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L'histoire de la paysannerie européenne débute dans les ruines de Rome. Avec la disparition de l'empire et des grandes villes, la majorité de la population se retrouve paysanne. Libérés de l'impôt, ces nouveaux paysans, plus autonomes qu'ils ne le seront jamais, ne produisent qu'à la mesure de leurs besoins. Mais à partir du IXe siècle, les e¿lites guerrières imposent le retour de la domination, des taxes et des corvées, tandis que l'Église traque les anciens cultes ruraux. Voici venu le temps de la féodalité et de l'oppression.
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00:00...
00:20Pendant plus d'un millénaire, l'Europe entière était paysanne.
00:25De génération en génération,
00:27des hommes et des femmes proches de la terre en ont pris soin
00:31pour se nourrir et nourrir leurs semblables.
00:35Mais que savons-nous de leurs peines et de leurs rêves,
00:37de leur solidarité et de leur révolte contre tous les dominants
00:41qui veulent s'emparer de leurs champs et de leur travail ?
00:46Privés de pouvoir et de récit,
00:49ce peuple paysan a longtemps vécu dans le silence et l'obscurité.
00:54Aujourd'hui, on le dit en voie de disparition.
00:57Pourtant, son histoire est plus actuelle que jamais,
01:01traversée depuis 15 siècles par une même question,
01:04celle de la terre et de son usage.
01:07...
01:18...
01:39Là où je suis, depuis la route derrière moi jusque là-bas,
01:43on fait de l'agriculture paysanne.
01:46Ce sont des terres communales, elles appartiennent au village.
01:49C'est là qu'on fait pêtre tout notre bétail.
01:51C'est une coutume ancestrale.
01:55Et ce qu'on voit là-bas, au loin, c'est une grande exploitation privée.
02:00L'herbe a l'air magnifique, pas vrai ?
02:02Mais il n'y en a qu'une seule sorte, c'est de la monoculture.
02:07L'agriculture industrielle débarque avec son bagage de monoculture,
02:10avec sa gestion très méthodique de la terre.
02:13Résultat, on a ici une immense lande
02:15où on voit parfois pêtre des moutons,
02:17mais qui n'est recouverte que d'une seule variété d'herbes.
02:20Alors que le champ où je me trouve,
02:23et toutes nos terres communales, foisonnent de biodiversité.
02:26Sur un seul mètre carré, on a 450 plantes différentes.
02:30Une seule plante là-bas, 456.
02:34Les gros exploitants qui ont d'énormes surfaces à gérer
02:38ne savent pas comment s'en sortir avec cette diversité dont ils ne veulent pas.
02:42Alors ils y mettent le feu.
02:44Malheureusement, cette année, les flammes ont bien failli toucher nos maisons.
02:48L'invasion est devenue très concrète,
02:51car on a dû, là encore, grâce à la force de notre communauté,
02:55monter sur cette colline pour éteindre les feux
02:58et nous assurer que notre biodiversité était toujours là.
03:02C'est le message qu'on essaie de faire passer aux gros exploitants.
03:06Il ne faut pas nous envahir.
03:10Nous, on doit prendre soin de notre biodiversité
03:13et eux, ils doivent respecter ça.
03:15Mais je crains que ce ne soit un dialogue de sourds.
03:18C'est un dialogue de sourds,
03:20parce que c'est l'économie contre tellement plus.
03:28En Europe, la monoculture n'a rien de nouveau.
03:31Dans l'Antiquité, l'économie de l'Empire romain
03:35reposait sur de grands domaines agricoles
03:38où trimait une main-d'oeuvre d'esclaves
03:41qui alimentaient en vin, en huile, en céréales
03:44des villes de plusieurs centaines de milliers d'habitants.
03:56Puis Rome, la dernière grande civilisation urbaine
03:59avant la nôtre, s'est effondrée.
04:03La chute ne s'est pas faite en quelques minutes
04:06comme dans ce film italien des années 60.
04:09Elle s'est étalée sur trois siècles,
04:12mais le résultat est le même.
04:15Au VIe siècle, il n'y a plus d'empire,
04:19plus de ville.
04:21C'est dans ces ruines que commence l'histoire
04:24de la paysannerie européenne.
04:36Ces nouveaux paysans, qui forment désormais
04:39de la population de l'Ancien Empire,
04:42n'ont laissé aucun témoignage direct
04:45sur ce qu'ils vivaient et pensaient.
04:49Les images illustrent des textes religieux
04:52comme ce psautier du IXe siècle.
04:55Dans les psaumes, c'est Dieu qui fait pousser le blé
04:58et croître le troupeau sans qu'il soit question
05:01du travail paysan.
05:04Mais le dessinateur prend plaisir à les montrer
05:07sans jamais au repos, toujours dans les forts,
05:10cassés en deux par la tâche.
05:23Dans l'Antiquité, la figure du paysan,
05:26du travailleur de la terre,
05:29est occultée par celle de l'agriculteur,
05:33c'est-à-dire du citadin qui possède des terres.
05:36Et ces terres sont cultivées par des esclaves.
05:42L'agriculteur est important
05:45et l'agriculteur qui fait travailler ses terres
05:48jouit d'un certain prestige social.
05:51Mais la figure du paysan esclave
05:54n'émerge pas vraiment dans les textes.
05:58C'est celle du propriétaire terrien
06:01qui ressort le plus.
06:04Au Moyen Âge, le propriétaire terrien existe toujours.
06:07De grands seigneurs, de grandes abbayes,
06:10de grandes églises possèdent des terres.
