• il y a 9 heures
La romancière Amélie Nothomb est l'invitée du Grand Entretien. Elle a publié, cette année, ses 33e et 34e livres, tous deux sur un même sujet, le Japon. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-25-decembre-2024-5164024

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00:00France Inter, Simon Le Baron, le 6-9.
00:07Je suis ravi vraiment de commencer cette journée du 25 décembre avec notre invitée, vous
00:12aussi qui nous écoutez, j'en suis sûr, puisqu'elle est l'une des romancières
00:15francophones les plus populaires, celle qui compte les lecteurs les plus nombreux et les
00:20admirateurs les plus fidèles.
00:22Elle a publié cette année ses 33e et 34e livres, encore et toujours chez Albin Michel.
00:29L'Impossible Retour et Le Japon éternel voyage sous les fleurs d'un monde flottant.
00:35Adaptation d'une série d'entretiens, d'abord parue en podcast chez Audible avec l'autrice
00:40et réalisatrice Laureline Amagneux.
00:43Deux livres pour un même sujet, ce pays, le Japon, celui de l'enfance et du déracinement,
00:49le traumatisme originel qui traverse votre œuvre.
00:52Amélie Nothomb, bonjour.
00:53Bonjour Simon, joyeux Noël.
00:55Merci et joyeux Noël à vous aussi.
00:57On dit bien Nothomb.
00:59On dit le baisse-prononce.
01:00Voilà, le baisse-prononce, je tiens à le dire pour les auditeurs qui se poseraient
01:04pendant les 25 prochaines minutes la question « mais pourquoi il dit Nothomb ? ». C'est
01:07bien Nothomb.
01:08On va parler du Japon, de l'enfance, de la nostalgie, de tous ces thèmes que vous
01:13explorez depuis plus de 30 ans maintenant dans vos livres.
01:17Mais d'abord, j'aimerais savoir ce que suscite chez vous, Amélie Nothomb, cette
01:21période des fêtes ? Quels sentiments se la éveillent ?
01:23Champagne.
01:25Ce qui fait que la période des fêtes n'est pas tellement différente pour moi du reste
01:29de l'année.
01:30C'est votre drogue quotidienne ? Bicotidienne ?
01:32Une fois tous les deux jours.
01:33Ah oui, alors une fois tous les deux jours, voilà, c'est ça.
01:36Effectivement.
01:37Je peux vous demander ce que vous avez fait hier soir pour le Réveillon et ce que vous
01:41allez faire aujourd'hui pour cette journée de Noël ?
01:44Alors, ça sera aujourd'hui le grand jour.
01:46C'est aujourd'hui que je vais arriver en Belgique cet après-midi et qu'auront lieu
01:51les réjouissances.
01:52En espérant qu'il n'y ait pas trop de disputes politiques, je crois que ça, c'est
01:55une circonstance qui vous plonge dans une angoisse profonde.
01:58Mais oui, mais c'est très rarement le cas en Belgique.
02:01C'est typiquement français de cultiver la polémique à table pendant les repas de famille.
02:07J'ai été très émue de voir combien les Français étaient bouleversés de tarder
02:12à avoir un gouvernement.
02:13Nous, nous avons tardé tellement plus longtemps à avoir un gouvernement et ça ne nous bouleversait
02:18même pas.
02:19Vous dites dans ces moments-là, quand les gens se disputent à table, je me sens tragiquement
02:23japonaise.
02:24On va parler de ce rapport avec le Japon.
02:27Dans ces moments-là, j'ai envie de disparaître.
02:28Dans ces moments-là, j'ai envie de disparaître.
02:31Ce n'est pas que je n'ai pas d'opinion, mais je trouve terriblement grossier de mettre
02:38les autres mal à l'aise en montrant qu'on ne pense pas que d'eux.
02:41Ces moments d'instabilité, d'incertitude, de tension extrême sur le plan politique
02:48qui traverse la société, que l'on connaît en ce moment, doivent vous être particulièrement
02:51pénibles ?
02:52Ça m'est très pénible, non, que je n'ai pas d'opinion, mais je trouve que ces réunions
02:58familiales qui sont fatales en ce moment ne sont pas le lieu ni le moment de les étaler
03:05ni de montrer qu'on n'est pas forcément en harmonie avec les autres.
03:08Dans ces cas-là, je me conduis comme une véritable japonaise, je baisse les yeux et
03:12j'attends que ça passe.
