Les saute-frontières

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Les frontières qui ont dessiné la carte de la France métropolitaine sont une invention administrative dont les populations se sont longtemps affranchies. Pour échanger mais surtout travailler. À cheval entre la France et l'Espagne, les Pyrénées étaient, au XIXème siècle traversée par des jeunes Espagnoles surnommées « hirondelles ». Elles apportaient leur savoir-faire à l'industrie de l'espadrille alors en plein essor, et qui est aujourd'hui, grâce à elles, un véritable trésor artisanal. En Bretagne, c'est l'oignon de Roscoff qui a fait voyager des hommes du Finistère qu'on appelait des « Johnnies ». Dès le XIXème siècle ces paysans traversent la Manche pour vendre des tonnes de ce bulbe en Grande-Bretagne. Depuis, la filière a bravé les crises pour continuer à porter le goût de ces terres bretonnes par-delà les mers. Année de Production : 2023

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00:33 (Générique)
00:36 -En Soule, région du Pays basque français,
00:39 se raconte, depuis le XIXe siècle, une histoire d'hirondelle.
00:44 A l'époque, l'émergence d'une industrie autour de l'espadrille
00:48 transforme le coeur de la Soule, Molléon-Lichard,
00:52 alors Simplebourg, en capitale de la sandale.
00:55 Mais la main-d'oeuvre manque.
00:58 A partir de 1880, des jeunes filles espagnoles
01:02 vont et viennent au rythme des saisons
01:04 pour travailler dans cette industrie florissante.
01:08 Plus tard, les locaux les surnomment les hirondelles.
01:11 Elles s'habillent de noir, viennent en automne,
01:14 puis repartent au printemps.
01:16 -L'histoire des hirondelles a longtemps été cachée.
01:20 Une histoire de genre humble, mais qui nous parle beaucoup.
01:24 Parce que des migrations, il y en a plus que jamais.
01:27 Des jeunes filles, des jeunes femmes, des jeunes gens
01:31 qui essaient de trouver ailleurs une vie nouvelle.
01:34 -Il en faut du courage pour traverser les Pyrénées à pied
01:38 et trimer de longues heures pour des salaires dérisoires.
01:42 La Soule porte la mémoire de ces vaillantes ouvrières
01:45 qui ont fait de ces vallées une terre d'échange,
01:49 à l'identité à la fois française, mais aussi espagnole.
01:52 Musique douce
01:56 Dans le Pays basque espagnol, en Navarre,
01:59 Issaba, paisible cité dans son écrin de montagnes escarpées,
02:03 est le dernier village avant la frontière française.
02:06 ...
02:09 -Ici, on est beaucoup plus dans la rue,
02:12 on parle beaucoup plus dehors.
02:14 J'ai plus des expériences d'un accueil très chaleureux
02:18 des habitants de ces villages.
02:20 Quand on a quelque chose à partager,
02:23 de suite, les cœurs s'ouvrent, on discute,
02:26 on parle des histoires de la famille.
02:28 La langue peut faire obstacle, mais on arrive à se comprendre.
02:32 -Déjà, au XIXe siècle,
02:35 les échanges entre les vallées françaises et espagnoles,
02:39 qui partagent l'identité basque, sont nombreux.
02:42 Mais la frontière reste bien marquée.
02:45 Côté espagnol, l'emploi est rare.
02:48 Aussi, à partir de 1870,
02:50 Isabá devient le point de rencontre
02:53 de dizaines de jeunes filles venues des alentours.
02:56 Leur dessein, se rendre pour l'hiver de l'autre côté des Pyrénées.
03:01 Plutôt que la misère,
03:02 elles préfèrent travailler en France en tant que sandalières.
03:06 -Ce sont des jeunes filles, des jeunes femmes,
03:10 entre 15 et 25 ans, elles ne sont pas mariées.
03:13 Un des buts de la migration est de gagner leur vie.
03:17 C'est un peu de liberté aussi.
03:19 Entre deux moments de leur vie, où elles sont à la maison,
03:23 travailler dans les champs, c'était l'obéissance aux parents,
03:27 aux curés, aux notables.
03:29 Une vie, en effet, difficile.
03:31 Le voyage vers Moleón, c'était une aventure.
03:35 Certains anthropologues parlent même d'un rituel d'initiation.