06:13Mais au sein de cette organisation sociale,
06:17la paysannerie émerge avec davantage de force.
06:20C'est le temps du travail.
06:23Et ça contribue à faire apparaître
06:26le monde paysan dans les sources,
06:29au point de lui donner la possibilité
06:32de donner une place centrale.
06:36Il acquiert une centralité idéologique
06:39et une centralité culturelle
06:42au-delà de sa dimension économique
06:45qu'il n'avait jamais occupée à ce point.
06:48Ces petits paysans dynamiques
06:52qui peuplent les images pieuses
06:55ne sont pourtant qu'une vue de l'esprit.
06:58Dans la vraie vie, ils ne sont pas en bas de page,
07:01mais en bas de l'échelle sociale
07:04de tous les nouveaux royaumes
07:07issus de la décomposition de l'Empire romain.
07:11C'est ce que proclame une loi du VIe siècle
07:14et dictée par le roi des Burgondes.
07:17Tuer un forgeron coûte 50 sous.
07:20Un charpentier, 40.
07:23Mais tuer un laboureur, un porcher ou un berger
07:27coûte 30 sous seulement.
07:30Les traces écrites sont le privilège exclusif
07:34des nouveaux maîtres de cette Europe morcelée,
07:37rois, seigneurs locaux, monastères.
07:40Ce sont de grands propriétaires terriens,
07:43comme à Paris, l'abbaye de Saint-Germain,
07:46du nom de l'évêque de la ville au VIe siècle.
07:50L'abbaye tient un registre minutieux de toutes ses terres.
07:53Un mot revient, page après page.
07:56Habet, l'abbaye, possède.
08:00Elle possède non seulement des terres,
08:03mais aussi les gens qui vont avec.
08:06Les paysans, soigneusement dénombrés
08:09et classés selon leur statut.
08:13Libres, non-libres, propriétaires ou simples tenanciers.
08:16Mais à côté des centaines de godots,
08:19hildas, riboldus, feramboldas qui figurent sur cette liste,
08:22des millions d'autres échappent à tout relever.
08:25Car malgré toutes leurs richesses,
08:28l'abbaye n'est pas la seule à avoir un emploi.
08:32Alors que les grands domaines de l'Empire romain
08:35occupaient l'essentiel des terres cultivées,
08:38on voit, au premier temps du Moyen Âge,
08:41leur nombre et leur étendue chuter de façon spectaculaire.
08:44Ce rétrécissement libère de grands espaces
08:48qui échappent au contrôle des dominants
08:51et où vivent des communautés villageoises indépendantes.
08:54Faute d'archives, elles restent invisibles.
08:59Sauf en cas de conflit, quand, par exemple,
09:02un monastère tente de s'en emparer
09:06et que les moines consignent le fait.
09:09Sans cela, on ignorerait tout de ces communautés
09:12où vivait probablement une partie importante
09:15de la population paysanne.
09:20Je pense que les paysans sont moins dépendants
09:24des seigneurs au début du Moyen Âge.
09:27L'Etat est moins puissant.
09:30Les aristocrates possèdent moins de terres.
09:33Par conséquent, il y a davantage de paysans
09:36qui exploitent leurs propres terres
09:39et qui, de plus, ne payent aucun impôt à l'Etat.
09:43Ils sont donc plus autonomes.
09:46Et sans doute, dans bien des cas, plus prospères.
09:49Ceci étant dit, on ne peut pas le vérifier
09:52dans les sources écrites
09:56mais c'est logique.
09:59S'il y a moins de riches aristocrates,
10:02ça veut dire que les paysans doivent posséder
10:06plus de terres qu'auparavant.
10:09Je décris parfois cette époque
10:12comme l'âge d'or de la paysannerie.
10:15C'est une expression un peu romantique
10:18mais je dirais au minimum
10:22que c'est une ère de plus grande autonomie paysanne.
10:25C'est pourquoi on utilise la population paysanne
10:28en deux catégories, les libres et les non-libres.
10:31Les non-libres sont les descendants
10:34d'anciens esclaves ou de colons,
10:37ces soldats romains auxquels l'Empire a donné des terres
10:41tout en leur interdisant à eux et à leurs enfants
10:44de les quitter ou de les vendre.
10:47Contrairement aux libres, les non-libres
10:50ne peuvent pas quitter leurs terres,
10:53ils ne peuvent pas se plaindre en justice,
10:56ils n'ont pas le droit de porter les armes
11:00et en cas de crime, ils peuvent être battus ou mutilés.
11:03À l'opposé, un libre, même criminel,
11:06ne peut pas subir de châtiment corporel
11:09et s'en tire en payant une simple amende.
11:12Les deux statuts sont héréditaires
11:16et tout mariage entre libre et non-libre
11:19est strictement interdit,
11:22du moins dans les textes.
11:31Aux yeux de la loi, la frontière entre libre et non-libre
11:34est extrêmement stricte.
11:37Mais ce qui est intéressant,
11:40c'est qu'on a de très nombreux exemples
11:43montrant que cette loi est régulièrement ignorée.
11:47Dans les registres de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés,
11:50on constate que les mariages entre libre et non-libre
11:53sont monnaie courante,
11:56alors même qu'on est à deux pas de Paris, un centre royal.
11:59Les différentes catégories se marient entre elles
12:02sans se soucier de la loi.
12:06On a un document très intéressant
12:09de la fin du 8e siècle en Italie.
12:12Anstruda, une femme libre,
12:15souhaite épouser un esclave
12:19et donc elle signe un contrat
12:22avec le propriétaire de cet esclave
12:25au terme duquel elle va endosser le statut...
