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00:00 6h39, les matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Et bonjour Marguerite Caton.
00:07 Bonjour Guillaume, bonjour à tous.
00:09 Ce matin, vous allez nous parler d'une épidémie, une épidémie à bas bruit, une épidémie
00:14 de solitude.
00:15 C'est un peu le mal du siècle et le paradoxe de notre monde hyper connecté.
00:20 Les interactions sociales, les rapports humains diminuent, l'isolement des personnes augmente.
00:25 Le CREDOC, le Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie, avait
00:29 même mesuré une hausse de 10 points du sentiment de solitude en seulement deux ans, entre
00:33 2020 et 2022.
00:35 Alors bien sûr, le Covid est passé par là et a laissé des traces, mais le mal semble
00:40 plus profond.
00:41 Bonjour Yann Algan.
00:42 Bonjour.
00:43 Vous êtes économiste, professeur à HEC, doyen de l'école d'affaires publiques de
00:46 Sciences Po.
00:47 C'est un peu étonnant de voir un économiste s'intéresser à la solitude.
00:51 Pourtant, vous avez réellement mené des études dessus.
00:53 C'était d'ailleurs avec Daniel Cohen qui est décédé récemment.
00:57 Quel était votre projet ?
00:58 Merci pour votre invitation et j'y réponds effectivement d'autant plus favorablement
01:04 en hommage à Daniel Cohen, dont c'était devenu vraiment l'une des grandes thématiques.
01:08 Le point, comme vous l'avez dit, c'est que la solitude n'est pas juste une grippe,
01:13 n'est pas juste liée au Covid.
01:14 Notre message est que ça s'inscrit beaucoup plus comme un vrai geste civilisationnel,
01:21 une vraie rupture anthropologique.
01:23 On est passé en effet de la société industrielle à la société post-industrielle, d'une
01:30 société de classe à une société d'individus et d'individus isolés.
01:33 Alors isolés tout d'abord au travail.
01:36 En effet, les emplois de services, manutentionnaires, routiers, conducteurs, aides-soignantes sont
01:43 des métiers seuls de la logistique qui n'ont rien à voir avec les métiers ouvriers chez
01:49 Peugeot, chez Michelin, où effectivement, il y avait des luttes, mais vous étiez encadré
01:54 dans des relations sociales.
01:56 Vous aviez même un monde en commun, un monde ouvrier ou un monde paysan.
01:59 On est isolés aussi dans les territoires.
02:02 Effectivement, la désindustrialisation de ces villes moyennes a conduit à une disparition
02:08 des services et pas uniquement des services publics, mais des lieux de socialisation comme
02:11 des cafés.
02:12 On a fait une étude pour le Conseil de l'Économie.
02:14 On montre que c'est l'un des premiers prédicteurs de l'émergence d'un mouvement des Gilets
02:19 jaunes.
02:20 Et puis, comme vous le disiez, on est même isolés sur les plateformes.
02:24 On accomplit nos gestes amoureux sur Tinder, comme dit Eva Illouz, "just fucked".
02:30 Et on parle à une voix, comme dans Her, un peu dystopique, d'une intelligence artificielle
02:38 que l'on croit unique et en fait, qui parle de la même façon à des milliers de personnes.
02:42 Trois grands facteurs pour expliquer cette épidémie de solitude.
02:45 Commençons par le premier que vous avez mentionné, les transformations du monde du travail, la
02:49 tertiarisation de l'économie avec ce poids de plus important par des services qui ont
02:54 bouleversé l'entreprise, des activités externalisées.
02:57 Ça, ça concerne surtout les classes populaires, le monde ouvrier, vous l'avez dit.
03:01 Est-ce que le télétravail a étendu cette épidémie à d'autres milieux ?
03:06 Alors, vous avez un certain nombre d'études qui montrent que le télétravail conduit
03:10 à une solitude supplémentaire.
03:13 Mais l'essentiel des travaux se consacre vraiment, effectivement, sur la solitude des
03:22 classes populaires, on va dire.
03:24 Et j'aimerais signaler un livre magnifique d'un prix Nobel d'économie, Angus Deaton,
03:31 qui s'intitule "Mourir de désespoir" et qui montre en fait que c'est surtout cette
03:35 catégorie, un peu ce qu'il appelle les petits blancs.
03:38 On ne parle pas des Afro-Américains, on parle vraiment de cette catégorie entre 35 et 55
03:43 ans du Minouest qui était avanche General Motors et dont le taux de mortalité a été
03:51 multiplié par 3 en moins de 30 ans du fait de suicides, du fait d'alcool et c'est
03:58 extrêmement lié à leur solitude.
04:00 Et ce qui prouve bien d'ailleurs que cette épidémie ne concerne pas que la France mais
04:04 touche la plupart des sociétés occidentales post-industrielles.
04:08 La seconde rupture, vous l'avez dit, Yann Algan, c'est celle des réseaux sociaux.