03:39 -Depuis Isabá, ces hirondelles partent, en effet,
03:43 pour deux longues journées de marche sur des sentiers abrupts.
03:48 Elles voyageraient en groupe de quelques dizaines,
03:51 dirigées par une ancienne, une qui avait déjà fait la route.
03:55 Elles voyageraient seules, avec leurs petits baluchons
03:59 sur la tête ou sur les épaules.
04:01 Les chemins qu'empruntaient les hirondelles existaient
04:05 depuis très longtemps, depuis la préhistoire.
04:08 Les montagnes ont toujours uni les hommes et les valets
04:12 de chaque côté, parce que les productions étaient complémentaires.
04:16 -Ils passaient des dizaines de mulets chargés, par exemple,
04:20 de laine ou de vin pour livrer ces marchandises
04:24 vers Moleón ou vers Oloron.
04:26 Il y avait sans doute de la curiosité aussi,
04:30 de savoir ce qui se passait de l'autre côté.
04:33 -Portées elles aussi par l'envie d'ailleurs sans doute,
04:36 les hirondelles marchent d'un bon pas, puis, proche de la frontière,
04:40 font halte dans une bergerie, la Benta Juan Pinto,
04:45 connue aujourd'hui une auberge à l'ambiance familiale.
04:48 -Elles se restauraient avec ce qu'elles avaient à mener
04:52 dans leurs baluchons, un peu de pain, de migas.
04:55 Les migas, c'est une nourriture simple,
04:57 du vieux pain rassis qu'on fait revenir à la poêle
05:00 avec de la graisse. Après une nuit de sommeil trop courte,
05:04 elles repartaient pour la France et pour Moleón.
05:07 Musique douce
05:09 ...
05:14 Passée la frontière française, la montagne se fait périlleuse
05:18 et les gorges de Cacueta les saisissent.
05:21 ...
05:24 -On pourrait se croire, dans d'autres pays que le Pays basque,
05:27 avec la végétation foisonnante,
05:30 ces abîmes qui semblent presque inaccessibles,
05:34 leur chemin faisait le tour de ces gorges de Cacueta
05:38 dans cette direction, donc traversait les pâturages,
05:41 descendait dans la forêt.
05:43 La traversée de la montagne pouvait être dangereuse.
05:47 On a plusieurs récits d'accidents.
05:50 L'un d'entre eux a été assez terrible.
05:52 Ca s'est passé en 1892.
05:55 8 jeunes filles ont voulu rentrer de Moleón
05:58 vers le village navaré de Jaurieta.
06:01 La neige est tombée et les a surprises
06:04 dans leur traversée de la montagne.
06:06 Et d'après la presse de l'époque,
06:09 on a trouvé 6 de ces jeunes filles mortes de froid
06:12 dans la neige, serrées les unes contre les autres.
06:15 -Mais ces gorges annoncent aussi la fin du voyage
06:18 et de ses dangers.
06:19 Des charrettes les attendent pour les mener à Moleón-Lichar.
06:24 ...
06:25 Moleón forme alors un centre industriel.
06:28 Une trentaine de fabriques d'espadrilles
06:31 s'implantent dans la région, faisant vivre jusqu'à 1 600 ouvriers.
06:35 Il reste aujourd'hui encore 6 manufactures
06:38 qui partent ce visite, comme ici, chez Armaité.
06:41 A l'époque, la région, saignée par l'exode de ses habitants
06:45 aux Amériques, n'a plus la main-d'oeuvre suffisante.
06:49 D'où l'importance de l'arrivée de ces hirondelles espagnoles.
06:53 -Mon arrière-grand-mère, c'était une hirondelle.
06:56 Elle disait qu'elle était venue jeune, que c'était difficile.
07:00 Elle travaillait pas comme nous, 8 heures, 12 heures par jour.
07:04 Après, elle devait rentrer là où elles étaient logées,
07:08 parce qu'elles avaient pas de chez elles, en fin de compte.
07:11 Elles devaient pas gagner grand-chose.
07:14 Ils arrivaient avec un petit baluchon, et elles avaient rien.
07:17 Peut-être 2-3 tenues, même pas pour se changer,
07:20 une gamelle, voilà, découvert, et yasta, elles avaient rien.
07:23 Mais après, elle avait pas de mauvais souvenirs.
07:27 C'était la cohésion d'être toutes ensemble,
07:30 de parler espagnol, de chanter espagnol,
07:34 de danser la ruta, c'était vraiment...