03:13Cette période de Noël, cette période des fêtes est de moins en moins liée à la spiritualité,
03:19mais est-ce qu'elle l'est pour vous ?
03:21Vous parlez notamment dans ce livre « Le Japon éternel » des esprits dans la religion
03:27shintoïste, les kami qui seraient partout autour de nous.
03:31Quel est votre rapport à la spiritualité et est-ce qu'il s'exprime particulièrement
03:35dans cette période ?
03:37Mon rapport à la spiritualité est intense, mais ne s'exprime pas particulièrement
03:41dans cette période.
03:43Pour ça, je suis exactement comme les japonais.
03:46Les japonais trouvent que les religions doivent être cumulables, qu'elles, si elles ne
03:49sont pas cumulables, elles sont inacceptables.
03:52Donc je trouve très bien d'être à la fois shintoïste, zen, pourquoi pas une fois
03:58de temps en temps chrétien, mais que les religions doivent s'exclure les unes des
04:01autres est insupportable.
04:02« Tout ce qui est beau est Dieu », c'est ce que vous disait votre nounou japonaise.
04:06Elle définissait le shintoïsme comme ça, « tout ce qui est beau est Dieu », dit
04:11comme ça, c'est absolument magnifique.
04:13Bon, malheureusement, ça a eu quelques dérives pendant la dernière guerre où on avait décrété
04:17que ce qu'il y avait de plus beau, c'était l'empereur, ce qui déjà politiquement
04:20est discutable, mais en plus avait des conséquences politiques insoutenables.
04:24Vous dites que vous vous sentez de temps en temps chrétienne, malgré tout, je crois
04:29savoir que vous connaissez le calendrier des saints par cœur et en intégralité.
04:34C'est-à-dire que je suis extrêmement insomniaque et pour meubler mes insomnies, je me récite
04:39le calendrier des saints et quand j'ai fini, je commence les départements français.
04:43C'est la preuve que ça ne marche pas, parce que ça ne m'endort absolument pas.
04:46Vous dites, sujet moins joyeux bien sûr, que votre père, depuis sa disparition il
04:52y a quatre ans, vous parle, est-ce qu'il vous parle toujours ?
04:56Il me parle beaucoup moins, mais il me parle beaucoup à l'occasion des fêtes, parce
04:59qu'il était comme moi fanatique d'huîtres et de champagne et quand il me voit manger
05:03des huîtres, il me dit tout le temps « vas-y, reprends-en douze de plus ».
05:09Le sujet du père nous amène évidemment à celui de l'enfance.
05:12Où êtes-vous née Amélie Nothomb ?
05:14Je suis née à Kobe au Japon.
05:15Je sais que tout le monde n'est pas d'accord à ce sujet, mais j'ai envie de dire que
05:18j'y étais et en même temps, ça n'a pas tellement d'importance.
05:21Ma seule certitude…
05:22Peu importe si l'État civil vous fait naître le 9 juillet 66 à Etterbeek en Belgique.
05:26Vous savez, ma plus grande certitude, c'est que je suis née, c'est déjà quelque chose.
05:30Je suis ici de mon vivant, je n'en demande pas plus.
05:33Vous avez choisi de naître au Japon en quelque sorte, ce pays que vous avez dû quitter
05:37à l'âge de 5 ans ?
05:39Écoutez, aussi loin que remontent mes souvenirs, et ils remontent loin, j'ai toujours été
05:46japonaise.
05:47Mes premiers souvenirs sont japonais, mon cerveau est entré en activité au Japon,
05:50ma première imprégnation culturelle a été le Japon et c'est celle qui a compté le
05:54plus pour moi puisque je fais partie de ces espèces fossiles qui sont surtout marquées
05:58par leur toute petite enfance.
05:59Et vous présentez dans ce livre « Le Japon est éternel », votre mythologie intime japonaise.
06:07La mythologie, ça veut dire qu'il y a une part de fiction dans votre rapport à ce pays ?
06:12Vous avez une définition très étrange de la mythologie.
06:14La mythologie pour moi n'est pas de la fiction, c'est une interprétation.
06:17Donc non, je ne vois pas de fiction, je vois une interprétation, y compris dans mon amour
06:23du Japon.
06:24Je ne prétends pas être une grande japonologue, j'interprète des phénomènes que j'ai
06:28appris à bien connaître puisque j'ai beaucoup vécu dans ce pays.
06:30Vous dites que quand on aime, tout devient fiction ?
