• l’année dernière
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, le Club reçoit aujourd'hui le nouveau lauréat du prix Pulitzer,
00:21 le romancier américain Hernan Diaz.
00:23 Après "Au loin", il signe un deuxième roman "Trust"
00:26 publié aux éditions de l'Olivier, traduit par Nicolas Richard et aussitôt consacré à l'argentin et à l'américain.
00:33 Ce grand spécialiste de Borgeste, directeur adjoint de l'Institut Hispanique de l'Université Columbia,
00:38 a jeté l'encre à New York où il vit maintenant depuis deux décennies.
00:43 "Trust", c'est le grand roman de l'argent, de la finance,
00:46 qui interroge aussi le sens des fictions, l'importance des récits.
00:50 Toutes les fictions et la littérature en fait partie.
00:54 *Musique*
01:02 *Tic-tic-tic-tic-tic*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc et Laura Dutèche-Pérez,
01:07 préparée par Didier Pinault, réalisation Félicie Fauger, avec Ruben Karmézyn à la technique.
01:13 Et bonjour Hernan Diaz.
01:15 Oh bonjour, merci de me recevoir, désolée de ne pas parler français.
01:19 Mais vous le comprenez très bien.
01:22 - I hope so. - J'espère.
01:24 On va voir. Et bonjour à votre voix française Marguerite Cappelle, qui a tout de suite pris le relais.
01:28 - Bonjour. - Bonjour à vous.
01:30 Savez-vous qui est le plus influent, plus influent que le New York Times et le Washington Post réunis aux Etats-Unis,
01:36 voire plus influent que TikTok en matière de livres, le premier prescripteur ?
01:41 Et bien c'est Barack Obama lui-même.
01:43 Figuré dans la sélection de ses livres préférés, c'est le Graal aux Etats-Unis.
01:48 J'en perds ma voix tellement que j'aimerais...
01:50 Ça m'arrive peut-être un jour, il faudrait que j'écrive d'abord un livre, comme vous Hernan Diaz.
01:54 Et l'an dernier, Trust en a fait partie, pardon, Trust a fait partie de cette sélection de Barack Obama.
02:01 Pourquoi ? Qu'est-ce qui a séduit d'après vous, Hernan Diaz, l'ancien président démocrate,
02:07 dans ce portrait de financier qui soutient notamment que le marché a toujours raison ?
02:13 Si vous me demandez pourquoi le président Barack Obama a aimé le livre,
02:19 j'aimerais bien le savoir en fait, je suis très curieux.
02:22 Ce que je peux vous dire, c'est que pour moi, c'était vraiment quelque chose qui m'a apporté beaucoup d'humilité.
02:29 C'est presque surréaliste d'avoir écrit un livre qui parle d'histoire américaine et de personnalités historiques,
02:35 et d'avoir un véritable protagoniste de cette histoire américaine qui le lit et qui le commente.
02:39 Vous pensez qu'il n'a pas compris le livre ? Ou au contraire ?
02:44 Si il n'a pas compris le livre ? Bien sûr qu'il a compris, c'est quelqu'un de tout à fait brillant.
02:50 Et qu'est-ce qu'il a compris d'après vous ?
02:53 Je ne peux pas vraiment parler de ce que lui a compris, je suis navrée, ce serait des hypothèses.
03:01 Non mais vous pouvez parler de ce que vous, vous avez voulu raconter.
03:05 Je crois que le livre, comme vous l'avez dit dans votre très belle introduction, parle de cette distinction entre l'histoire et la fiction.
03:16 Et comment la réalité est forgée par les récits qu'on en fait.
03:20 Une des fictions qui forge pour moi la réalité, c'est l'argent. L'argent selon moi est structuré comme la fiction.
03:29 Plus que la réalité, la finance de père en fils, malgré les crises, sa famille, celle de l'un de vos personnages principaux, Andrew Bevel,
03:40 qui est cet homme d'affaires qu'on va retrouver tout au long du roman, et bien sa famille non seulement a survécu à toutes les crises,
03:47 mais nous dit-il, nous en sommes sortis plus forts, ayant toujours à cœur l'intérêt de notre nation.
03:53 « Trust », c'est vrai que c'est le grand roman de l'argent, mais c'est aussi un grand roman sur l'histoire américaine.
04:00 C'est une valeur cardinale aux États-Unis, l'argent, c'est une nation qui s'est construite sur l'argent.
04:07 C'est une très bonne question. Je crois que malheureusement, l'argent, le capital, influence la plupart des interactions sociales que nous avons,
04:20 et ça dépasse le cadre des États-Unis. Je crois que c'est un dénominateur commun dans le monde, en tout cas en Occident.