07:36 Elles étaient ensemble, en fin de compte.
07:39 -Contentes d'être ensemble, loin d'être revendicatives,
07:43 les hirondelles constituent une main-d'oeuvre idéale
07:46 pour une industrie peu mécanisée.
07:48 Non qualifiées, mais habiles de leur main,
07:51 elles acceptent des salaires très faibles.
07:54 Mais pour elles, c'est assez d'argent
07:56 pour se constituer un trousseau en vue de leur mariage.
07:59 -On m'a toujours dit "fais tout sauf des espadrilles",
08:02 parce que c'est dur. C'est dur.
08:05 J'ai commencé à travailler, j'avais 16 ans.
08:07 C'était dur, ça a été très dur.
08:09 L'hiver, y avait pas de sous, il fallait voir le banquier,
08:13 l'été, il fallait que tu cours après
08:15 pour avoir assez d'argent pour passer l'hiver.
08:17 Mais c'est... Tu deviens passionné de ton métier.
08:20 -Le travail est pénible,
08:23 mais à la fin du XIXe siècle,
08:25 l'engouement pour l'espadrille est immense.
08:28 Les mineurs travaillaient avec ça,
08:31 avec des espadrilles.
08:33 C'était confortable, il devait faire chaud.
08:36 Et donc, c'était souple, agréable à mettre.
08:40 C'était vraiment la chaussure du peuple, en fin de compte.
08:43 -A l'époque, cette chaussure du peuple
08:46 fait la fortune d'entrepreneurs basques.
08:49 Ils s'installent à Moleon, dans la base-ville,
08:53 sur la rive droite du Courdeau,
08:55 et dynamisent ce qui est devenu aujourd'hui
08:58 le coeur de la cité.
09:00 -A partir de 1850, cette place se change totalement,
09:03 puisqu'elle va être construite avec beaucoup de maisons bourgeoises,
09:07 de notables qui, eux, vivent de la révolution industrielle
09:10 et de ce développement de l'industrie de l'espadrille.
09:13 Donc, une vie où on peut se promener, c'est comme un mail.
09:16 Ensuite, on peut aussi écouter de la musique avec les kiosques.
09:20 Vous avez ces bourgeois qui, évidemment,
09:22 s'en vont dans les grands cafés, le Café de l'Europe,
09:26 le Café du Cercle Républicain.
09:28 Il y a aussi le claquement de la pelote basque
09:31 qui se joue sur le fronton.
09:33 Donc, une vie urbaine, mais en même temps de loisir
09:36 qui a émergé à Moleon à l'époque des hirondelles.
09:39 ...
09:43 On a de l'argent, ici, grâce à l'espadrille,
09:46 mais surtout, en même temps, où on a envie de vivre
09:49 un petit peu avec le rêve du médiéval.
09:52 C'est inspiré du néo-gothique,
09:54 avec les belles portes cochères
09:56 qui permettent à la bourgeoisie de rentrer par ici.
09:59 Et en haut, tous les chiens, toutes les lucarnes,
10:02 qui, en réalité, sont les demeures des domestiques.
10:05 ...
10:06 -Mi ultima gnost...
10:08 Adios, madre mia...
10:11 Adios, carignosa...
10:15 ...
10:16 -Ca, c'est un chant d'hirondelles, justement.
10:19 Nostalgique.
10:21 -C'est donc "adieu, ma mère", "adieu, mon coeur",
10:24 "adieu, la famille",
10:27 et... "que je vais quitter".
10:29 ...
10:33 -Les hirondelles, elles,
10:34 s'installent sur la rive gauche de la rivière,
10:37 dans la partie la plus ancienne de la cité,
10:40 dite Hauteville.
10:41 Ces ouvrières s'accommodent de ces demeures,
10:44 délaissées par la population locale,
10:47 descendues vers la base-ville.
10:49 ...
10:50 -La vie peut être très modeste,
10:52 on se partage parfois le matelas.
10:54 Certaines travaillent à telle heure,
10:56 et changent le lit avec une autre.
10:58 Pour elles, c'est une valorisation
11:00 par rapport à la vie qu'elles avaient en Pays-Basque Sud,
11:04 en Aragon, où la vie est encore plus dure et pauvre.
11:07 -Les jeunes femmes espagnoles affectionnent le quartier,
11:10 et surtout son marché, qui se tient chaque mardi
11:13 autour de la halle du XVIIIe siècle.
