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La romancière Neige Sinno publie "Triste Tigre", où elle évoque les viols qu'elle a subi de son beau-père. Son roman est en lice pour le Goncourt. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-18-septembre-2023-8844047

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00:00 Le 7/10. Il est 7h48, Sonia De Villers, votre invitée publie aux éditions POL un récit
00:06 intitulé « Triste Tigre ». Et ce texte, Nicolas, est en lice pour le prochain Goncourt.
00:12 Il retrace les viols que l'auteur a subis dans son enfance, infligés par son beau-père.
00:17 Alors, chers auditeurs, s'il y a des petits ce matin avec vous dans la cuisine ou dans
00:22 la voiture, je vous propose de baisser le son quelques minutes. Bonjour Nelsino. Bonjour.
00:28 Soyez la bienvenue. Dans ce livre que vous venez d'écrire, vous le dites d'emblée,
00:34 se mettre à la place de la victime, après tout, c'est facile, chacun peut le faire.
00:38 Mais entrer dans la tête du bourreau, voilà qui est difficile, voilà qui est rare. Ces
00:43 livres-là n'existent pas. Oui, alors je parle de ça surtout parce que
00:49 ce que j'essaie d'interroger, c'est pourquoi moi-même qui ai été victime et pourquoi
00:53 beaucoup de gens, on est plus fascinés par ceux qui commettent la violence que par ceux
00:59 qui la subissent. Et mon texte, ce n'est pas exactement un récit, c'est en même
01:04 temps un récit et une exploration de tous ces questionnements-là. Et ce questionnement,
01:09 il est fondateur pour moi. Au début, j'ai pensé que c'était parce que j'ai été
01:13 victime moi-même et que du coup, j'étais nécessairement fascinée par celui qui a
01:19 été mon agresseur, qui m'a dominée. Mais je me rends compte que la société aussi,
01:23 elle est fascinée par ceux qui prennent ce pouvoir sur les autres. Et ça, c'est un
01:30 problème, je trouve.
01:31 *-Et il y a quelque chose qui résiste. Mettre son sexe en érection dans la bouche de cet
01:35 enfant, faire en sorte qu'il ouvre grand la bouche. Ça, c'est vrai que c'est fascinant.
01:40 Quand c'est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n'était,
01:43 recommencer pendant des années. Je ne comprends pas.*
01:47 Et non. Et pourtant, je l'ai vu de très très près. Et non seulement je ne comprends
01:56 pas, j'ai l'impression que moi, en tout cas, je n'arriverai jamais au bout de ça.
02:01 Et que ce désir de comprendre, il fait partie du mystère et de la violence qui m'a été
02:10 faite. Cette obligation que ça revienne toute ma vie à me reposer les questions pourquoi
02:16 il m'est arrivé ça ? Pourquoi quelqu'un est capable de faire ça à un enfant ? Pas
02:21 nécessairement moi, parce que maintenant je suis adulte, j'ai 46 ans. Mais quand j'entends
02:25 une histoire d'un enfant abusé dans mon entourage, je me dis comment c'est possible ? Et ça,
02:30 ça ne passe pas en l'interrogeant.*
02:31 *-Et puis il y a pourquoi lui, pourquoi il a fait ça ? Et puis il y a le pourquoi moi
02:36 qui revient sans cesse. Et tout le livre et toute votre trajectoire consiste à dénouer
02:44 les arguments de l'agresseur. Il vous fait ça parce que, disait-il, il vous aimait.
02:49 *-Oui, je pense que c'est une stratégie assez courante chez les agresseurs, d'après
02:55 les choses que j'ai lues. Et en plus, je pense que comme il y a un processus un peu
02:59 de culpabilité, culpabiliser la victime, mais de toute façon, il n'a pas besoin de
03:03 culpabiliser la victime, on se culpabilise soi-même, on se dit c'est à cause de moi.
03:07 Et déconstruire cette expérience, c'est aussi ça, c'est aussi défaire cette idée
03:18 qu'on est seul. Mais en même temps, on n'y arrive jamais parce qu'on reste seul.
03:21 On reste seul, même si on est au courant, même si on apprend qu'en fait, on est des
03:26 centaines de milliers à l'avoir vécu. Et donc pourquoi moi, pourquoi elle, pourquoi
03:32 lui ? En vérité, on se pose tous cette même question, on a tous l'impression d'être
03:36 seul dans ça.
03:37 C'était ce beau-père qui est arrivé dans votre vie quand vous aviez 6 ans, Neige, Rose,
03:45 votre petite soeur en avait 4, et vous avez d'emblée refusé de l'appeler papa. Ce
03:51 qui, pensez-vous, lui a infligé une blessure narcissique insupportable. Le viol intervient
03:57 comme une forme de punition dans votre vie.
04:00 Oui, alors ça, c'est des choses que lui m'a racontées parmi d'autres récits pour
04:06 justifier ce qu'il faisait, parce que c'est quelqu'un qui parlait beaucoup. Il y a des
04:08 agresseurs qui ne parlent pas, mais moi j'ai eu un agresseur qui parlait beaucoup. Et ce
04:13 qui me semble un peu fou là-dedans, c'est que j'étais convaincue qu'il me disait la
04:23 vérité. Moi aussi, j'ai pensé pendant des années, ah oui, c'est parce que je ne veux
04:28 pas le considérer comme mon père, parce que tous les arguments qui étaient certainement
04:33 des choses pour me manipuler, il était très fort pour me manipuler, puisque je les ai
04:37 intégrés pendant très longtemps. Et donc le travail que je fais dans le livre aussi,
04:42 c'est essayer de mettre à plat un peu tout ça. Et je raconte effectivement, ça peut
04:48 être interprété comme un récit, mais j'essaie de le décortiquer, de le voir avec un peu
04:54 de distance.
