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Milo Manara, auteur italien de bande dessinée, notamment érotique est l'invité d'Elodie Suigo. Il publie une adaptation de l'œuvre d'Umberto Eco : "Le Nom de la Rose" aux éditions Glénat
Transcription
00:00 Bonjour Milo Monara.
00:01 Bonjour.
00:02 Dans le monde entier, vous êtes considéré et reconnu comme étant le plus grand maître contemporain de la bande dessinée,
00:08 notamment érotique.
00:09 Ce titre et cette reconnaissance ont commencé en 1983 avec le déclic d'une bande dessinée érotique censurée à l'époque en noir et blanc,
00:16 qui a révolutionné le monde des bédéistes.
00:19 Mais pas que. L'histoire était simple.
00:21 Que ferait une femme manipulée par une machine à provoquer les désirs ?
00:24 Ça, c'était le point de départ.
00:26 Tout comme Jean-Claude Forest et Barbarella, vous avez su prendre une position pour finalement proposer autre chose dans la bande dessinée,
00:35 une bande dessinée différente et très adulte.
00:38 Vous êtes, pour certains, insolent, sans tabou et totalement débridé.
00:43 Aujourd'hui, vous publiez une adaptation de Le Nom de la Rose, d'après l'œuvre d'Umberto Eco aux éditions Glénat.
00:49 Qualifié et défini comme un policier ou thriller médiéval, ce roman a reçu en France le prix Médicis.
00:55 On va le voir parce qu'il est vraiment très, très beau.
00:57 C'était en 1982.
00:59 Il a été adapté également au cinéma par Jean-Jacques Hano.
01:01 Quelle idée, Milo, de reprendre cette œuvre incontournable ?
01:05 D'où vous est venu cette idée ?
01:07 L'idée, c'est que, à propos des filles d'Umberto Eco,
01:14 Stefano Eco m'a proposé ça, comme à l'époque, il y a beaucoup des années.
01:25 La fille d'Umberto Eco, Carlotta, m'avait demandé un dessin
01:34 quand j'étais en train de dessiner Giuseppe Berman,
01:38 un de mes personnages sérieux que j'ai dessiné.
01:45 Et donc, je lui ai fait un cadeau d'un dessin un peu érotique,
01:52 mais je n'ai pas demandé l'âge de la fille,
01:55 alors que je crois que la fille était vraiment très jeune.
02:00 Et après, quelques jours après, j'ai rencontré Umberto Eco
02:05 et il m'a dit "tu as fait un cadeau pas propre à ma fille".
02:11 Il était un peu rigolant, un peu sérieux.
02:17 Et donc, je crois que c'est pour ça que les filles m'ont demandé
02:22 d'adapter les Noms de la Rose à mon dessin.
02:29 Donc c'est vrai que cette histoire se déroule en Londres 1327,
02:33 dans une abbaye bénédictine au nord de l'Italie.
02:36 Plusieurs moines sont retrouvés morts entraînant une enquête
02:39 menée par le frère Guillaume de Baskerville
02:41 afin de devancer l'Église pour éviter les superstitions.
02:44 Vous avez décidé de démarrer en faisant parler Umberto Eco ?
02:48 Ah oui, ça c'est un privilège de la bande ciné,
02:52 que c'est irrénucible.
02:53 Alors, il n'aurait pas été possible en cinéma ou à la télé,
03:01 mais peut-être que dans le futur,
03:05 il deviendra possible aussi avec l'intelligence artificielle et tout ça.
03:11 Mais pour le moment, c'est un privilège de la bande ciné.
03:14 Donc j'ai dessiné Umberto Eco, pas seulement Umberto Eco,
03:19 mais Umberto Eco jeune, dans les années 60,
03:24 quand il a découvert les manuscrits anciens.
03:30 Et Umberto Eco âgé dans les années 90,
03:36 quand il a écrit les Noms de la Rose.
03:40 Donc pour moi, c'était la félicité
03:46 de pouvoir dessiner Umberto Eco, jeune et âgé.
03:50 C'est un privilège de la bande ciné.
03:54 Et après tout, j'ai quand même gardé le prologue du livre.
03:59 Il parle quand il a retrouvé les manuscrits.
04:08 Il parle de l'invasion de l'Union soviétique à Varsovie.
04:16 Donc il a situé le prologue
04:21 dans un contexte historique très intéressant quand même.
04:26 Comment on fait pour garder l'âme d'une oeuvre aussi importante
04:31 et en même temps d'apporter sa pierre à l'édifice et de garder sa patte ?
04:34 Ça, c'est une bonne question.
04:38 Oui, ça, c'est le défi le plus important
04:42 et le travail le plus sévère, le plus dur que j'ai fait.
04:48 Moi, trouver devant une cathédrale
04:53 et être obligé d'enlever presque tout,
04:59 mais garder la cathédrale,
05:03 garder que la cathédrale ne tombe pas.
05:07 Et donc ça, c'est la partie la plus difficile de mon travail,
05:14 de mon travail que j'ai fait.
05:16 J'espère avoir réussi
05:21 à garder l'esprit de l'histoire.