11:15 Elles s'y font remarquer.
11:17 Leurs cheveux noirs sont relevés en chignon,
11:20 et sont faits d'une préparation à base de moelle pour la brillance.
11:23 Leur jupe descend sur la cheville
11:25 pour dérober au regard masculin leur silhouette juvénile.
11:29 -L'eau courante n'arrive que en 1937-38.
11:31 Ca veut dire que tous ont la fontaine communale,
11:34 qui date du XVIIIe siècle.
11:36 C'est un lieu de rencontre important.
11:38 Il y a toujours des gens qui viennent avec leurs pegaras,
11:41 leurs crus de terre.
11:43 On se raconte des blagues,
11:44 on s'émerveille des enfants qui jouent à côté.
11:47 On parle aussi du travail.
11:49 -Les chandelles économisent l'hiver,
11:51 puis les beaux jours revenus prennent le chemin du retour.
11:54 Presque toutes reviennent, font 3 ou 4 saisons,
11:57 puis se marient en Espagne,
11:59 quand ce n'est pas pour quelques-unes, en France.
12:02 ...
12:06 La mère de Roman Perez, Victorina, a choisi de se marier à Moleon,
12:10 où elle arrive à l'âge de 15 ans.
12:13 ...
12:16 Aujourd'hui, ses enfants, petits et arrière-petits-enfants,
12:20 tous restés à Moleon,
12:21 aiment se retrouver autour d'un repas espagnol.
12:24 -Alors, ça, c'est ma maman.
12:28 Le dimanche, avec les copines,
12:30 elle faisait un tour
12:33 aux abords de Moleon.
12:35 Elle s'habillait pour prendre des photos.
12:38 Les gens disaient que c'était des jeunes filles joyeuses, gays,
12:43 qui aimaient bien rigoler.
12:45 Quand elles se retrouvaient entre elles,
12:47 c'était du jeûne libre,
12:49 et personne ne les commandait.
12:51 Je pense qu'elles devaient danser des rotas et chanter.
12:55 Quand elles se retrouvent après un mage,
12:57 on chantait, on mangeait, on chantait,
13:00 on chantait en basque, en français,
13:02 on chantait en espagnol.
13:05 Tout le monde.
13:06 Mais on aimait bien cette ambiance.
13:09 D'ailleurs, souvent, après un repas, ça finit en chanson.
13:13 Si ça peut durer encore, tant mieux.
13:15 Ils vont mieux chanter que se battre.
13:18 -Lorsque Romand était enfant,
13:21 durant les années 1930, à Moleon comme ailleurs,
13:25 la crise de 1929 a fait chuter la production industrielle,
13:29 dont celle des espadrilles.
13:31 La migration des hirondelles cesse alors,
13:34 mais elles ont créé un mouvement.
13:36 D'autres compatriotes se sont installés à Moleon,
13:39 notamment à cause de la guerre civile espagnole,
13:42 où l'identité basque reprend de la vigueur.
13:45 Et aujourd'hui, un tiers de la population
13:48 a des origines espagnoles.
13:50 -Je ne comprends pas qu'on dise plus espagnol que français.
13:54 Moi, je suis pyrénéen,
13:56 je suis mondialiste.
13:58 Quand on me parle de racisme,
14:00 ils sont malades, c'est pas possible.
14:03 C'est pas possible.
14:05 -L'espadrille a légué à cette région un trésor artisanal,
14:09 mais surtout un caractère,
14:11 un état d'esprit, vivre ensemble.
14:15 -Il est coloré.
14:36 -C'est sur du bel oignon.
14:39 -Ce bel oignon à la tunique cuivrée,
14:42 avec sa chair rosée, fruitée et croquante,
14:46 n'a pas seulement nourri les Finistériens.
14:50 L'oignon de Roscoff raconte une aventure humaine
14:54 qui unit les Bretons de ce coin de Finistère
14:57 au peuple britannique.
14:59 C'est l'histoire des Johnnies,
15:01 des paysans aux pieds marins
15:03 qui, dès 1815, franchissent la mer.
15:07 Ils vendent des tonnes d'oignons en Grande-Bretagne.
15:11 -Ca a été dur au début.
15:13 Mon mari ne savait pas un mot d'anglais
15:16 et ne connaît personne.