04:27 Ce que je peux dire sur les États-Unis en particulier, c'est qu'il faut se souvenir que les premiers colons qui se sont installés aux États-Unis
04:38 croyaient profondément dans la réalisation matérielle dans ce monde qui leur garantirait une rédemption dans le monde d'après, dans l'au-delà.
04:49 Donc je pense que ça donne une force transcendantale et mystique, une dimension mystique à l'argent.
04:57 Et je crois qu'elle demeure encore aujourd'hui aux États-Unis.
05:00 Voilà, ce n'est pas tant une philosophie qu'une religion, l'argent, la finance aux États-Unis.
05:04 C'est ce que raconte finalement dans son autobiographie Andrew Bevel, qui explique les choses en racontant que le crash de 1929 aux États-Unis
05:14 a été l'accomplissement de la destinée de l'Amérique. Il en fait réellement de cette finance une religion. C'est la grande affaire du pays.
05:23 Oui, c'est vrai. Il me semble que l'argent a cette dimension transcendantale, mais ce qu'il y a d'amusant, c'est que c'est aussi lié à ce passé puritan.
05:40 Il y a aussi une honte et une gêne immense par rapport à l'argent. C'est presque un tabou.
05:46 Alors que ça détermine et que ça forge nos vies, c'est quelque chose dont nous ne pourrons pas parler.
05:52 Donc ce qui m'a attiré dans le sujet de ce livre, c'est que même si vous l'avez dit à raison, l'argent a une dimension religieuse, une place religieuse dans la culture américaine.
06:03 L'argent n'a pas de place en revanche dans la fiction américaine. Il n'y a pas de livre sur les gens qui fondent l'argent dans le canon de la littérature américaine, en littérature classique. C'est assez frappant cette absence.
06:16 Et pourtant, c'est un territoire magnifique pour la littérature, justement dans toutes les ambiguïtés qu'il peut soulever, qu'il peut permettre.
06:24 Et la littérature, et vous le dites et vous l'écrivez à travers l'un de vos personnages, est le territoire de l'ambiguïté.
06:31 Comment expliquer alors que la finance ne soit pas le sujet de prédilection de tous les romanciers américains ?
06:36 Je ne sais pas si j'ai compris votre question, mais je crois que vous me demandez…
06:45 Pourquoi ne pas financer la fiction ?
06:48 Je pense qu'il y a deux raisons. La première a à voir avec cette honte, cette gêne, ce tabou de l'argent qu'ils représentent aux Etats-Unis et ailleurs.
07:03 Si je devais demander à n'importe qui ce qu'il a sur son compte bancaire, on serait très vite très mal à l'aise.
07:12 C'est presque comme une mise à nu morale qu'on n'est pas du tout prêt à assumer.
07:18 Ça c'est la première raison. Mais la deuxième raison qui fait que l'argent n'est pas très présent dans la fiction américaine,
07:24 c'est que la rhétorique, le langage, le jargon de l'argent et de la finance est environné d'un mystère volontaire.
07:36 On nous fait croire que les questions d'argent sont beaucoup plus complexes d'un point de vue technique et pseudo-scientifique qu'elles ne le sont réellement.
07:46 Donc j'ai l'impression que les gens ont peur en réalité de parler d'argent parce que c'est presque comme parler de théorie quantique, de physique quantique.
07:54 Et je crois qu'en réalité c'est faux. C'est quelque chose dont nous devrions parler et que nous devrions connaître et dont nous devrions débattre.
08:02 Cette distance qu'on nous impose avec l'argent, c'est une distance idéologique. Et je voulais essayer de combler ce fossé.
08:10 Pourquoi ? D'où vous est venue cette envie-là ? Cette conviction qu'il fallait aller combler ce fossé, dépasser cette barrière ? C'est interdit aussi ? A vous ? Pourquoi ?
08:23 Parce qu'encore une fois j'ai le sentiment que cette distance fossée est profondément idéologique. Je pense qu'on nous demande de ne pas nous soucier de l'argent, de ne pas y porter notre attention.
08:37 Pensez par exemple à ces messages que vous recevez sur votre compte bancaire, votre relevé, même la manière dont cette lettre est écrite, les petits caractères, tout le jargon, les phrases compliquées, tous ces documents sont faits
08:52 pour vous dire de ne pas les lire. Et je pense qu'en fin de compte c'est une question de pouvoir. L'intention c'est que nous, les civils, les personnes ordinaires, qui ne sont pas dans l'industrie financière ou qui ne sont pas des économistes,
09:10 c'est que nous nous tenions à l'écart de ces questions d'argent et que nous les laissions aux spécialistes. Et je pense que c'est une exigence tout à fait déraisonnable. Parce que, comme je le disais tout à l'heure, l'argent influence toute notre vie.