06:34Alors, fiction au sens d'appropriation, si la fiction est pour vous une appropriation,
06:40alors je suis d'accord.
06:41Une interprétation, comme vous l'avez dit.
06:43On parle du Japon, le retour est parfois difficile, vous parlez d'impossible retour, c'est
06:49le titre de votre autre livre paru cette année, « Dans stupeur et tremblement », qui est
06:53sans doute votre roman le plus célèbre.
06:55Vous racontez comment vous avez été embauché à 21 ans quand vous êtes revenu au Japon
07:00dans une grande entreprise et combien cela a été humiliant à l'arrivée pour vous,
07:05enrichissant mais aussi humiliant, et pourtant rien n'altère cet amour que vous portez
07:11à ce pays.
07:12Rien n'altère mon amour pour le Japon.
07:14J'ai fini par comprendre que je n'étais pas japonaise, que je serais incapable de
07:18vivre dans ce pays, mais ça n'a pas d'importance.
07:20Vous savez, c'est comme ces grandes histoires d'amour qui ne marchent pas mais qui pourtant
07:24demeurent.
07:25On peut rester follement amoureux de quelqu'un tout en s'apercevant que cette histoire ne
07:29marche pas du tout.
07:30C'est déjà très bien d'aimer, si en plus il faut être aimé.
07:32C'est de vous.
07:33Mais c'est ça, c'est trop de boulot.
07:34Aimer est déjà une grâce, si en plus il fallait être aimé.
07:37On parle donc du retour impossible, le retour impossible au pays de l'enfance en fait,
07:42c'est ça ? Plus que dans un pays qui est le Japon qui aurait pu être un autre si le
07:46hasard vous avez fait grandir ailleurs.
07:48C'est certain, c'est ce qui fait que tout le monde peut se retrouver dans ce livre.
07:51Tout le monde n'a pas passé les premières années de sa vie au Japon, mais tout le monde
07:54vient de quelque part.
07:55Et j'ai beau avoir lu Proust, Proust est très clair sur le sujet, il dit « il ne
08:00faut surtout pas retrouver les lieux de son enfance parce qu'ils sont de toute façon
08:05perdus, même s'ils n'ont pas changé, ce qui déjà tiendrait du miracle, même
08:09s'ils n'ont pas changé, vous avez changé, donc vous ne les retrouverez pas ». La seule
08:12façon de retrouver les lieux de son enfance, c'est de les trouver en soi.
08:16J'avais beau le savoir, ce n'était pas la première fois que je commettais cette
08:19erreur et je continue de la commettre, je continue de retourner au Japon et à chaque
08:23fois c'est un choc, un choc aussi grand, aussi impossible et aussi voué à l'échec,
08:29mais c'est tout simplement plus fort que moi.
08:30Je pense à une scène dans le livre où vous fondez en larmes pour une histoire de train,
08:36de ticket de métro.
08:37Est-ce que vous êtes aussi sensible quand vous êtes en Belgique ou en France ?
08:40Pas du tout.
08:41En Belgique, je suis une vraie brute.
08:42Mais c'est vrai que quand je retourne au Japon, j'ai tendance à redevenir la toute
08:47petite et à avoir de nouveaux…
08:49Vous avez de nouveaux 5 ans ?
08:50J'ai de nouveaux 5 ans.
08:51Vous parliez dans la recherche du temps perdu, de Proust qui dit qu'il ne faut pas revenir
08:55sur les lieux de son enfance.
08:56Je pense aussi à une magnifique chanson de Barbara, que vous connaissez sans doute.
08:59« Mon enfance, dans laquelle elle dit c'est fou, j'ai tout retrouvé, hélas ! »
09:03C'est ce que vous vous êtes dit aussi au Japon ?
09:05C'est ça, j'ai tout retrouvé, hélas, parce que c'est là que le sentiment de
09:08la perte est le plus grand, parce que c'est là qu'on voit ce qui nous sépare, nous,
09:13de cet état de grâce qu'on a connu dans sa petite enfance.
09:16Et pourtant, vous le faites, vous y revenez.
09:18Je continue, je suis une idiote, il faut que je me trompe psychiquement.
09:22Quel rapport vous entretenez avec la nostalgie ?
09:24J'ai eu ma première crise de nostalgie quand j'avais 3 ans, c'était de la nostalgie
09:29préventive.
09:30J'ai su à l'âge de 3 ans que je n'allais pas vivre éternellement au Japon.