12:28Enfin, disons, excusez-moi,
12:32c'est plutôt un servus, un homme non-libre,
12:35c'est un terme plus approprié.
12:38Elle va endosser le statut non-libre de son époux
12:41mais en revanche, ses filles, une fois arrivées à l'âge adulte,
12:44pourront racheter leur liberté si elles le souhaitent.
12:48C'est un exemple frappant
12:51du fait que ces lois
12:54ne sont guère appliquées dans la réalité.
12:57Elles existent dans la tête des rois
13:01et de ceux qui les rédigent pour les rois
13:04mais les gens ne les appliquent pas dans la vraie vie.
13:18Un paysage de campagne d'aujourd'hui
13:22clairement quadrillé par les limites des champs.
13:25Chacun peut voir qu'il possède quoi
13:28et en cas de doute, on va au cadastre.
13:31Mais faute de documents écrits,
13:34les commissaires de l'Etat
13:38ne sont pas obligés
13:41d'exprimer leurs idées.
13:45Mais faute de documents écrits,
13:48les communautés paysannes du haut Moyen Âge
13:51ne connaissent qu'un seul cadastre,
13:54celui de la coutume,
13:58la tradition orale de la mémoire collective.
14:01Prenez deux villages qui se disputent une limite.
14:04Je connais un très bon exemple à Pisa, en Italie.
14:07Deux villages se disputent une limite.
14:10La limite est la forêt,
14:13ce qui la rend difficile à situer précisément.
14:17Mais elle est importante
14:20car elle détermine qui a le droit d'utiliser le bois.
14:23Les villageois au grand complet,
14:26accompagnés de leurs enfants,
14:29partent faire le tour de la limite.
14:33A la fin de la marche,
14:36ils battent les enfants
14:39pour qu'ils puissent s'installer.
14:49Si quelqu'un veut s'installer dans un village,
14:52dit un article de la loi des francs,
14:55et si un seul des habitants ne le veut pas,
14:59le nouveau venu n'aura pas le droit de s'installer.
15:02S'il le fait malgré tout
15:05et qu'après avoir été averti à trois reprises,
15:08il ne part pas dans les 30 jours,
15:12il devra comparaître devant l'assemblée du village
15:15pour être expulsé.
15:25Mais si personne ne l'avertit pendant 12 mois,
15:28alors il peut rester en sûreté
15:31dans ce qui est désormais son village.
15:38...
15:41...
15:44...
15:48...
15:51...
15:54On entend le mot village
15:57et on imagine aussitôt le village tel qu'on l'a toujours connu,
16:00avec ses maisons en pierre resserrées autour du clocher,
16:04le symbole même de la vie paysanne
16:07et de tous les fantasmes et toutes les peurs
16:10de la ruralité traditionnelle.
16:13...
16:16Mais de ce village de cartes postales,
16:19les archéologues ne trouvent aucune trace avant l'an 1000.
16:23La raison en est simple.
16:26Les maisons du haut Moyen Âge étaient construites en bois
16:29et il n'en reste que ces trous laissés par les poteaux des ossatures.
16:32Ne voyant pas de ruines en pierre,
16:35des historiens des années 70 en ont déduit
16:38que ces paysans étaient des semi-nomades, sans domicile fixe.
16:42Bref, pas mieux que les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire.
16:45...
16:48Beaucoup pensaient que le matériau organique
16:51voulait dire éphémère, donc c'est pas des vrais villages
16:54parce qu'ils bougent, les gens ne s'arrêtent pas.
16:58Il fallait des éléments qui cadrent.
17:01Les historiens de cette époque
17:05avaient besoin de cadres et pour eux, les cadres,
17:08c'est ce qui était visible, donc l'église, donc le château.
17:11...
17:14Effectivement, c'est des choses qui ont cadré
17:17mais après, c'est un problème de lecture chronologique.
17:21...
17:24Le débat s'est fait plus précisément
17:27sur une petite période, qui est ce début du Moyen Âge.
17:30...
17:33Cette image très cadrée, très stable du village
17:37qu'avaient les collègues historiens,
17:40c'est simplement qu'ils avaient une image
17:43qu'on peut fixer dans le temps au XIIe, XIIIe, XIVe siècle.
17:46...
17:49Alors que là, ce qu'on découvrait
17:53en archéologie préventive,
17:56on se retrouvait plutôt entre le VIe et le Xe siècle.
17:59C'est pour ça qu'au début, on a confronté,
18:02on a inventé des métaphores, proto-village,
18:05parce que ça ne ressemble pas au village.
18:08Le village, c'est l'église, le château, voilà.
18:12On s'est battus sur des mots,
18:15à tel point que l'archéologue ne pouvait plus dire le mot village.
18:18Dans nos articles, on s'interdisait de mettre
18:21découverte d'un village, donc ça devenait bête.
18:24Ce qui a énormément joué aussi,
18:28c'était que pour faire un village, il faut une communauté villageoise.
18:31Et cette communauté villageoise a été prise au sens,
18:34par les collègues historiens, juridique.
18:37Et pas au sens spontané, je dirais,
18:40de solidarité entre les gens.
18:43Et la communauté villageoise, effectivement,
18:47qui apparaît en termes juridiques, apparaît aussi plus tardivement.
18:50Donc, tout ce qu'il y avait avant,
18:53ça n'était pas.
18:56Donc, c'est comme ça
18:59qu'on a voulu refuser cette présence villageoise
19:02et tout ce que ça peut représenter
19:06de lien entre les gens qui vivent au même endroit.
