Pour sa 32e rentrée littéraire consécutive, la romancière Amélie Nothomb publie "L'Impossible Retour", un récit de voyage au Japon. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-29-aout-2024-3890898
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00:0010 jours à Kyoto et à Tokyo, c'est un petit carnet de voyages plein de curiosités
00:06touristiques.
00:07Simple, pour ne pas dire simpliste, si on se laisse piéger par l'apparente banalité
00:13de ce qui est raconté.
00:14Car entre les lignes se joue une tragédie universelle, celles que connaissent dans leur
00:19chair tous les déracinés.
00:21Quand le pays de l'enfance devient un lieu sacré où il est si difficile de retourner.
00:26Bonjour Amélie Nothombe.
00:28Bonjour Sonia.
00:29Une amie ne vous laisse pas le choix.
00:31Elle a gagné un voyage au Japon, pays où vous avez grandi.
00:34Vous devez l'accompagner.
00:35Or, pour aller au Japon, il faut d'abord quitter la France.
00:38Avant chaque retour, il y a un départ Amélie Nothombe.
00:42Et vous êtes allergique au départ.
00:44Pourquoi ?
00:45J'ai eu trop de départs dans ma vie.
00:47Mes parents étaient diplomates.
00:48Mon enfance a été ponctuée de départs et d'arrachements.
00:52Maintenant, même quand un départ est sympathique, même quand je pars en vacances, c'est déjà
00:56le traumatisme, la phobie.
00:58Je ne dors plus.
00:59C'est la catastrophe.
01:00C'est la répétition d'une tragédie primitive.
01:02C'est la répétition d'une tragédie primitive, mon premier départ.
01:05J'ai quitté le Japon à l'âge de 5 ans.
01:07Je ne m'en suis jamais remise.
01:08Il faut dire que c'était pour suivre votre père dans la Chine de Mao.
01:12La Chine de Mao.
01:13Donc, j'avais beaucoup de raisons de ne pas me remettre.
01:16A 21 ans, Amélie Nothombe, vous êtes revenue au Japon pour travailler.
01:19Ça a donné l'un des plus célèbres de vos romans, aujourd'hui étudiés dans tous
01:23les collèges de France, Stupeur et Tremblement.
01:25Puis, vous êtes revenue encore au Japon pour les besoins d'un documentaire.
01:28Ça a donné un autre livre, intitulé « La nostalgie heureuse ». Cette fois, vous dites
01:33de la nostalgie qu'elle est un sentiment crépusculaire.
01:36L'expression d'un échec, d'une perte, inscrite dans le squelette.
01:40Qu'est-ce qui a changé ?
01:41Il y a eu un très grand changement depuis mon dernier voyage au Japon, c'est que mon
01:45père est mort.
01:46Or, il y avait une identification de mon père au Japon qui était tout à fait extraordinaire.
01:51Mon père était un diplomate belge, mais quand il est arrivé au Japon, lors de ma
01:54naissance, c'était un diplomate de 30 ans qui a eu un coup de foudre pour le Japon,
02:01tout à fait exceptionnel.
02:02A tel enseigne qu'il est devenu le premier non-japonais au monde à chanter professionnellement
02:07le No.
02:08Mon père était un homme célèbre au Japon, il a été le premier chanteur de No à ne
02:12pas être japonais.
02:13Il avait une double vie, le jour il était un diplomate belge, la nuit il était un chanteur
02:17de No.
02:18Je ne compte pas le nombre de nuits que j'ai passées à écouter mon père psalmodier du
02:21No.
02:22Le japonais est ma langue fantôme, c'est dans votre texte.
02:26Jusqu'à l'âge de 5 ans, vous avez parlé couramment le japonais.
02:30Et puis quand vous avez eu 21 ans, vous êtes revenu au Japon pour travailler, ce que vous
02:34racontez dans Stupeur et Tremblement, vous réapprenez le japonais.
02:38Comment vous réapprenez le japonais ? En écoutant votre père parler cette langue.
02:42Alors je me suis demandé, puisque vous êtes belge, le japonais n'est pas votre langue
02:46maternelle, serait-il votre langue paternelle ?
02:50C'est tout à fait ça.
02:51Le japonais est ma langue paternelle et mon père le parlait d'une façon extrêmement
02:56précise et recherchée et il suffisait qu'il employe une tournure une seule fois pour que
03:00je la retienne, y compris des tournures plus que sophistiquées qui donnaient l'impression
03:05au japonais avec qui je les employais, que j'étais une philologue japonaise alors
03:09que c'est très… En fait, encore aujourd'hui, mon niveau en japonais est celui d'un petit
03:13enfant.
03:14Alors l'enfant justement, qu'est-ce que ça veut dire « je me pars en Gonne à l'enfançonne
03:20» ?
03:21Je me compare à la toute petite fille que j'ai été… J'ai eu beaucoup d'âge
03:25de ma vie au Japon, ma toute petite enfance, mes années de jeune adulte et j'ai constaté
03:30maintenant que j'ai malheureusement dépassé ces deux âges-là, que j'étais beaucoup
03:34plus de plein pied avec la toute petite fille qu'avec la jeune femme.
03:38Mes souvenirs de toute petite fille sont intacts, j'ai tout retrouvé, tandis que mes souvenirs
03:42de jeune adulte plus ou moins opérationnels sont devenus extrêmement branlants.
03:47Quand j'ai retrouvé Tokyo, j'étais comme une handicapée sociale.