09:34Et rien que de le savoir, j'ai déjà été nostalgique à l'idée de quitter le Japon
09:38un jour, ce qui s'est produit 2 ans plus tard.
09:39Depuis, je pratique toutes les nostalgies.
09:42La nostalgie rétrospective, la nostalgie prospective, la nostalgie préventive.
09:47Ce qui n'est pas tout à fait idiot, parce que finalement, c'est une manière de vivre
09:51le présent très fort.
09:52Le présent est tellement certi entre la nostalgie préventive et la nostalgie rétrospective
09:57qu'on vit des moments très forts.
10:01Mais la nostalgie n'est pas le sentiment le plus agréable ? Contrairement peut-être
10:06à la mélancolie, qui peut être plus doux, plus enveloppant, vous ne le préférez pas ?
10:09Vous savez, on n'a pas tellement le choix, je vois bien que j'ai une vocation nostalgique.
10:16La mélancolie, c'est vrai que la mélancolie peut être très agréable, mais je pense
10:20qu'elle n'est pas ma vocation.
10:21Vous écrivez que le Japon vous fait ressentir aussi, encore plus fortement que d'habitude
10:28dans votre vie quotidienne ici à Paris où vous vivez, ou en Belgique quand vous y retournez,
10:33l'impossibilité de vivre.
10:35Je n'y arrive pas, je n'y arrive pas, c'est ce que vous écrivez.
10:37C'est un sentiment que j'éprouve surtout à Tokyo.
10:40Je ne l'avais absolument pas éprouvé en retrouvant le Japon de mon enfance, qui est
10:43le Japon du Sud.
10:44Mais en retournant à Tokyo, qui est quand même la ville de mon premier échec, cet
10:48échec professionnel dont on parlait tout à l'heure, là j'ai été écrasée d'un
10:53sentiment d'échec extraordinaire.
10:55C'était si fort que même géographiquement je ne m'y retrouvais pas.
10:58Alors que j'ai quand même vécu des années à Tokyo, j'ai travaillé à Tokyo, j'ai
11:02été amoureuse dans cette ville.
11:03Je me souvenais des lieux, mais je ne savais plus où ils étaient les uns par rapport
11:07aux autres.
11:08Ma mémoire était prise en échec.
11:09Surtout à Tokyo, mais ici aussi vous vous dites, vous vous répétez cette phrase.
11:15Parce que je ne fonctionne pas.
11:16Oui, mon sentiment d'échec, ce sentiment que je n'y arrive pas, c'est ma première
11:20pensée en me réveillant le matin.
11:22Si elle, je ne vais encore pas y arriver.
11:24En vous réveillant le matin, très tôt.
11:26Extrêmement tôt.
11:27Quatre heures.
11:28Oui.
11:29Et vous écrivez toujours.
11:30J'écris.
11:31Sur vos genoux, assise sur un tabouret.
11:33Sur un tabouret, sur mes genoux, je n'ai pas de bureau.
11:34Et ça, c'est vraiment la chose la plus difficile de toute la journée.
11:39Je trouve bien de commencer sa journée par ce qu'il y a de plus dur.
11:43Ce qu'il y a de plus dur, c'est écrire.
11:44Après, quand j'ai fini ça, je me dis quand même, j'y suis arrivée.
11:47Bon, maintenant, je ne vais pas arriver à faire la suite.
11:49Mais ça, tout de même, j'ai pu le faire.
11:52Pourquoi pas de bureau ?
11:53C'est pas nécessaire.
11:54Pas de cette forme d'ascétisme, d'inconfort ?
11:57Parce que l'écriture doit être un peu douloureuse aussi ?
12:00Non, pas du tout.
12:01Mais parce que ça ne sert à rien.
12:02Du moment qu'il suffit d'avoir des genoux, on pose le cahier sur ses genoux, ça marche
12:08très bien.
12:09Ça, c'est l'épure japonaise aussi ?
12:12Il y a une dimension zen chez moi.
12:14Le zen est une chose mal comprise.
12:15On confond le symptôme et la cause.
12:17Le symptôme, à savoir le dénuement, n'a rien à voir avec ce qu'il y a de profond
12:22dans le zen, qui est juste l'immédiateté.
12:24Qu'est-ce que les Japonais ont à nous apprendre, à nous, occidentaux ?