19:09Dans un camping, les gens, au bout d'un moment,
19:12il se passe des choses.
19:15Donc, il se passe des choses forcément quand on habite ensemble.
19:18Mais ça, ça a été nié, parce qu'il n'y avait pas le texte
19:22qui permettait de dire, il y a communauté villageoise.
19:30Plus de mille ans après la disparition de l'Empire romain,
19:33le spectacle de ces ruines hante encore l'imaginaire européen.
19:36Prétexte à une méditation mélancolique
19:40et bucolique sur le travail du temps.
19:53Mais pour les élites du VIe et VIIe siècles,
19:56la désagrégation de l'Empire signifie surtout
19:59la fin du monde civilisé et d'une nature maîtrisée,
20:02submergée désormais par la montée de ce qu'on appelle
20:05l'inculte, marécage, lande, forêt.
20:13Les nouveaux paysans du haut Moyen Âge voient les choses autrement,
20:17avec l'œil du chasseur, du pêcheur, du cueilleur,
20:20à l'affût de toutes les ressources que la nature peut leur offrir.
20:24Au Moyen Âge, la tradition culturelle et économique
20:27de l'Antiquité romaine, qui était très liée à l'agriculture,
20:30s'est mélangée à d'autres modèles culturels et économiques,
20:33ceux des peuples barbares,
20:37qui reposaient davantage sur l'économie de la forêt,
20:40de l'inculte.
20:43L'agriculture a donc cédé le pas
20:46de l'agriculture à l'agriculture.
20:50L'agriculture a donc cédé le pas devant l'élevage,
20:53la chasse, la cueillette de fruits sauvages,
20:56la pêche.
21:00Laborer un champ est plus productif qu'élever un porc
21:03dans les bois ou cueillir des fruits sauvages.
21:10Les ressources alimentaires sont donc moins abondantes,
21:13mais plus variées.
21:20Comme c'est une période où la population n'est pas très nombreuse,
21:23avec une faible pression démographique,
21:26cette économie peu productive suffit
21:30à la survie et à la multiplication de l'espèce humaine.
21:40Les manuels scolaires dressent le portrait d'une époque obscure,
21:43ravagée par les famines, la pauvreté.
21:49C'est vrai aussi, mais toutes les époques ont connu des famines.
21:52Face à la faim, différentes solutions sont possibles.
21:56Dans le haut Moyen Âge, on a choisi d'utiliser la nature
21:59pour faire fructifier ce qu'on pouvait.
22:02Il faut montrer un peu de respect
22:05pour ces choix qui divergent
22:08de la vision productiviste, économiste,
22:12mais aussi de la vision de l'économie.
22:20De l'homophabeure qui ne cherche qu'à produire, produire, produire.
22:23Aujourd'hui, le sujet est tout à fait d'actualité.
22:26Parler de développement durable
22:30est devenu presque une banalité.
22:38Aucun paysan du haut Moyen Âge ne nous a laissé de témoignages.
22:41Mais en étudiant les communautés rurales de la Russie du XXe siècle,
22:44l'agronome Chayanov a décrit les 6 millions d'habitants
22:47d'une économie spécifiquement paysanne.
22:51Livrés à eux-mêmes, libérés de la pression fiscale
22:54et des extorsions des dominants,
22:57les paysans n'ont plus besoin de produire de surplus.
23:00Ce qu'ils ont en trop, ils le partagent ou le redistribuent
23:03au lieu de l'accumuler selon la bonne logique capitaliste.
23:07C'est donc une société sinon égalitaire,
23:10du moins équilibrée.
23:18Chayanov a été fusillé en 1937 pour ses idées
23:21contraires à la collectivisation à marche forcée.
23:24Aujourd'hui, elles servent de modèle
23:28pour mieux comprendre l'économie morale
23:31des paysans du haut Moyen Âge.
23:36Un riche paysan qui vit dans un village manifestement très homogène
23:39veut agrandir son air de batage.
23:42En l'agrandissant,
23:46il dérange les démons enfouis dans le sol.
23:49Ceux-ci sortent de terre et menacent les villageois.
23:52Très en colère,
23:55les villageois incendient la maison du riche paysan.
23:58Je crois que ce que nous dit ce texte,
24:02avec toutes les réserves qui s'imposent
24:05s'agissant de vies de saints et d'histoires de démons,
24:08c'est que certaines actions sont dangereuses.
24:11C'est-à-dire que certaines actions
24:14sont dangereuses.
24:17Agrandir son air de batage,
24:21ça signifie non seulement qu'on est riche,
24:24mais qu'on vise à s'enrichir encore plus
24:27puisqu'avec une surface de batage accrue,
24:30on peut battre davantage de grains.
24:33On exhibe sa richesse
24:37et cela bouleverse les équilibres du village.
24:40Je pense que la meilleure interprétation est la suivante.
24:43Le démon, dont les paysans de ce bouleversement
24:46est incarné par la menace des démons.
24:49Les démons n'attendent que ce moment de déstabilisation
24:52pour surgir et tourmenter tout le monde.
24:56Mais la réaction des villageois est très violente.
24:59Ils brûlent la maison du fermier.
25:02Ils veulent clairement mettre fin à la situation.
25:05Heureusement, l'épisode étant tiré du récit de la vie d'un saint,
25:08le saint en question parvient à renvoyer les démons
25:11sous terre.
25:28L'accaparement des terres dans notre village
25:31est une question d'échelle.
25:34Ici, la société paysanne est très égalitaire.
25:37Si tu as un hectare, j'ai un hectare.
