Patrick Modiano revient le 5 octobre en librairie avec "La danseuse" (Gallimard). Le lauréat du Prix Nobel de littérature 2014 était l'invité de Sonia Devillers ce mardi.
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00:00 Bonjour Patrick Modiano.
00:01 Bonjour, je suis content d'être…
00:04 Moi aussi, je suis content d'être dans votre bureau, au milieu de tous ces livres.
00:09 Alors, pourquoi la danseuse qui donne son titre au livre n'a-t-elle pas de nom ?
00:14 Oui, c'est venu de manière naturelle, je ne sais pas.
00:21 Si elle avait un nom, évidemment, le fait qu'on l'appelle la danseuse, oui, c'est comme une…
00:30 Si elle avait un nom, ce serait trop précis.
00:36 C'est plutôt…
00:38 C'est aussi parce que j'ai côtoyé les hasards de la vie.
00:43 En fait, j'ai côtoyé ce monde de la danse dans les années 60, enfin c'était avant d'écrire,
00:52 et c'est un monde qui m'a beaucoup frappé à l'époque.
00:59 D'ailleurs, il y a d'autres personnages de danseuses qui traversent vos livres parfois,
01:04 et elles, elles ont des noms.
01:05 Ah oui, elles ont des noms, oui.
01:07 Est-ce que ce sont des personnages secondaires ?
01:09 Il y en a certains que j'ai croisés qui étaient plus âgés que…
01:20 Oui, je les ai croisés, c'est pour ça que je peux les citer, oui, je les ai croisés,
01:27 que ce soit dans des… Oui, parce que j'étais… Les hasards en fait, j'ai plus ou moins
01:40 côtoyé ce monde-là avant d'écrire.
01:45 Ce n'est pas grave.
01:47 Et votre mère, elle a été danseuse un temps ?
01:49 Ah non, ça vient du temps… Non, non, quand elle était très jeune, elle a fait des revues,
01:59 mais c'était une figurante, ce n'était pas une…
02:01 C'était une figurante, oui.
02:03 Mais son petit garçon, le petit garçon de la danseuse, dont le narrateur est très
02:08 proche dans le livre, il a un prénom, Pierre, et puis il n'a pas de nom.
02:14 Mais il n'a pas de nom parce qu'il n'a pas de père.
02:17 Oui, c'est ça, c'est-à-dire que oui, c'est un enfant qui… Oui, apparemment,
02:27 il a vécu… Enfin, si on veut parler… Si le roman était réaliste et tout ça, oui,
02:33 c'est un enfant qui a vécu les premières années de sa vie un peu séparé de sa mère.
02:42 Oui, il n'a pas de nom en fait.
02:43 Oui, à un moment, je dis que j'ai… Celui qui dit « je » a essayé de le retrouver
02:53 bien des années plus tard, mais il ne savait pas quel était son nom exact.
02:57 Je dis oui, ils n'avaient pas de famille, enfin, quel était son nom sur l'état civil.
03:06 Mais alors, nous voici plongés dans un demi-monde, c'est-à-dire un monde clandestin où les
03:13 identités sont toujours douteuses.
03:16 Oui, oui.
03:17 Quand on commence à parler du cabaret, des pseudos des artistes, mais aussi des voyous,
03:23 de la pègre.
03:24 Oui, oui.
03:25 Oui, c'est un monde… Oui, c'est un monde… C'est-à-dire, tout ce qui tourne autour
03:35 de la danseuse est très précis parce que le monde de la danse, évidemment, ça m'avait
03:43 frappé quand j'étais très jeune parce que j'étais à l'âge où, à partir
03:49 du 17, 18, 19 ans, j'étais à l'âge où je ne savais pas très bien qu'est-ce
03:54 que je ferais, où je ne poursuivais pas d'études et tout ça.
03:57 Et ce monde de la danse m'a fasciné parce que c'est peut-être le monde du spectacle
04:03 où il y avait le plus de… Il y avait une sorte de… J'emploie le mot « discipline
04:10 », c'est absurde, mais il y avait une espèce de travail perpétuel qui me fascinait
04:22 parce qu'évidemment, quand on a cet âge-là, on ne sait pas très bien ce qu'on va devenir,
04:28 tout est un peu flou.
04:29 Alors, ce monde où déjà des gens de mon âge très jeune ou des filles de mon âge
04:34 travaillaient 8 heures par jour, faisaient des exercices, tout ça, ça m'avait beaucoup
04:44 impressionné.
04:45 Mais ce qui est très joli, c'est qu'on comprend bien dans l'expérience que le
04:49 narrateur fait de sa rencontre avec le milieu de la danse, qu'il fait le parallèle avec
04:53 la littérature et avec l'écriture et qu'il dit « mais la littérature aussi,
04:57 c'est un exercice, la littérature aussi, c'est une discipline ».
05:00 Oui, c'est ça qui m'avait frappé, mais après, évidemment, je me suis aperçu que
05:06 la littérature est aussi une discipline sans arrêt de rectifier, de corriger, tout
05:12 ça.