12:29Vous parlez de leur spiritualité, du shintoïsme, du bouddhisme, de ces esprits qui peuplent
12:35le monde, en tout cas un monde parallèle au nôtre, d'après eux.
12:38Qu'est-ce qu'ils ont à nous apprendre, à nous, occidentaux ?
12:41Ils ont tant à nous apprendre.
12:43Déjà, c'est une tolérance religieuse, mais sans exemple.
12:46On peut avoir plusieurs religions, on peut avoir un bout de chacune.
12:51Mais bien évidemment.
12:52Et la cause la plus fréquente, non pas de changement de religion, mais d'adoption
12:56d'une religion nouvelle au Japon, c'est les déménagements.
12:58Si on déménage et qu'on voit que son nouveau voisin est, je ne sais pas moi, hindouiste,
13:03eh bien on se convertit aussi à l'hindouisme, parce que sinon son voisin pourrait être
13:08mis mal à l'aise, mais ce n'est pas pour autant qu'on va renoncer au bouddhisme,
13:12au shintoïsme et pourquoi pas à un brin de catholicisme.
13:15Vous parlez aussi de leur façon d'appartenir à la nature, ça c'est quelque chose qui
13:22vous touche beaucoup.
13:23Le shintoïsme, quand il est bien compris avec les kamis, c'est magnifique, c'est
13:28un panthéisme, la nature est sacrée, il y a le kami de la rivière, le kami de la
13:35mousse, le kami de l'arbre, donc c'est un appel à l'écologie, on ne peut plus
13:40l'abîmer, il ne faut pas abîmer ces merveilles qui nous entourent.
13:43Un rapport au beau, ça va avec.
13:45Tout ce qui est beau est Dieu, ça c'est pour moi le plus beau principe mystique de
13:48tous les temps.
13:49Vous parlez de cette écologie presque basique, fondamentale, ça peut être une voie à suivre
13:56pour l'humanité ?
13:57Ça doit être une voie à suivre et s'il y a bien un progrès que le Japon a accompli,
14:02c'est celui-là.
14:03Quand j'étais toute petite au Japon, le Japon ne connaissait absolument pas l'écologie
14:08et le Japon était épouvantablement penué.
14:10Là, quand je suis retournée en 2023, au cœur de Tokyo, l'air était d'une pureté
14:16mais absolument incroyable.
14:17Il y a ce rapport au beau, encore une fois, que vous avez découvert très tôt dans votre
14:23enfance japonaise, par l'intermédiaire notamment de votre père, qui était un chanteur de
14:28Noh.
14:29C'est une forme d'opéra japonais pour schématiser ?
14:32C'est ça, c'est l'opéra médiéval japonais.
14:34Si on n'a jamais entendu de Noh, on est forcément traumatisés quand on en écoute
14:38pour la première fois.
14:39Le Noh est un art extrêmement ancien, très aristocratique et mon père avait une identité
14:45extraordinaire au Japon puisqu'il était diplomate belge le jour et chanteur de Noh
14:49la nuit, ce qui lui faisait des relations publiques extraordinaires.
14:52Malgré tout, il y a aussi au Japon une verticalité dans la société qui est très stricte, un
15:01conformisme social qui peut parfois être très violent, des inégalités hommes-femmes qui
15:06sont extrêmement importantes.
15:08Tout n'est pas recommandable au Japon.
15:10J'ai essayé de travailler dans une grande entreprise japonaise.
15:13Bien sûr, je n'y ai pas du tout réussi, mais je peux vous dire que les Japonais de
15:17l'entreprise et surtout les Japonaises de l'entreprise souffraient extrêmement.
15:21Ce n'est pas du tout un modèle recommandable.
15:24En effet, la pyramide hiérarchique est incontestable et est odieuse et aboutit à un système non
15:31seulement invivable mais aussi à un système qui ne fonctionne pas.
15:35Donc non, tout n'est pas recommandable au Japon.
15:37Mais vous êtes prête à leur pardonner leur travers pour tout ce qu'ils ont...
15:39Vous savez qu'on peut aimer quelque chose qui ne fonctionne pas.
15:44Puisque j'en reviens à ce départ du Japon à l'âge de 5 ans, subi, puisque tout part
15:52dans votre œuvre de ce traumatisme, quel regard vous portez sur aujourd'hui les déracinés,
15:59les exilés ?
16:00Mais comme je les comprends, je fais partie d'eux.
16:03Je suis une exilée.