04:55 Il y a eu un procès, chose rare. Il a avoué, il a été assez loin dans les avieux, il
05:00 a reconnu, 14 heures à la cour d'assises de Gap. D'ailleurs, vous publiez les coupures
05:05 de presse de l'époque. Il a été condamné à 9 ans sur les 20 ans de réclusion qu'il
05:11 encourait. Et puis, il y a quelque chose dans l'idée de « Pourquoi moi ? », c'est
05:15 qu'à l'idée qu'on lui soumette le fait qu'il puisse récidiver, il est effaré.
05:21 Jamais il ne ferait ça à un autre enfant. Ce serait une ignominie.
05:25 Oui, ça aussi, c'est un aspect un peu mystérieux. D'autant plus que je crois que ce qui m'a
05:35 permis de parler, et ça c'est une expérience qui est vécue par de nombreuses victimes
05:41 aussi, c'est parce que j'avais l'impression qu'il fallait absolument que je protège
05:47 les autres, d'autres potentielles victimes. Et lui, il a maintenu « impossible ». Il
05:53 n'y aura jamais d'autres potentielles victimes.
05:56 Oui, c'est ça. On peut le dire, en sortant de prison, il s'est remarié et il a eu
06:03 quatre autres enfants. Il y a quelque chose sur lequel vous insistez, Neshtino. Vous
06:07 avez grandi dans un milieu qu'on appelle aujourd'hui de néo-ruraux, dans les Alpes,
06:12 dans un contexte de grande précarité mais d'une pauvreté choisie. Et ce que vous
06:18 avez subi n'a rien à voir avec la permissivité des thèses sur la liberté sexuelle. Et vous
06:33 vous le dites à une autre époque, dans un autre contexte idéologique, il aurait trouvé
06:36 d'autres discours pour se justifier.
06:37 Oui, je raconte ce contexte-là de précarité, ou peut-être de marginalité, on ne s'identifiait
06:44 pas très clairement socialement. Parce que c'est important d'avoir le contexte dans
06:50 une histoire. Mais je sais que ce contexte-là, il n'explique en rien le fait que j'étais
06:56 abusée. Ça arrive dans tous les milieux, on est tous au courant maintenant. Ça arrive
07:00 dans tous les milieux, dans toutes les classes sociales, partout. Et dans le monde entier.
07:05 Moi je vis à l'étranger, dans un pays où il y a énormément de violence sexuelle
07:10 faite sur les enfants, et dans tous les milieux aussi.
07:12 Nescino, vous avez toujours été une très brillante élève, vous avez lu beaucoup,
07:17 vous écrivez maintenant, vous êtes docteur, est-ce littérature ? La littérature, vous
07:21 savez ce que c'est. Vous dites deux choses, l'idée de faire de l'art avec mon histoire
07:27 me dégoûte.
07:28 Je ne saurais pas vraiment l'expliquer quand je dis ça, c'est-à-dire que j'ai
07:35 senti en écrivant, il y a des choses auxquelles j'étais très très hostile. Et pourtant
07:41 ça fait longtemps que je travaille sous forme de fiction, sur ce matériau qui est mon
07:45 matériau biographique et j'en ai pas d'autre. Donc il est là, je ne saurais pas
07:52 exprimer exactement pourquoi ça me dégoûte, et pourquoi il y avait cette résistance contre
07:57 laquelle j'ai dû lutter. Et je pense que la forme du texte « Triste Tigre » est
08:03 construite de telle façon à ce que je puisse me trouver dans une position juste, où je
08:07 ne suis pas dans ce dégoût.
08:08 Ce texte est de toute façon une interrogation perpétuelle, page après page, sur comment
08:14 écrire et faut-il écrire ?
08:16 Qu'est-ce qu'on fait avec quelque chose d'irracontable ? Parce que c'est irracontable.
08:21 J'ai beau essayer de l'approcher d'un côté et puis d'un autre côté, de raconter
08:29 des faits, même si je raconte des faits en vérité, je n'y arriverais pas. Je peux
08:34 seulement m'en approcher de différents points de vue, de différentes façons.
08:38 « La littérature ne m'a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. L'écriture comme
08:43 thérapie, voilà qui est probablement douteux. »
08:46 C'est douteux pour moi. Alors ça semble un peu fort comme phrase, il y a des gens
08:51 qui disent « la littérature m'a sauvée ». Et je trouve ça très beau et j'ai
08:56 toujours rêvé de pouvoir dire ça. Mais comme je suis dans cette démarche, on écrit
09:02 dans la solitude, je m'interroge moi-même « est-ce que vraiment ça m'a sauvée ?
09:05 Je ne peux pas dire ça. Non seulement ça ne m'a pas sauvée, rien ne m'a sauvée.
09:11 Je ne vais pas tourner la page, je vis avec ça, je ne serai pas sauvée.
09:17 Alors à notre tour de vivre avec votre histoire. « Triste Tigre » parait aux éditions
09:22 POL. Merci Neils Sinon. Merci.

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