05:13 Mais évidemment, c'est plus facile, moins pénible que la danse parce que la danse,
05:19 c'est sur le corps qui est presque martyrisé pour donner une impression de, comment dire,
05:27 pour donner une impression de fluidité et que les choses soient épurées.
05:35 C'est évidemment plus facile en littérature parce qu'il suffit de supprimer des phrases.
05:41 Mais la danse, c'est la même chose, mais ça s'exerce sur le corps.
05:45 Alors il faut, pour rendre ce corps léger, fluide, je parle de la danse disons classique
05:52 parce que c'est-à-dire ce travail perpétuel pour donner l'impression de légèreté
05:57 et tout ça, ça s'exerce sur le corps.
06:00 Alors donc, il y a un travail beaucoup plus pénible.
06:03 Mais s'il y a un lien entre les deux, c'est la danseuse qui dit, et pas seulement la danseuse,
06:09 mais ce sont ces personnages du monde de la danse, il est temps de mettre de l'ordre
06:12 dans tout ça.
06:13 Oui, c'est ça.
06:14 Et alors, c'est comme si la discipline de la danse ou de l'écriture, ça permettait
06:19 de mettre de l'ordre dans tout ça.
06:21 C'est quoi tout ça ?
06:23 Oui, c'est dans le désordre initial, dans cette espèce de chaos.
06:30 Alors la littérature, ça, évidemment, il y a d'autres écrivains qui ne pensent pas
06:40 comme moi, enfin qui ont leur style effoisonnant ou baroque.
06:43 Mais quand on pense à la littérature de quelque chose qui s'envisage, c'est tout
06:49 un travail d'épure, de supprimer des choses.
06:54 Alors la danse, c'est un peu la même chose.
06:57 Parce qu'il y avait une expression qui me frappait toujours, que je ne comprenais pas
07:02 au début dans les cours de danse.
07:04 Il y avait des profs de danse qui disaient « casse le coude ». Et je ne comprenais
07:08 pas pourquoi.
07:09 Parce qu'en fait, le coude, c'est presque une gêne pour la danse.
07:13 C'est-à-dire que pour rendre le bras fluide, c'est très compliqué parce qu'il faut
07:18 faire oublier que là, c'est un peu… il faut l'assouplir.
07:24 Tout ça est un travail de… Alors évidemment, c'est un rapport avec la littérature parce
07:29 qu'il faut supprimer des tas de choses aussi dans des phrases.
07:35 Il faut faire des ellipses, mais c'est beaucoup moins pénible en fait.
07:40 Le narrateur a la mémoire brouillée, la danseuse a la mémoire brouillée.
07:47 De toute façon, tout ça s'est passé il y a 50 ans, un siècle.
07:53 Et entre les deux, et ça n'aide pas beaucoup, Paris a beaucoup changé.
08:00 Oui, c'est-à-dire que les… Oui, parce qu'au fur et à mesure qu'on vieillit,
08:08 on a une espèce d'approche, on peut voir 20 ans avant, puis après ça grandit, 30
08:13 ans, 40 ans.
08:14 Et évidemment, au bout de 50 ou 60 ans, ça devient assez impressionnant de voir les
08:22 changements et cette espèce de distance dans le temps, ça devient vertigineux.
08:29 Vertigineux.
08:30 Et d'ailleurs, ce livre est plein d'épouvantails qui ressurgissent du passé.
08:37 Et c'est toujours quelque chose d'inquiétant quand les fantômes reviennent.
08:43 Il y a toujours une sorte de malaise à croiser ces visages du passé sans tout à fait être
08:48 sûr que c'est eux.
08:49 Oui, parce que c'est lié à des choses que j'ai éprouvées.
08:54 Parce que, évidemment, quand j'étais très jeune, c'était une période étrange,
09:01 même pas simplement pour moi, mais pour tous les gens de mon âge.
09:03 C'est-à-dire que la majorité était à 21 ans.
09:06 Alors il y avait une période très étrange, mettons entre 17 et 21 ans, où on était
09:12 comme des clandestins parce que pratiquement tout était interdit.
09:16 Donc, on était obligé de vivre une vie clandestine, sauf si on poursuivait des études ou des
09:24 choses comme ça, où on était encadré.
09:26 Et donc, j'ai eu toujours l'impression que cette période que j'ai vécue, comme
09:32 pour les autres, il y avait toujours des choses étranges.
09:35 On est obligé de connaître des gens plus âgés que soi qui étaient comme des protégés.
09:45 Alors, on rencontrait des gens bizarres, tout ça.
09:47 Et tout ça, évidemment, c'était un monde presque… toutes les choses devaient se
09:54 faire dans la clandestinité.
09:55 Ça créait une impression de… comment dirais-je… oui, assez inquiétante.
10:03 - Assez inquiétante.
10:04 Et vous pensez, comme le narrateur, que le Paris d'aujourd'hui est un Paris très
10:11 déroutant, est une sorte de grande dutiferie d'aéroport ? Le narrateur se dit « mais
10:17 d'où viennent tous ces touristes ? »
10:18 - Ah oui, non, mais c'est-à-dire que le Paris, à mesure que les années s'écoulent,
10:25 c'est évidemment le Paris qui était celui de mon adolescence ou de mon enfance de l'adolescence.