03:51Je me disais « mais comment j'ai fait quand j'avais 21 ans ? Comment j'ai fait pour
03:54vivre ici ? » J'avais quand même passé deux années complètement de travailleuse
03:59dans cette ville et je ne fonctionnais plus à Tokyo.
04:02Qu'est-ce qui a changé au Japon ?
04:04Le Japon n'a pas fondamentalement changé.
04:07Je dirais plutôt que le drame, c'est que c'est moi qui ai changé.
04:10Vous savez, c'est beaucoup moins un livre sur le Japon qu'un livre sur le deuil, bien
04:14sûr le deuil de mon père dont je ne sortirai jamais, mais aussi le deuil de mes propres
04:20souvenirs.
04:21Je pense que toute personne qui a passé son enfance quelque part et qui a été arrachée
04:27à ce pays et qui y retourne, toute exilée, peut très bien comprendre cette souffrance
04:32absolument inguérissable.
04:34C'est la confrérie de ceux qui ont perdu un lieu aimé et qui savent qu'ils ne pourront
04:39jamais le retrouver.
04:41Ce lieu-là, évidemment, c'est le lieu de l'enfance.
04:44Et c'est donc la confrérie des exilés, la confrérie des immigrés, la confrérie
04:50des expatriés, la confrérie des rapatriés.
04:53C'est exactement ça.
04:54C'est votre confrérie.
04:55C'est ma confrérie et j'ai l'impression que nous sommes de plus en plus nombreux dans
04:57le monde.
04:58Vous auriez voulu vivre au Japon ? Vous avez essayé ?
05:02J'ai essayé.
05:03Vous avez le choix ? Vous êtes devenue une grande personne ? Vous avez échoué.
05:08Et vous écrivez ce passage bouleversant à Méline Otombe.
05:11« Je n'y arrive pas ». C'est une phrase que je me répète cinquante fois par jour.
05:16Et pas uniquement sur le sol nippon.
05:18Il n'empêche que c'est le pays, au pays du soleil levant, et c'est ce pays qui m'a
05:23appris ce sentiment effroyable.
05:24« Je n'y arrive pas ». À quoi ? À tout ? À rien ? À vivre au Japon ? À vivre.
05:30C'est exactement ça.
05:31C'est un sentiment que j'ai découvert au Japon.
05:34C'est le sentiment de mon incompétence fondamentale que je déguise en je ne sais pas quoi au juste.
05:39Incompétence à vivre ?
05:42C'est tellement difficile ! Les moindres choses de la vie me paraissent tellement insurmontables.
05:48Tous les matins, je me réveille extraordinairement tôt pour écrire et la première chose que
05:53je pense en me réveillant, c'est « je ne vais encore pas y arriver ». Et quand j'ai
05:58fini d'écrire, j'ai dit « bon, là j'y suis peut-être arrivée, maintenant, la suite,
06:02je ne vais pas y arriver ».
06:03Vous avez cette phrase très drôle, vous dites « la vie reprend, c'est la catastrophe
06:07habituelle ».
06:08C'est exactement ça.
06:10Parce que pour les gens ordinaires, la vie reprend, c'est en général une phrase plutôt
06:14rassurante ?
06:15Ah non, pour moi c'est une phrase au contraire de panique absolue, il va falloir rentrer
06:20dans le mouvement, il va falloir à nouveau faire les choses ordinaires, je ne vais de
06:23nouveau pas y arriver.
06:24Alors dans ce livre, il y a aussi comme une sorte de carnet de voyages, de notes, prises
06:30au fur et à mesure de ces dix jours passés à Tokyo et à Kyoto, à Kyoto d'abord et
06:34à Tokyo ensuite.
06:36Qu'est-ce qu'un okonomiyaki ?
06:38C'est la fameuse omelette japonaise, c'est une crêpe aux choux, aux crevettes et au gingembre
06:43servie avec de la sauce d'Hiroshima qui est une sauce amère aux prunes.
06:46C'est de la cuisine populaire japonaise, c'est une pure merveille.
06:50Et c'est la cuisine que, comment dire, votre nounou vous préparait ?
06:53C'est ce que ma nounou me préparait quand j'étais toute petite, c'est encore aujourd'hui
06:57mon plat préféré.
06:58Quel est votre temple préféré ?
07:00Oh là là, je crois quand même que c'est le Todaiji Hanara.
07:03Et pas le King Kakuji ?
07:06Le King Kakuji ?
07:07Merci.
07:08Alors, Mishima est tellement indépassable sur le sujet que je préfère me réfugier
07:13ailleurs.
07:14Parce qu'il écrit, non vous écrivez, « Sa splendeur est une provocation, se contenter
07:18de le contempler humilie ».
07:20Mais bon, Mishima écrit le pavillon d'or, c'est l'histoire authentique de ce moine
07:26qui, dans les années 50, en haine de la beauté écrasante du pavillon d'or, ne trouve
07:31rien d'autre à faire que d'y mettre le feu.
07:33Ça a vraiment eu lieu.
07:34Je dois dire que je comprends, une telle beauté est presque insupportable.
07:38Est-ce que quand vous serez une vieille dame, une très vieille dame, vous pourrez enfin
07:42vivre au Japon ?
07:43C'est le dernier espoir qui me reste, que enfin, quand je serai une très vieille dame,
07:48j'en serai capable.
07:49Amélie Notombe, l'impossible retour par Echelle Bain-Michel, merci.
07:54Merci infiniment Sonia.
07:55Et merci Sonia De Villers, il est 7h57.