05:27 Et j'étais obligé, bien sûr, d'enlever beaucoup,
05:31 beaucoup, les 90 % de l'écriture,
05:36 parce qu'il y avait le dialogue et tout,
05:39 que forcément, j'ai coupé.
05:43 J'étais obligé de couper.
05:46 Mais je suis très content que son fils, Stefano,
05:51 le fils de Berto Ecco,
05:54 m'ait dit qu'il avait retrouvé
05:58 le travail de son père dans mon réduction.
06:02 Donc je suis très, très content de ça, très fier.
06:07 Évidemment, il y a des femmes nues,
06:09 on soit bien d'accord, de la sensualité,
06:12 dans ce monde bénédictin avec des meurtres en toile de fond.
06:15 Et pourtant, vous avez maintenu une certaine pudeur, j'ai l'impression.
06:19 Oui, alors là, c'est une scène
06:25 qu'on ne retrouve pas comme ça
06:30 dans les films de Jean-Jacques Hanot.
06:33 On a la séquence, mais c'est très vite.
06:35 Alors qu'Humberto Ecco, il a dédié beaucoup de pages
06:41 à l'apparition de cette fille nue,
06:45 l'épiphanie de l'apparition de la femme
06:52 pour un garçon qui avait vu juste des moines.
06:59 Et donc Humberto Ecco,
07:03 il a utilisé les mots du Cantico dei Cantici,
07:08 qui est un livre de la Bible.
07:11 Il y a un niveau très lyrique,
07:15 très poétique de l'écriture
07:18 dans la description de la femme.
07:21 Et donc c'est une séquence
07:26 que j'étais obligé de mettre,
07:29 même parce que c'est une séquence clé dans l'histoire.
07:33 Ce livre, c'est aussi un récit philosophique,
07:37 un récit d'apprentissage qui montre finalement,
07:39 c'est un peu un regard, un reflet de la société, de ses dérives.
07:42 Il est question de religion.
07:45 N'est-ce pas surtout un symbole du pouvoir des livres ?
07:48 Ah oui, oui, oui, oui.
07:50 C'est un livre qui parle du livre, qui parle des autres livres.
07:56 Et c'est justement le pouvoir de la culture du livre.
07:59 Alors quand il décrive la bibliothèque, les labyrinthes,
08:05 il dit exactement que ce n'était pas
08:10 une chose épouvantable, terrorisante, la bibliothèque,
08:15 qu'on s'attendait à quelque chose d'épouvantable,
08:20 mais il ne le dit pas du tout.
08:22 Alors le sens, le modèle pour la bibliothèque,
08:28 c'est la bibliothèque de Babel, de Borges,
08:32 qui n'était pas gothique du tout.
08:37 C'est une salle
08:40 avec une table au milieu
08:46 qui donne une autre salle, une autre salle, une autre salle,
08:50 et tout ça à l'infini.
08:52 Même pour Umberto Eco, c'est un labyrinthe, donc c'est infini.
08:57 On continue à tourner, à tourner, sans trouver la sortie.
09:02 Et l'angoisse, ce n'est pas dans l'architecture,
09:07 dans les châteaux gothiques,
09:11 ce n'est pas les châteaux de Dracula, c'est autre chose.
09:16 Et l'angoisse, c'est de marcher,
09:19 de continuer à marcher dans la salle avec tous ses livres,
09:24 tous les livres sur la mure,
09:27 et chaque livre, il parle, il dit "moi, je suis la vérité".
09:33 L'autre dit "non, non, c'est moi la vérité, lui, il est faux".
09:38 Et donc c'est tout ça, ces mots, ces mots, ces mots
09:44 qui continuent à parler.
09:46 Et donc le labyrinthe, c'est ça,
09:49 c'est d'entrer dans la sapience,
09:53 d'entrer dans la connaissance.
09:56 Mais on a quand même...
09:59 On est obligé de douter,
10:02 c'est la vérité ou c'est faux ?
10:06 Et donc c'est vraiment un délire, le labyrinthe.
10:14 C'est étonnant, c'est un chef-d'œuvre.
10:16 La description de la bibliothèque, du labyrinthe,
10:21 c'est vraiment quelque chose de passionnant, de très passionnant.
10:25 C'est notre civilisation, même maintenant.
10:30 C'est incroyable.
10:32 - Je voudrais que vous me parliez du moment où vous choisissez
10:35 de faire de la BD érotique, Milo Manara.
10:39 Je voudrais savoir à quel moment vous craquez, quel est votre déclic ?
10:43 - Ah bon, alors à l'époque, l'érotisme,
10:48 c'était quand même quelque chose de culturellement très important.
10:52 Même aujourd'hui, je crois.
10:54 Mais à l'époque,
10:56 le grand changement qu'il y a eu dans la société dans les années 60,
11:03 on ne l'imagine pas.
11:05 Si on est trop jeune pour avoir vu la société
11:13 avant les années 60, on n'arrive pas vraiment à imaginer comment on était.
11:18 Alors qu'il y a eu un changement énorme dans la société
11:24 importé par la musique, par la littérature, la mode.