04:12 Comment analysez-vous ce paradoxe entre une augmentation de l'accès à la sociabilité
04:18 et puis une aggravation de la solitude ?
04:20 Alors c'est un vrai paradoxe.
04:22 On a effectivement dans toutes les études des remontées selon lesquelles en général
04:31 les individus gardent à peu près le même nombre d'amis mais en revanche passent beaucoup
04:38 moins de temps dans des contacts physiques et dans des vrais lieux de socialisation.
04:43 Par ailleurs, ces réseaux sont aussi très marqués socialement.
04:48 Lorsque vous êtes un cadre supérieur qui pouvait papillonner entre différents milieux,
04:54 on ne parle plus du tout de la même situation d'une personne gilet jaune ou d'une personne
04:59 qui vote pour Trump et pour le Brexit.
05:03 Et les réseaux sociaux ont effectivement accéléré d'une certaine façon ce sentiment
05:08 de solitude dans même des actes qui étaient les plus sociaux, ne serait-ce que l'amitié
05:13 ou l'amour.
05:14 Et j'aimerais juste signaler sur ce point un travail assez merveilleux de Durkheim,
05:20 le suicide, qui essayait d'expliquer le suicide non pas de façon uniquement psychologique
05:25 mais par des régularités, il avait cette image frappante en disant si vraiment le
05:29 suicide était juste sur une problématique psychologique ou des personnes en dépression,
05:34 on devrait avoir soit des femmes qui se suicident le plus parce qu'elles sont plus à l'époque,
05:39 elles étaient plus en dépression, ou des juifs parce qu'ils sont plus en dépression.
05:45 Donc à la fin, on devrait avoir des femmes juives totalement suicidaires, ce qui n'est
05:49 absolument pas le cas.
05:50 C'est les taux de suicide les plus faibles dans ces communautés parce qu'elles sont
05:53 extrêmement encadrées par des relations sociales.
05:55 Ce qui va avec le constat qu'on se suicide plus l'été en ville, l'hiver à la campagne,
06:00 l'idée c'est que les phénomènes que l'on croit intimes et personnels relèvent
06:03 en réalité d'une causalité collective.
06:05 Le problème est parfois pris par les autorités publiques sous l'angle de la santé, car
06:11 on observe, il y a eu des rapports récemment aux Etats-Unis, des corrélations entre la
06:14 solitude et l'incidence de certaines maladies, notamment la dépression, la maladie de Parkinson.
06:19 Une autre manière d'y réfléchir, et c'est la vôtre, rien à le grand, c'est un angle
06:23 politique.
06:24 Vous établissez un lien entre l'isolement et le vote vers les extrêmes.
06:28 Qui dit problème politique dit peut-être réponse publique.
06:31 Est-ce qu'on a des solutions ? Est-ce qu'il y a un travail dessus ?
06:34 Oui, avant de passer aux solutions, il est important aussi vraiment de partager le diagnostic.
06:41 La montée des populismes n'est pas juste un accident de l'histoire.
06:46 C'est effectivement, selon nous, et c'est ce qu'on a essayé de développer, notamment
06:49 avec Daniel Cohen dans un livre collectif "Les origines du populisme" ou dans les
06:55 notes du Conseil d'analyse économique.
06:56 On est vraiment dans une situation où le fait d'être seul développe un rapport blessé
07:02 à autrui.
07:03 Et les votes extrêmes, en particulier les votes pour les partis populistes, sont souvent
07:08 votes de personnes qui se méfient pas uniquement des immigrés, mais aussi de leurs voisins,
07:13 de leur propre famille ou de leurs beaux-frères.
07:15 Et ce rapport blessé à autrui vous conduit à une défiance très forte dans les autres,
07:20 à une défiance dans les institutions et à un projet un peu nihiliste.
07:23 Donc, une fois que l'on a dit ça, on voit bien qu'effectivement, répondre avec des
07:27 politiques qui ciblent la sécurité économique est très important pour pouvoir vraiment
07:34 protéger les populations et qu'ils retrouvent une confiance dans les responsables, dans
07:37 les experts.
07:38 Mais il y a un volet aussi de défiance dans les autres qu'il faut travailler avec des
07:41 politiques de proximité.
07:43 Comment est-ce qu'on réinvente un syndicalisme à l'heure d'une société de service et
07:47 non plus d'une société industrielle, d'une société ubérisée ?
07:50 Comment est-ce qu'on développe aussi des politiques éducatives où, dès le plus jeune
07:54 âge, on apprend à coopérer plutôt qu'à prendre juste des notes au tableau en silence
07:59 pendant votre heure de classe ?
08:00 Et on a des politiques aussi vraiment de socialisation dans les territoires absolument importantes.
08:05 Merci Yann Algorand, merci beaucoup.
08:07 Je rappelle que vous êtes économiste, doyen de l'École d'affaires publiques de Sciences
08:11 Po et professeur à HEC.
08:12 Et professeur à HEC, oui.
08:14 Merci beaucoup Marguerite Caton.