10:30 C'est un Paris où il y avait une sorte de fantastique social très curieux.
10:36 Et alors, avec les années qui passent, évidemment, il devient presque un Paris imaginaire.
10:44 Et donc, en même temps, il devient un Paris un peu intemporel parce qu'il n'y a plus
10:50 aucun rapport avec…
10:51 - Et d'ailleurs, vous venez de dire « fantastique », vous venez de dire « imaginaire ». D'ailleurs,
10:56 il y a un lieu-clé dans le livre qui s'appelle « La boîte à magie », c'est un cabaret.
11:00 C'est la scène sur laquelle se produit la danseuse.
11:03 C'est là où, en fait, c'est une sorte de point de ralliement de tous les personnages.
11:06 Mais « La boîte à magie », c'est tout un programme.
11:09 C'est comme une sorte de mise en garde faite au lecteur ?
11:12 - Oui, c'est…
11:14 Je crois qu'il y avait un endroit qui s'appelait comme ça.
11:18 Et puis, oui, en fait, c'est…
11:22 Oui, l'endroit tel que je le décris, c'est une clientèle un peu bizarre.
11:30 La danseuse s'y trouve parce qu'elle connaît un monsieur qui s'appelle Verzini, qui est
11:38 un personnage un peu louche.
11:40 Mais alors, ça contraste, évidemment, avec cette espèce de discipline qu'elle a de
11:48 travail, de cours de danse et tout ça.
11:50 Parce qu'elle est liée un peu à ce milieu un peu bizarre.
11:58 Mais peut-être qu'elle a essayé de se sortir de cet espèce de milieu un peu trou.
12:04 - Mais « La boîte à magie », ça dit aussi au lecteur que tout ce qui en sortira ne sera
12:09 pas tout à fait vrai, pas tout à fait réel ?
12:11 - Oui, c'est ça.
12:12 Oui.
12:13 - Il y a aussi une part d'imaginaire qui est fantastique ?
12:16 - Oui, la plus grande part, c'est l'imaginaire parce que ce n'est pas un roman réaliste.
12:22 - Non.
12:23 Et pourquoi y a-t-il tant d'étoiles dans ce livre ? C'est-à-dire, à plusieurs reprises,
12:31 le narrateur dit « je regarde par la fenêtre et mon regard est happé par une étoile ».
12:38 Et il y a dans cet astre mort dont la lumière nous parvient encore…
12:43 - Oui, elle nous parvient quelques fois très longtemps avant que…
12:47 - C'est ça.
12:48 - Oui, c'est-à-dire que c'est étrange, c'est une lumière qui vous parvient quand
12:53 les…
12:54 - Quand l'étoile est morte.
12:55 - Quand l'étoile est… Oui, c'est ça qui m'a toujours frappé, oui.
12:59 - Et là, on a la sensation que pour le narrateur et pour vous peut-être, Patrick Modiano,
13:04 les étoiles ce sont tous ces gens qu'on a connus, tous ces moments qu'on a vécus.
13:09 - Oui, c'est ça qui revient avec une lumière très bizarre parce qu'on sait que l'origine
13:16 de cette lumière est morte, mais en même temps il y a cette lumière et on a l'impression
13:20 bizarrement qu'il y a une sorte d'éternité, enfin que cette lumière, comme l'étoile
13:26 est morte depuis longtemps, que cette lumière qui vous vient peut-être 50 ans, que c'est
13:32 une lumière intemporelle en fait, c'est très bizarre comme impression.
13:35 - Alors, quelle est la différence entre quelque chose qui appartient au passé et quelque
13:43 chose qui appartient à un présent éternel ?
13:45 - Oui, c'est-à-dire que le… C'est très compliqué parce que le passé devient intemporel
13:55 à un moment donné.
13:56 Ce n'est pas un problème de nostalgie ou d'essayer de retrouver, c'est que le passé,
14:03 ce n'est pas qu'il se fige, mais il devient, avec ce phénomène de cette lumière en astronomie,
14:11 comme ça, cette image de l'étoile qui est morte et qui projette, que la lumière est
14:18 projetée.
14:19 C'est très curieux parce qu'il n'y a plus de passé, il y a une sorte d'intemporalité,
14:29 ça flotte dans une sorte d'intemporalité.
14:34 C'est très difficile à exprimer dans un roman.
14:37 - Moi, c'est ce que ressent le narrateur, c'est-à-dire que la danseuse, que le petit
14:42 Pierre, que Versini, ils appartiennent à un passé révolu et pourtant ils sont toujours
14:47 là avec Hitch.
14:49 Et moi, je me dis que c'est parfois aussi ce que ressent le lecteur quand il ferme un
14:54 roman.
14:55 - Oui, il y a une espèce d'écho.
14:57 - Oui, une sorte de point d'orgue, on ne sait pas très bien le situer dans le temps, c'est
15:03 une sorte en suspension.
15:05 - C'est ça.
15:06 Merci Patrick Modiano.
15:08 - Merci d'avoir pu parler.