25:40D'une certaine manière, les terres ont été réparties
25:43en parts égales pour qu'on soit tous au même niveau,
25:47qu'on puisse tous produire la même quantité de nourriture
25:50pour nous-mêmes et pour le marché.
25:53Il y a un accaparement à partir du moment
25:56où cette répartition égalitaire est rompue.
25:59Si tout à coup un gros investisseur débarque
26:03et achète toutes les terres, c'est de l'accaparement.
26:06Parce qu'en se rendant propriétaire de beaucoup de terrains
26:10et de beaucoup de terres, tout est rationalisé.
26:13Cette parcelle est dédiée à l'énergie,
26:16celle-là à la monoculture à grande échelle.
26:19Les moutons sont revendus à l'Arabie saoudite.
26:22Ils partent par camions entiers.
26:26Du coup, une partie de notre paysage,
26:29avec ces jolis prés ou pèces des moutons,
26:32presque comme un tableau bucolique,
26:35ce tableau va disparaître.
26:39Mais que deviennent-ils si on les ampute de leurs terres ?
26:42Ils ne seront plus que des gens privés
26:45de tout moyen de subsistance ici,
26:48qui vont soit mourir de vieillesse,
26:52soit s'en aller et devenir des migrants économiques.
26:55Tout ça parce que leur terre natale ne peut plus les nourrir.
26:58Et c'est triste, surtout pour les jeunes paysans
27:01comme moi qui se battent contre ça.
27:04On veut rester ici, on veut travailler notre propre terre.
27:07On veut être nos propres maîtres.
27:27En 1935, le militant antifasciste Carlo Levi
27:30est assigné à résidence dans un village perdu
27:34d'une des régions les plus pauvres du sud de l'Italie.
27:37La ville la plus proche s'appelle Eboli.
27:40Pour les paysans du village,
27:43elle marque la limite du monde civilisé dont ils se sentent exclus.
27:46Il l'exprime par un dicton,
27:49« Le Christ s'est arrêté à Eboli ».
27:53Carlo Levi en fera le titre d'un livre
27:56qui décrit ce monde d'anciens rites païens
27:59que le christianisme n'a jamais réussi à éradiquer.
28:07...
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28:26...
28:29La passion du grain, un antique rituel agraire
28:32pour la protection des récoltes
28:35que les Italiens pouvaient encore filmer dans les années 60.
28:38...
28:42...
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28:48Tout au long des VIe et VIIe siècles,
28:51les campagnes résistent à la christianisation
28:54et aux saints missionnaires qui tentent au péril de leur vie
28:58de renverser les autels des anciens dieux
29:01ou d'abattre l'arbre sacré que les paysans adorent,
29:04l'arbre de Jupiter.
29:07Paysans et païens ont, dit-on, la même racine,
29:10Paganus, l'homme du pays.
29:13Ces anciens rites, on les connaît surtout
29:17par les interdits que l'Église doit réitérer de siècle en siècle.
29:20...
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30:01condamnent l'usage, ou encore ces danseuses tournoyantes dont on ne sait
30:06pas s'il s'agit de derviches en extase ou de simples acrobates.
30:18Mais à coup sûr c'est la convivialité villageoise qui est visée, la fête qui
30:24ne connaît pas de limites, les danses, les farandoles qui envahissent souvent le
30:28cimetière et l'église. Mais attention, dit un prédicateur, Dieu punit les
30:34danseurs sacrilèges en les frappant de la foudre.
30:58La lutte contre le paganisme soutenue par les empereurs et les rois est un des
31:08moyens pour reprendre contrôle sur les campagnes.
31:17Cette alliance des dominants religieux et laïcs prend son essor au 9e siècle et
31:23se poursuit avec des hauts et des bas pendant les deux siècles suivants.
31:27Elle accouche d'un nouveau régime, la féodalité, le droit du plus fort, fondé
31:33sur la violence des gens de guerre, ces soudards qu'on appelle chevaliers ou
31:38seigneurs qui vont mettre la paysannerie européenne en cage et en coupe réglée.
31:46Certains historiens l'ont un peu exagéré mais je crois vraiment qu'il y a
31:50une différence entre avant l'an 1000, disons avant le 11e siècle, et après.
31:58Je pense effectivement que la seigneurie rurale devient beaucoup plus forte après
32:03le 11e siècle dans une grande partie de l'Europe de l'ouest. En Italie, en France,
32:07en Espagne, en Allemagne, son pouvoir est renforcé. Et la façon dont les seigneurs
32:16exercent leur pouvoir est plus ciblée, plus précise. Les seigneurs sont plus
32:23proches des paysans, ils habitent un château qui n'est généralement pas très loin. Ils
32:29savent un peu mieux ce qui se passe dans les villages que ce n'était le cas à l'époque
32:32carolingienne. C'est assez frappant, du temps des carolingiens, un seigneur qui ne se rendait
32:42pas à la cour du roi n'existait pas. Il n'avait strictement aucun poids politique.