16:05Je suis une exilée qui, très longtemps, a cultivé le mythe intérieur de retrouver
16:08son pays un jour.
16:09J'ai essayé.
16:10À l'âge de 21 ans, ça a été un échec retentissant.
16:13De façon identitaire, je me considère comme un échec.
16:18Je me considère comme une Japonaise ratée.
16:19J'imagine que tous les exilés de la Terre vivent la même chose que moi et que nous
16:24sommes de plus en plus nombreux à connaître cette sensation d'échec identitaire.
16:29Malgré tout, vous aimez voyager.
16:31Oui.
16:32Mais vous avez du mal.
16:33J'ai beaucoup de mal.
16:34J'ai trop voyagé dans ma vie.
16:35Je ne vais pas me plaindre.
16:36C'est bien sûr fascinant.
16:37Mais j'ai développé un traumatisme du départ.
16:40La notion même de départ me donne des allergies.
16:44L'identité parcourt votre vie, votre œuvre également.
16:49Qui suis-je ?
16:50Je vous dis que je me suis vécu, dès le départ, comme Japonaise et en même temps,
16:54quand j'y suis revenu, on m'a fait comprendre que je ne l'étais pas.
16:57Quel regard vous portez sur cette question de l'identité ?
17:00J'ai mis un siècle à comprendre que dans mon cas, ça signifiait tout simplement que
17:04j'étais belge.
17:05Cette identité floue, bancale, inqualifiable, était une manière très personnelle d'être
17:11belge.
17:12L'identité belge n'est pas quelque chose de très situable.
17:13Se revendiquer belge, ça ne signifie pas grand-chose.
17:16Et ces débats sur l'identité qui parcourent les sociétés occidentales, qui les secouent
17:23beaucoup en ce moment, il vous paraît pertinent compte tenu de ce que vous venez de dire ?
17:30Non, ils ne me paraissent absolument pas pertinents.
17:32Une fois pour toutes, à échelle nationale, il faut refuser de considérer l'identité
17:37comme quelque chose de national.
17:38Ce n'est plus possible aujourd'hui sur Terre.
17:40Je l'ai dit, c'est Laureline Amagneux qui mène avec vous cette série d'entretiens
17:47sur le Japon, dans le livre « Le Japon éternel ». C'était au départ une série de podcasts.
17:53C'est aussi elle, Laureline Amagneux, qui est une autrice, une réalisatrice, qui a
17:57rédigé la première thèse de doctorat de Lettres modernes qui vous est consacrée.
18:02Qu'est-ce que ça vous fait ? Vous étiez déjà étudiée au collège, au lycée.
18:05Mais l'université, c'est autre chose.
18:07L'université quand même.
18:08Écoutez, c'est très impressionnant.
18:09En plus, sa thèse est extrêmement brillante et c'était très courageux parce que jusqu'à
18:15elle, l'université me regardait de haut en me disant « notons, vous voulez parler
18:18de ce best-seller ? » Non, non, elle n'a pas du tout sa place à l'université.
18:22Et c'est vrai que Laureline Amagneux a écrit cette thèse brillantissime et qui a obtenu
18:27la note la plus haute dans une prestigieuse université française.
18:31Donc, je lui suis très reconnaissante.
18:33Depuis lors, il n'est plus tout à fait considéré qu'étudier, notons, à l'université
18:39soit impossible.
18:40Ça vous a dérangé, parfois fait de la peine, cette façon qu'on a pu avoir de vous regarder
18:47comme une autrice, une romancière populaire, mais peut-être trop populaire, qui faisait
18:53des best-sellers avec un livre à chaque rentrée littéraire, cette régularité.
18:57On vous a vu effectivement comme une vendeuse de livres, parfois.
19:01Écoutez, j'avoue que je ne m'en suis jamais plainte.
19:03Je trouve déjà tellement extraordinaire d'être publiée et d'avoir des lecteurs.
19:08Je ne vais pas en plus me plaindre parce que je ne suis pas admise dans le Saint-Dessin.
19:11Je suis une romancière heureuse.
19:15Et vous y êtes donc désormais, on l'a dit, puisque vous êtes étudiée à l'université.
19:19Alors, vous étiez déjà un objet de culte pour certains, en tout cas des admirateurs
19:24nombreux qui vous suivent, qui vous écrivent, avec lesquels vous dialoguez.
19:29Est-ce que vous n'avez pas peur d'être en quelque sorte muséifiée avant l'heure,
19:35maintenant que vous avez intégré effectivement le monde académique ?