15:18 On lui avait juste appris à dire
15:21 "Vous voulez des oignons ?"
15:24 "You want some onions ?"
15:26 Et puis le prix.
15:28 C'est tout.
15:30 -Depuis le 19e siècle,
15:32 l'oignon roscoff est devenu un très important produit
15:37 de la région.
15:39 L'oignon rose, tressé dans les fermes roscovites,
15:43 est l'emblème de cet immense potager maritime
15:47 que constitue le littoral du Oléon.
15:50 Ici, les champs qui flirtent avec l'écume
15:53 font partie d'une zone maraîchère d'exception
15:57 baptisée la Ceinture dorée.
15:59 Une terre d'accueil idéale
16:01 pour une graine débarquée dans le Finistère au 17e siècle.
16:05 Le port de la Bretagne est un port florissant
16:08 grâce au commerce du sel et de la toile de lin.
16:12 De belles maisons de granit,
16:14 érigées par des armateurs ou négociants,
16:17 témoignent de ce riche passé.
16:19 ...
16:21 ...
16:24 Dans cette cité prospère et trépieuse,
16:27 les marchands ont à coeur de manifester leur foi.
16:31 Ils sont souvent les mécènes de congrégations religieuses
16:35 et de monuments.
16:37 -Roscoff est un port de commerce.
16:39 Les armateurs ont investi l'argent de ce commerce
16:43 notamment dans les édifices religieux,
16:46 comme on peut le voir ici à Notre-Dame de Croisbas,
16:49 église de Roscoff.
16:50 Si vous faites le tour de l'église,
16:52 vous verrez des caravels sculptés qui témoignent de cette richesse.
16:57 La population roscovite a souhaité
17:00 que les moines capucins viennent à Roscoff,
17:03 encore aujourd'hui subsistent quelques restes de ce couvent.
17:07 ...
17:09 Mais c'est surtout que c'était de très bons botanistes,
17:14 et notamment, nous avions un filier géant
17:17 dans ce couvent autrefois.
17:19 -Cet arbre aux proportions exceptionnelles
17:22 n'est pas la seule prouesse de ces pieux botanistes.
17:25 En 1647, de retour d'une mission d'évangélisation,
17:30 un moine fait escale à Lisbonne,
17:32 où il découvre un oignon si savoureux
17:35 qu'il décide d'en rapporter quelques graines.
17:38 -La légende raconte que le frère Cyril part au Portugal,
17:41 et dans son bateau, il ramène une petite graine d'oignon,
17:45 et il la sème dans le couvent des Capucins,
17:48 dans son potager.
17:49 L'oignon se serait bien plu, et on aurait continué à le cultiver.
17:53 -Dans les potagers de la cité,
17:55 protégés du vent maritime par de hauts murets,
17:59 il est de coutume de cultiver des légumes
18:02 pour ravitailler les marins.
18:04 Or, cet oignon présente des qualités indispensables
18:07 pour ces hommes qui traversent les océans.
18:10 Il se conserve jusqu'à 9 mois,
18:12 et sa richesse en vitamine C protège du scorbut,
18:16 une maladie qui décime, à cette époque, les équipages.
18:19 -La culture de l'oignon va d'abord être domestique,
18:23 et puis, au XVIIIe siècle,
18:26 le commerce du lin va péricliter,
18:30 et à ce moment-là, la culture maraîchère s'étend sur tout le territoire.
18:34 -Au début du XIXe siècle, avec l'artichaut et le chou-fleur,
18:40 l'oignon rose envahit les champs fertiles du Oléon,
18:43 qui profite de la proximité bienfaitrice
18:46 du courant du Gulf Stream.
18:48 -Là, on est sur notre parcelle d'oignon.
18:53 On commence à voir que l'oignon commence à prendre sa couleur,
18:58 et on voit la couleur caractéristique de sa tunique.
19:01 On est sur un oignon avec une tunique rose cuivrée.
19:04 Sur Roscoff, on bénéficie d'un climat très doux.
19:07 C'est pour ça qu'il y a pas mal de plantes exotiques qui poussent.
19:11 C'est pour ça que l'oignon s'est très bien acclimaté,
19:15 même s'il vient à la base du Portugal.
19:18 On dit même que la terre est chaude, ce qui donne une précocité
19:22 à beaucoup de légumes.
19:24 Il y a environ 6 semaines d'avance ici que de l'autre côté de la Manche.