32:47Alors qu'au 11e siècle, personne ou presque en France ne va plus à la cour. Les seigneurs
32:57misent désormais sur le pouvoir local plutôt que sur le pouvoir royal. Ils veulent établir
33:03leur propre autorité sur un village ou une région, ils se font construire un château,
33:08ils tiennent à exercer eux-mêmes leur pouvoir sans se tourner vers qui que ce soit et les rois
33:14ne leur confèrent plus la même légitimité qu'avant. Les paysans se retrouvent à la merci
33:21de potentats locaux, seigneurs, guerriers ou monastères dont le pouvoir de nuisance
33:26est pratiquement sans limite. Chacun règne en maître dans son fief. La différence entre libres
33:35et non-libres s'estompe. Les libres deviennent moins libres, souvent en renonçant à leur terre
33:42qu'ils donnent à un seigneur ou à une abbaye en échange de leur protection. Ils n'en sont plus
33:47propriétaires mais ils continuent à la cultiver en payant une redevance. Au même moment, les
33:55non-libres retrouvent un peu de liberté. Leur travail forcé est peu productif. Il vaut mieux
34:02leur concéder un lopin de terre à cultiver pour pouvoir les taxer sur leur récolte tout en exigeant
34:08d'eux quelques jours de corvée sur le domaine du maître. Un nouveau statut apparaît, celui de
34:16serf du mot latin servus, esclave. Mais contrairement à l'esclave antique, le serf médiéval n'est pas
34:23tout à fait un objet, christianisme oblige. L'une des caractéristiques majeures qui
34:31pouvaient être présentes ou non était le droit de contraindre les paysans à du travail forcé,
34:36c'est-à-dire qu'un certain nombre de jours par semaine, chaque famille devait fournir mettons
34:42une personne et des animaux pour travailler sur les terres du seigneur au lieu de travailler dans
34:49sa propre ferme. Et il y avait aussi des restrictions sur la mobilité des sœurs
34:57parce que quand un seigneur exerce des contraintes excessives, les paysans ont envie de quitter
35:03ses terres pour s'installer sur le domaine d'un maître moins tyrannique, c'est pourquoi les
35:13seigneurs n'ont cessé de limiter la mobilité du moins des paysans les plus rentables. Ça ne les
35:20dérangeait pas que des gens sans terre s'en aillent. Les femmes étaient parfois autorisées à se marier
35:25avec un cerf d'un autre domaine tant que les maîtres se mettaient d'accord pour qu'un départ
35:29soit compensé par une arrivée. Les seigneurs se sont mis à exiger que tout mariage de paysans
35:37soit soumis à leur autorisation. Si la personne envisagée ne leur convenait pas, ils refusaient.
35:43Dans d'autres cas, le paysan devait acquitter des frais pour pouvoir se marier. La transmission
35:50d'un bien foncié par héritage était soumise à l'agrément du seigneur. Peu à peu, de plus en
35:56plus d'activités quotidiennes des cerfs se sont retrouvées assujetties, au minimum à l'accord
36:01seigneurial. Et parfois le seigneur octroyait sa permission, mais en contrepartie d'une somme
36:07d'argent. Il y a débat entre ce qui tient du cerfage et ce qui relève des relations normales
36:13entre seigneurs et paysans. Pour moi, cette non-liberté, le fait de devoir obtenir l'autorisation
36:21pour certains actes fondamentaux de la vie, émigrer, se marier, transmettre sa terre à ses
36:26enfants, acheter, vendre, c'est ça, le cerfage.
36:30La mise en cage de la paysannerie trouve sa traduction dans l'espace. Des maisons en pierre,
36:47regroupées autour de l'église, fixent les paysans sur place, sous la double surveillance du curé et
36:53du seigneur. Les villages s'installent souvent au pied du château pour mieux se mettre sous sa
37:00protection. Mais c'est aussi une image concrète de leur nouvelle soumission. Les terres seigneuriales
37:09sont désormais divisées en deux, celles que le seigneur loue à ses paysans et celles dont il
37:15garde l'exploitation directe. C'est sur ces terres-là que les paysans doivent donner au seigneur
37:20des jours de travail obligatoires et gratuits. C'est la corvée qui peut aller de quelques jours
37:26par an à quelques jours par semaine, dans les cas les plus extrêmes. Corrogation, qui va donner
37:35le français corvée, c'est un service qui est demandé collectivement. Et pas du tout, comme le
37:44dirait le bon sens de la langue aujourd'hui, une corvée est chose d'imposer. Dans l'exercice de la
37:50domination, il y a des formes, il faut mettre les formes. Et à des paysans libres à qui on impose
37:57le service de labours que représente la corvée, c'est bien d'utiliser un vocabulaire qui montre
38:05que ce n'est pas en fait quelque chose qui est une exactio, qui est une obligation qui dégraderait
38:14socialement le paysan, parce que ça voudrait dire qu'il doit obéir, mais une demande. Demande un peu
38:21pressante, évidemment, et dont on imagine mal qu'on puisse se débarrasser, et qui est typique du
38:28caractère suave du paternalisme. Et donc, quand le mot apparaît à la fin du 8e et au 9e siècle,
38:43être soumis à la corvée, c'est pas dégradant, puisqu'on vous l'a demandé.
38:49Les maîtres aiment le travail paysan, en image et en nature. Mais pour le paysan,
38:54l'année est une longue succession de taxes et de redevances. En août, il paye le champard,
39:02la part de récolte qu'il doit au seigneur. En septembre, le porcage, le droit de vendre à la
39:09foire à payer en poursaut. En octobre, le sens, le loyer de la terre. A la Saint-André, quand on
39:19abat le cochon, une part de la bête abattue. Puis vient la propriéture, le droit de clore son propre
39:26champ, la dime, les 10% de sa récolte que le paysan doit à l'église. Et à Noël, ne pas oublier
39:34d'offrir au seigneur la poule qui lui est due. Attention à ne pas tricher. L'état du volatil est
39:40soigneusement vérifié en le plaçant devant une clôture et en l'effrayant. S'il a la force de
39:46sauter par-dessus, le seigneur doit l'accepter. Un nouveau fardeau encore plus lourd pèse
40:03pratiquement sur tout ce qui fait vivre le paysan. L'obligation d'utiliser les équipements du seigneur.