19:39Non, je n'ai vraiment pas du tout cette peur parce que je continue d'écrire énormément.
19:44Toutes mes journées commencent par quatre heures d'écriture pure et dure.
19:47Ça continue d'être extrêmement difficile.
19:49C'est impossible de se muséifier quand on écrit tant.
19:53Puisqu'on en est à l'heure des résolutions, chacun se demande à cette période de l'année
19:58comment il pourrait faire mieux, améliorer ce qui ne va pas dans sa vie.
20:03Qu'est-ce que vous recommandez, vous qui avez, comme nous tous, tant de mal à vivre,
20:09mais qui avez trouvé votre solution à vous, à savoir l'écriture
20:13et votre discipline ?
20:14Alors moi, il y a belle lurette que je ne prends plus de bonnes résolutions.
20:17J'ai compris que ça ne marchait pas, qu'il est impossible de s'y tenir.
20:20Qu'en plus, on ne sait même pas ce qu'il faudrait résoudre.
20:23Donc, moi, je n'en prends plus.
20:25Écrire ? Est-ce que chacun peut écrire ?
20:29Écoutez, ça, il m'est très difficile de le savoir.
20:33Je n'ai jamais été quelqu'un d'autre que moi.
20:35Beaucoup de gens m'écrivent parce qu'ils veulent des conseils d'écriture.
20:39Je suis toujours un petit peu interloqué.
20:40Je ne vois pas comment on peut donner un conseil d'écriture à quelqu'un.
20:44Le seul conseil que je donne, c'est, vous voulez écrire, écrivez.
20:47Il n'existe qu'une seule façon d'écrire, c'est de s'y mettre.
20:49Je pense que beaucoup de gens restent, vous savez, dans des espèces de travaux
20:52préparatoires, de démarches préparatoires.
20:55Ça ne sert à rien. Il existe une seule façon d'écrire, c'est d'écrire tout de suite.
20:59Ça a été une décision pour vous de commencer à écrire ou ça vous est tombé dessus ?
21:06Ça s'est fait tout seul. J'avais 17 ans.
21:07Je venais de lire les lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke.
21:11J'y ai vu une autorisation à écrire et j'ai tout de suite commencé à écrire.
21:16Et vous ne vous en passerez jamais ?
21:18Et je ne m'en passerai jamais. C'est le premier de mes besoins.
21:21Et c'est aussi ce qui m'a été intégrée au monde.
21:25J'étais quelqu'un de désintégré et maintenant, je suis intégrée au monde.
21:30Une recommandation littéraire, peut-être ?
21:33Oh, il y en a tellement.
21:35Les cadeaux sont déjà passés, mais il y a toujours des cadeaux en retard.
21:38Alors moi, le livre que j'offre le plus, c'est un livre japonais de Junichiro Tanizaki
21:43qui s'appelle « Éloge de l'ombre ».
21:45C'est en lisant ce livre à l'âge de 20 ans que j'ai compris
21:49pourquoi je me sentais si profondément japonaise.
21:52Et pourquoi ? Alors, quelle réponse vous avez trouvé dans ce livre ?
21:56Parce que la vraie spécificité japonaise, c'est que tous les peuples de la Terre
22:01préfèrent la lumière à l'obscurité, alors que le Japon, seul de son espèce,
22:05préfère l'obscurité à la lumière.
22:07Et c'est en tout cela que je me sens profondément japonaise.
22:10Et vous y reviendrez toujours, ça reste le centre de votre monde, même si...
22:13Oui, même si ça ne fonctionne pas, j'y reviendrai toujours.
22:16Et vous y revenez, dans ce livre, l'impossible retour.
22:20Vous y revenez avec toute l'implication émotionnelle que ça a, toutes les difficultés
22:25que cela implique. Mais vous y revenez quand même, l'impossible retour donc.
22:30Et le Japon éternel voyage sous les fleurs d'un monde flottant.
22:33Il y a aussi cette série de podcasts avec Laureline Amagneux chez Audible.
22:39Ces deux livres, vos 33e et 34e, Amélie Notombe, sont parus chez votre
22:45maison d'édition historique, évidemment, à laquelle vous restez fidèle plus que jamais.
22:49Albin Michel, on vous remercie beaucoup, Amélie Notombe, d'être venue nous voir
22:54en cette journée, cette matinée de Noël.
22:57Merci, Simon.

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