra, y compris ce soir,
01:15:05 avec la programmation et le film d'Oliver Stone, né un 4 juillet,
01:15:08 et donc c'est ce que va chercher ce livre,
01:15:12 c'est d'enquêter sur la mort d'un frère,
01:15:15 jusqu'à trouver cette dimension transgénéalogique,
01:15:21 qui passe de corps en corps,
01:15:23 et qui fait une forme d'archéologie de la violence,
01:15:26 et du départ, du suicide.
01:15:31 - On termine avec un dernier extrait ?
01:15:34 - Avec plaisir.
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01:22:39 dans quelques années ça reprend. Voilà. Ça ne finit pas. Ça ne finit pas pour le meilleur. Et ça ne finit pas pour le pire.
01:22:51 - Merci Camille. Merci à vous pour votre écoute. - Merci. Merci à toute l'équipe du Forum des Images.
01:22:58 (Applaudissements)
01:23:00 [Bruit de la machine qui s'arrête]