40:10L'usage des meules à grains individuels que toute famille possède est désormais interdit. Les meules, confisquées.
40:18Obligation est faite aux paysans d'utiliser le moulin seigneurial, ce qu'on appelle le moulin banal,
40:27et de faire cuire son pain dans le four seigneurial, le four banal. Banal, c'est-à-dire appartenant
40:35au banc, aux fièves du seigneur, et désignant son pouvoir sur ces sujets. L'obligation est payante,
40:43un sixième de la mouture. Les moulins, qui se multiplient à partir du XIe siècle, sont une
40:58innovation, un progrès technique qui demande des investissements importants et stimule la
41:03productivité. Tout comme la charrue à socques de fer, bien plus efficace que la raire à socques de
41:10bois ou le travail à la houe. Travailler à la houe ou à la charrue, c'est un conflit d'ordre technique
41:22entre l'intérêt du seigneur et celui du paysan. L'intérêt du seigneur à faire travailler
41:31davantage le paysan pour mieux exploiter sa terre, et l'intérêt du paysan à continuer
41:37d'employer certaines techniques qui lui permettent surtout de maintenir les équilibres existants.
41:42Ce sont des exemples intéressants qui montrent bien que même l'histoire des techniques est
41:50une histoire des conflits sociaux. La technique n'est pas neutre, elle sert à quelque chose,
41:56et donc à quelqu'un. La charrue avec le socque en fer et le train de bœuf nécessaire pour
42:03l'attirer devient un instrument de différenciation sociale au sein du village. Jusqu'au début du
42:11XXe siècle, elle sera l'apanage des villageois les plus riches, l'aristocratie paysanne,
42:17ce qu'on appelle les laboureurs, par opposition aux manouvriers qui ne possèdent que la force de leurs bras.
42:24Les communautés villageoises du Moyen-Âge sont inégalitaires comme les nôtres, mais elles
42:37savent aussi être solidaires, pratiquant ce qu'on a appelé un communisme rural, une réponse originale
42:44à la question paysanne par excellence, à qui appartient la terre. La récolte n'appartient
42:52qu'aux propriétaires du champ, mais une fois la récolte enlevée, dit un ancien texte, la terre
42:57devient commune à tous les hommes, riches ou pauvres également. Chaque villageois peut y faire
43:03pêtre ses bêtes, glaner les grains tombés au sol ou les gerbes oubliées, récupérer les chaumes pour
43:10les toits des maisons, la litière du bétail, le combustible. Au XVIIIe siècle encore, dans
43:17certaines régions, on interdit, au nom de ce droit coutumier, de remplacer la faucille par la faux,
43:23qui tranche trop près du sol et laisse moins de paille. Aux alentours de l'an 1000, les céréales
43:40deviennent la culture dominante, nourrissante, facile à taxer, à stocker, à transporter,
43:47elles occupent progressivement l'espace. C'est le début de ce qu'on appelle aujourd'hui encore la tyrannie céréalière.
43:54La caractéristique dominante de l'histoire de la paysannerie, à partir du haut moyen-âge
44:04et jusqu'au siècle suivant, est l'accroissement progressif des terres cultivées, qui s'accompagnent
44:12d'une accentuation de l'aspect rural des activités agricoles. Et tout cela m'éduque en partie à la
44:20croissance démographique, qui augmente les besoins en nourriture. En réalité, c'est surtout lié à
44:27l'intérêt des propriétaires, qui demandent aux paysans de produire davantage de céréales parce
44:33qu'elles se vendent bien sur le marché. On voit donc apparaître un conflit entre, d'un côté,
44:41les communautés paysannes qui veulent continuer à utiliser la forêt, les pâtures et des espaces
44:48non cultivés, et de l'autre, les propriétaires, qui peu à peu, au fil des siècles, cherchent à
44:58restreindre ce type d'activité pour que les paysans ne soient plus que des paysans et rien d'autre.
45:05C'est le temps des grands défrichements. Dans toute l'Europe, on abat les forêts pour gagner
45:13de nouvelles terres cultivables. L'usage des forêts qui restent, où les paysans vont chercher leur
45:19bois et faire paître leurs porcs, est désormais taxé ou tout simplement interdit et réservé aux
45:25seuls loisirs des maîtres. Il pouvait s'agir du roi, de grands seigneurs, ou même de villes,
45:34dans le cas de l'Italie. Quiconque détenait le pouvoir tendait à se réserver l'usage de ces
45:40espaces, qui avaient par ailleurs diminué. Et ces deux éléments se renforcent, puisque non
45:49seulement la surface des forêts est réduite, mais elles sont moins accessibles au monde paysan.
45:54Le droit d'utiliser les espaces incultes en tant que droit collectif était l'un des plus
46:04formidables instruments de cohésion sociale de la communauté. Revenir sur ce droit, ce n'est pas
46:12seulement nuire à l'économie paysanne, c'est nuire à la cohésion sociale du monde paysan.
46:20C'est donc l'un des principaux instruments qui permettent au pouvoir seigneurial de
46:28s'imposer dans les campagnes. Non seulement cette appropriation de la forêt prive les
46:46hommes d'une part essentielle de leurs ressources, dit un historien, mais elle
46:51leur barre l'accès aux lieux mythifiés de la liberté. Les enfermant sur leurs
46:57parcelles, elles mutilent leurs rêves. Pour les paysans, les terres collectives,
47:08les pâtures, les forêts, n'appartiennent à personne d'autre qu'à la communauté.