19:28 -Cette précocité est une aubaine.
19:32 Au début du XIXe siècle,
19:34 la Grande-Bretagne est en plein essor industriel
19:37 et doit recourir à toujours plus d'importations
19:40 pour nourrir sa population.
19:42 Quelques paysans finistériens, habitués à commercer
19:46 avec leurs voisins anglais, chargent leur bateau d'oignons
19:49 fraîchement récoltés et bravent la Manche
19:52 à l'extrême côte anglaise.
19:54 -Pourquoi des oignons ? Parce que ça se conservait.
19:57 À la différence d'un chou-fleur ou d'un artichaut,
20:01 les oignons se conservent plusieurs mois.
20:04 "La légende des Johnny" est née avec Henri Olivier,
20:09 qui est parti en 1828 avec sa gabarre à Plymouth,
20:12 de l'autre côté de la Manche.
20:14 Parce qu'en vol d'oiseau, on est plus proche de Plymouth
20:18 et de l'Angleterre que de Paris. On est au bout de la Bretagne.
20:21 L'histoire raconte qu'il aurait fait beaucoup d'argent.
20:24 -La réussite de ce paysan audacieux
20:27 et le manque d'activités agricoles au cours de l'automne en Bretagne
20:31 encouragent de nombreux marchands et paysans
20:35 à se lancer dans l'aventure pour conquérir le marché anglais.
20:39 Ces Bretons bardés de délicieux oignons
20:42 séduisent la ménagère britannique du sud de l'Angleterre
20:45 jusqu'en Écosse.
20:47 Elle les baptise les "Johnny",
20:50 un surnom qui viendrait de "Onion Johnny",
20:53 signifiant en anglais "le gars aux oignons".
20:56 -Les Johnny étaient organisés en compagnie,
20:59 entre 10 et 40 hommes selon les plus grosses compagnies.
21:02 Un homme à la tête de la compagnie, c'était le master.
21:06 Sur la photo, c'est mon grand-père, du côté de ma mère,
21:09 qui était master à Cardiff.
21:11 Il gérait une douzaine d'hommes sur la ville,
21:14 des botteleurs qui faisaient des tresses et des bottes
21:18 pour les vendre. C'était pas qu'une aventure ou un voyage.
21:21 C'était un métier difficile.
21:23 Il partait 6 mois durant l'hiver. C'était rude.
21:26 Le Johnny n'avait pas le droit de rentrer le soir
21:29 avant d'avoir vendu ses oignons. C'était pas facile.
21:32 -Le phénomène des Johnny connaît son apogée dans les années 20,
21:36 avec 9 000 tonnes d'oignons roses vendues outre-Manche
21:39 par près de 1 400 hommes.
21:41 Mais l'embellie est de courte durée.
21:44 La crise économique de 1930,
21:47 suivie de la Seconde Guerre mondiale
21:49 et de la dévaluation de la livre,
21:51 sonne le glas de la période faste des Johnny.
21:54 Malgré tout, dans les années 50,
22:00 une centaine d'hommes résistent
22:02 et poursuivent leur activité outre-Manche.
22:05 Car ces ventes d'oignons représentent
22:07 une rentrée financière conséquente pour les plus modestes,
22:10 qui ont su fidéliser leurs clients britanniques.
22:14 ...
22:17 Avant chaque départ, les familles de Johnny ont pour habitude
22:20 de venir se recueillir à la chapelle Sainte-Barbe,
22:24 qui surplombe la baie de Roscoff
22:26 et offre un panorama splendide sur l'île de Bas.
22:29 Entre ces murs d'un blanc immaculé
22:32 se tient leur protectrice, la main appuyée sur un phare.
22:36 -Quand ils passaient, quand ils partaient,
22:42 parce qu'ils étaient à plusieurs sur le cargo avec les oignons,
22:45 ils saluaient Sainte-Barbe, ils chantaient.
22:49 Ils chantaient...
22:50 (Il chante en langue étrangère)
22:53 -Dans les années 50, Marie Caroff a, elle aussi,
23:08 effectué le voyage vers la Grande-Bretagne
23:11 avec son époux.
23:12 -Ceux qui partaient en Angleterre,
23:14 c'est ceux qui n'avaient pas assez de terre pour vivre ici.
23:17 Alors nous, comme on cultivait pas, on n'avait pas assez de terre,
23:22 on achetait nos oignons.