11:33 Il y a Mary Quentin qui a inventé un peu la minijoupe.
11:38 Il y avait les Beatles, il y avait les Rolling Stones,
11:42 il y avait le cinéma très révolutionnaire,
11:47 le dernier tango à Paris.
11:50 Il y avait un changement général dans la société.
11:55 Et les changements, il y en a eu,
12:00 même la bande dessinée, si on imagine Barbarella de Jean-Claude Forrest,
12:05 on s'imagine Prado, Jodel, Guy Pellet,
12:11 avant c'était vraiment inimaginable,
12:17 une bande dessinée pour adultes comme ça.
12:20 Après, pour adultes, mais pas seulement pour l'aspect érotique,
12:30 mais c'est culturellement pour adultes.
12:33 C'est-à-dire que c'était une bande dessinée qui parlait aux adultes.
12:38 Et donc, cette année, il y a eu un changement vraiment épocal dans la société.
12:46 Et même la bande dessinée, ma bande dessinée,
12:51 a fait partie de tout ce changement,
12:58 même au niveau érotique.
13:01 Et donc, à l'époque, on parlait de la libération sexuelle, etc.
13:07 Et la bande dessinée a eu un rôle dans la libération sexuelle, etc.
13:14 Et c'est pour ça, c'est ça qui a déclenché,
13:19 même pour moi, l'érotisme, les déclics, tout le reste.
13:28 En 2020, les éditions Glénat ont publié "Passion Femme",
13:31 une magnifique anthologie des dessins que vous aviez proposés.
13:35 Qu'est-ce qui vous motive aujourd'hui à continuer à 70 ans passé, Milo Manara ?
13:40 Quel est votre moteur ?
13:42 La conviction peut-être...
13:48 Faux, je me trompe, mais la conviction que mon rôle dans la société, c'est ça.
13:55 C'est ça, ma place, c'est ça,
14:00 de continuer à raconter des histoires en dessinant.
14:07 La motivation de ma vie,
14:11 je n'arrive pas à imaginer ma vie sans continuer à dessiner,
14:17 sans continuer à raconter.
14:19 Je sais bien que la bande dessinée, c'est quand même plus dur,
14:24 plus difficile que les illustrations.
14:27 En réalité, je vois les autres dessinateurs qui ont presque mon âge,
14:36 qui dessinent de moins en moins.
14:41 Je comprends, c'est difficile, c'est dur.
14:45 L'âge, c'est quand même quelque chose qui a son importance.
14:55 Oui, c'est toujours plus dur de dessiner, même pour les mains, pour les bras.
15:03 Mais c'est ça que je dois faire.
15:08 Jusqu'à ce que j'ai quelqu'un qui lise mon album, c'est ça que je dois faire.
15:18 Je voudrais savoir quel regard vous avez sur ce parcours.
15:21 De quoi êtes-vous le plus fier ou le plus heureux de tout ce que vous avez créé ?
15:24 Entre Declic qui a fêté ses 40 ans, tous les personnages que vous avez proposés,
15:29 Borgia, le travail avec Fellini.
15:33 Ah oui, c'est vraiment difficile, c'est impossible de choisir.
15:40 Alors, j'ai travaillé avec Hugo Pratt, j'ai travaillé avec Fellini,
15:46 j'ai travaillé avec Jodorowsky, j'ai travaillé avec des autres scénaristes très grands,
15:52 Vincent Soceram, etc.
15:55 Et donc, ce sont des privilèges absolus, c'est impossible de dire quel est mon préféré.
16:10 Si je préfère Hugo Pratt ou Fellini ou Jodorowsky, ce n'est pas possible.
16:18 Je suis quand même très fier, très heureux d'avoir eu la chance
16:25 de pouvoir travailler avec les trois génies.
16:30 Je suis très content.
16:31 C'est quoi la suite alors ?
16:32 Parce que vous êtes déjà sur d'autres projets, j'imagine.
16:36 Après le nom de La Rose, quelles sont vos envies ?
16:39 J'ai un projet de dessiner un scénario très court avec Franck Miller,
16:50 qui est un autre génie.
16:52 Donc, mon merveille dans la profession n'est encore pas terminée.
17:00 J'espère continuer encore si j'ai la chance d'avoir la santé.
17:07 Je précise aussi que vous revenez à vos premières amours
17:11 avec le noir et blanc dans cet ouvrage,
17:13 et donc des enluminures qui sont exceptionnelles,
17:15 que vous avez réussi à reproduire.
17:17 Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez du mal,
17:19 votre main suivait moins, mais finalement, elle suit très bien.
17:23 Merci beaucoup.
17:24 Merci, merci à vous.
17:26 Merci Milo Manara.
17:27 Ça s'appelle le nom de La Rose, évidemment.
17:29 C'est votre adaptation à vous d'Umberto Eco.
17:31 J'en dis pas plus parce qu'il faut le découvrir inévitablement,
17:35 mais c'est à déguster.
17:36 Merci beaucoup.
17:37 Merci, merci bien.

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