47:16Si le seigneur commence à faire payer le droit d'élever des porcs dans les bois,
47:24par exemple, et bien la plupart du temps, les paysans s'y opposent. Le monde de la
47:34seigneurie banale, à partir du début du 11e siècle, est un monde dans lequel les seigneurs
47:42commencent à faire payer ce type de droits, ce qui n'était pas le cas auparavant. Ils
47:47rompent avec la coutume et les paysans réagissent.
47:50La Malaisie, dans les années 70. Confrontés à une modernisation imposée par l'État, les paysans
48:18malais résistent. Pour échapper à la répression, ils pratiquent une résistance furtive, à bas
48:25bruit, avec ce que l'anthropologue américain James Scott appelle les armes des faibles.
48:31James Scott a découvert que quand les paysans voulaient résister, ils le faisaient par des
48:39méthodes très secrètes, impossibles à identifier. Mettre du sucre dans le réservoir à essence du
48:45patron est une arme classique des faibles. Le problème avec ce type d'armes des faibles au
48:53Moyen-Âge, c'est qu'il ne peut pas y en avoir de traces dans les sources, puisqu'elles étaient
48:58secrètes. Mais je suis sûr qu'elles étaient monnaies courantes, que si le seigneur prenait
49:04un pourcentage des récoltes, par exemple, les paysans faisaient en sorte de lui refiler les
49:08grains de moins bonne qualité s'ils en avaient l'occasion. Naturellement, le régisseur du
49:15domaine savait ce qu'il cherchait à faire et prenait des mesures pour tenter de les en empêcher.
49:20Ce genre de choses s'est forcément produite, mais sans laisser aucune trace écrite.
49:26Au début du XIIe siècle, le roi Henry Ier d'Angleterre fait un cauchemar. Les trois
49:40piliers du régime féodal viennent tour à tour le tourmenter. Les chevaliers épais à la main,
49:47les hommes d'église avec leurs crosses, et enfin les paysans. Une image unique pour l'époque de
49:58paysans armés et menaçants en révolte ouverte pour réclamer leurs droits. Car aussi étonnant
50:04que ça puisse paraître, l'instauration progressive de l'oppression féodale n'a pas provoqué de
50:10véritables insurrections paysannes. Avec une exception notable, la révolte des paysans libres
50:17saxons, les Stalingas, dont les victoires et la défaite au IXe siècle ont enflammé l'imagination
50:24des dessinateurs romantiques. En fait, il semble que la situation des paysans saxons se soit dégradée
50:35de façon si brutale qu'ils ont vu cette détérioration se produire sous leurs yeux.
50:41Et c'est ça qui leur donne la force de se révolter collectivement, sans doute en
50:47s'appuyant sur des pratiques communautaires qu'ils n'avaient pas complètement perdues.
50:50Si on compare avec l'apparition de la seigneurie privée au XIe siècle, la seigneurie banale comme
51:00on l'appelle en français. Celle-ci se développe petit à petit, seigneurie par seigneurie, sur
51:092, 3, 4 générations. Et la plupart du temps, c'est trop lent pour que les gens réagissent.
51:20Mais quand ça se produit rapidement, les communautés voient ce qui est en train de
51:26se passer et elles peuvent donc s'y opposer collectivement. Calan, un village breton au
51:35début du XXe siècle. 50 ans plus tard, ces paysans français connaissent un bouleversement
51:42tout aussi brutal que les saxons du IXe siècle, la révolte en moins, passant en une génération du
51:49cheval de trait au tracteur.
52:05Aujourd'hui, à Calan, pris en tenaille entre un champ de maïs et un champ de blé, un terrain
52:11maraîcher chatoyant comme une enluminure médiévale. Morgane Oddy, sa propriétaire, en a hérité de ces
52:18deux vieilles tentes. La grande majorité des paysans, on a des revenus un peu de misère. Mais
52:30en fait, on a énormément de pouvoir et on est très certainement parmi les gens dans la société
52:36qui avons le plus de pouvoir parce qu'on produit, on maîtrise tout le processus de production. En
52:41tout cas, moi, je maîtrise de la graine jusqu'aux légumes que je vends. Et donc nous, le fait
52:46d'être encore là, à parvenir à produire, même si on n'est pas complètement autonome et tout ça,
52:54mais quand même, on est hyper puissant. Et moi, je suis assez persuadée que c'est pour ça qu'on est
53:02insupportable. Il y a de l'accaparement de nos ressources, des terres, il y a de l'accaparement
53:07des semences, il y a de l'accaparement de l'eau. Et c'est parce qu'on a du pouvoir et que ça,
53:15c'est insupportable. On a du pouvoir et du coup, de l'autonomie. On a un niveau de liberté mine
53:21de rien qui est incroyable comparé à la grande majorité des concitoyens, des gens qu'on voit.
53:28Certes, si demain la monnaie s'effondrait et qu'il n'y avait plus de supermarché et plus de pétrole
53:34pour faire tourner les voitures, ce serait compliqué aussi pour nous. Vraiment, ce serait
53:39compliqué. Mais pour autant, on s'en sortirait à peu près. Et c'est aussi peut-être pour ça qu'on
53:44reste un petit peu optimiste parce qu'on se dit qu'on le voit bien le petit chemin par lequel
53:50on pourrait passer pour s'en sortir et par lequel d'autres gens aussi pourraient passer pour s'en
53:57sortir. Et que ça, ça passe par le fait de résister, de tenir notre petit bout de terrain,
54:03notre petit bout de liberté, notre petit bout d'autonomie. On ne va pas le lâcher.

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