23:24 Voilà, on allait dans les fermes
23:27 voir les lots et discuter du prix aussi.
23:31 Il fallait discuter...
23:33 -Au-delà de leur travail de vendeurs,
23:37 les Johnny ont la satisfaction de trouver en Angleterre
23:41 un statut souvent plus enviable que celui qu'ils ont au pays.
23:45 -On nous attendait tous les ans.
23:47 Puis la rue où on était, au King Charles, là,
23:50 on nous invitait à prendre le café
23:54 quand on arrivait, ou même, quelquefois,
23:58 un petit lunch, là.
24:00 Ah oui, oui, oui, on était...
24:02 Et on était considérés.
24:04 Y en avait qui marquaient à quelle date on passait.
24:09 L'année d'après, "Ah, cette année, vous êtes un peu plus tard."
24:13 Ou un peu plus tôt.
24:15 Tout ça, ça fait plaisir.
24:17 -La fin de l'ère des Johnny, dans les années 80,
24:21 coïncide avec le déclin de la culture de l'oignon de Roscoff,
24:25 victime notamment des autres variétés d'oignons
24:29 produites et distribuées à grande échelle.
24:32 Aujourd'hui, la filière est sauvée.
24:35 L'oignon de Roscoff continue de faire vivre les familles
24:39 de plus de 80 agriculteurs qui, chaque année,
24:42 produisent sur leurs terres 2 500 tonnes d'oignons.
24:47 L'île de Sièque est devenue un fief de l'oignon cuivré.
24:51 Vaste éperon granitique sur la commune de Santec,
24:55 à l'ouest de Roscoff, cette île que l'on peut rejoindre
24:59 à pied à marée basse représente pour la nouvelle génération
25:04 une terre agricole idéale.
25:06 -T'as regardé l'heure de la marée ? -Oui, mais le coefficient n'est pas élevé.
25:13 -Pour moi, c'est déjà la reprise d'un flambeau,
25:18 si je peux dire, par rapport à mon père,
25:21 qui était à l'initiative de la revalorisation de l'oignon
25:25 dans les années 80-90.
25:27 -Pour être à la hauteur de cet héritage,
25:30 les producteurs doivent respecter un cahier des charges
25:34 qui répertorie les gestes indispensables
25:38 au respect de ce délicat produit.
25:40 Chaque bulbe fait l'objet d'un savoir-faire manuel précis.
25:44 Généralement planté au printemps, il est récolté au coeur de l'été.
25:48 -On essaie de ramasser l'oignon au maximum
25:53 de ses qualités gustatives et non de son rendement.
25:58 Il y a une remise en question tous les ans.
26:01 J'en apprends tous les ans sur l'oignon.
26:04 C'est à chaque fois un nouveau défi.
26:07 C'est l'aboutissement d'un travail.
26:11 La culture est menée à bien.
26:15 Donc, oui, il y a une certaine satisfaction
26:19 quand on reussit quelque chose qu'on a en soupris.
26:23 Donc, oui, satisfait.
26:25 -A quelques kilomètres de là,
26:27 dans les rues de Roscoff,
26:29 on entretient également le fruit de l'épopée des Johnny,
26:34 en portant haut les couleurs de l'oignon et de sa ville.
26:38 Avec la maison des Johnny,
26:40 la confrérie de l'oignon fait vivre la légende de ses ancêtres
26:44 et goûte également chaque année les nouveaux millésimes.
26:48 -C'est un peu comme un petit chiffon.
26:52 -C'est un petit chiffon.
26:54 -On va se faire plaisir.
26:56 -OK.
26:57 -Allez.
26:58 -Vous voyez que c'est très, très ferme,
27:02 même un an après.
27:04 On voit qu'il est coloré,
27:06 qu'il n'est pas traité,
27:08 puisqu'il y a déjà des germes.
27:10 Pour la dégustation,
27:13 on collecte une goutte de nectar,
27:16 parce qu'il est sucré, c'est impressionnant.
27:20 -Il a un très bon goût.
27:22 Il est super doux, cette année.
27:24 -Je vais goûter ça.
27:27 -Apprécié par les plus grands chefs,
27:30 l'oignon de Roscoff continue de parcourir les mers
27:33 pour porter le goût de ces terres bretonnes toujours plus loin.
27:37 (Il chante en russe.)
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28:04 [Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org]

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