09:27 Il influence à peu près tous les échanges que nous avons. Il n'y a peut-être que l'amour qui échappe à cette logique de l'argent. Et pourtant, malgré cela, on nous demande aussi de ne pas nous en préoccuper et de ne pas le comprendre. Et je ne suis pas d'accord avec ça.
09:46 C'est pour ça que vous, le romancier, vous avez mobilisé quatre personnages, quatre points de vue. Parce qu'il n'y a pas qu'une vérité avec l'argent non plus et dans le roman non plus. On va en reparler du sens de la littérature. Quatre personnages pour pouvoir les faire débattre dans le livre les uns avec les autres.
10:06 Je crois qu'au cœur de ce livre, il y a la question de la voix. Les récits, les discours sur les grandes épopées du capitalisme ont fait taire certaines voix et ont au contraire amplifié d'autres voix.
10:25 Donc il y a un personnage qui fait un monologue dans le livre, mais je me suis dit que je ne pouvais pas me contenter de ça. Il fallait que je montre cette différence et que j'ai quatre voix différentes.
10:36 En même temps, j'ai le sentiment que le roman réaliste, le roman complet, total, au sens classique, ne représente pas non plus notre réalité fragmentée. Donc c'était important pour moi de montrer à quel point notre vie quotidienne peut être polyphonique, peut être fragmentée.
10:56 Vous avez également mentionné le sujet de la vérité qui me semble très important. Je dirais qu'il y a presque une relation d'asymptote avec la réalité, la vérité ici. On s'approche de la vérité, mais c'est au lecteur finalement de décider comment ces différentes voix vont se relier ensemble.
11:17 Pour ça, il faut choisir des points de vue. De l'importance du point de vue, on a convoqué un philosophe français que vous connaissez, Gilles Deleuze, 1983.
11:26 Ce qui me fait moi égal moi, c'est un point de vue. C'est un point de vue sur le monde. Quand en plein 19e siècle, un très grand romancier américain célèbre, à savoir Henry James, conçoit le roman et renouvelle les techniques du roman par un perspectivisme, par une mobilisation des points de vue chez James.
11:53 Ce n'est pas les points de vue qui s'expliquent par les sujets, c'est l'inverse. C'est les sujets qui s'expliquent par les points de vue. Henry James a des techniques suffisantes pour qu'il n'y ait pas de sujet.
12:06 Il devient tel ou tel sujet, celui qui est déterminé à être à tel point de vue.
12:24 Je suis tellement touché d'avoir entendu la voix de Deleuze. Il est vraiment très important pour moi. Je n'avais jamais entendu ces mots-là et Henry James est très important pour moi aussi. J'ai un portrait de lui sur mon bureau. J'ai vraiment la chair de poule en entendant ça. C'est un cadeau formidable.
12:42 Ce que dit Gilles Deleuze dans ce passage magnifique, c'est la préface de 1912 pour Portrait de femme de Henry James où il parle de la maison de la fiction, de la maison de la littérature.
12:56 Il parle d'une métaphore de maison avec beaucoup de fenêtres ouvertes sur le jardin. Nous avons un point de vue partiel sur les relations. Je pense que Deleuze a raison, ce qui compte c'est le point de vue qui crée le sujet.
13:09 C'est ce que vous dites aussi dans ce roman, « Trust » d'Hernan Diaz. La littérature est un point de vue sur le monde. Chaque fenêtre vous permet de regarder, après l'avoir ouverte, le monde différemment.
13:22 Absolument. J'en parlais hier et je crois que l'importance du point de vue, c'est aussi que c'est une question profondément éthique dans la narration. On peut citer peut-être Michel Foucault cette fois.
13:39 Parce que le point de vue, la perspective, ça a à voir avec la manière dont on dispense le savoir. Et quand on dispense ce savoir, il y a un exercice de pouvoir.
13:50 Donc je pense que les narrateurs et les auteurs qui utilisent de façon responsable cette question du point de vue et qui le font bouger pour obtenir un effet, parfois seulement pour des effets de manche, violent leur devoir de narrateur dans leur manière de dispenser le savoir.
14:09 Et celui qui vient créer le doute chez le lecteur, c'est notamment le père d'Ida, l'écrivaine. On peut aussi considérer comme lui, avec le typographe, que finalement l'argent c'est une fiction.
14:22 Tout ça c'est un mirage. Il a lu Marx, lui, attentivement. Il n'est pas marxiste pour autant. Wall Street, le capital financier, les gratte-ciels, tout ça pour lui est un mirage.
14:33 Et on fait commerce de cette fiction. Est-ce qu'à croire ce personnage, le typographe, on peut se dire que l'argent comme fiction est un récit toxique, est un récit qu'il faut détruire, démonter ?
14:49 Oui, tout à fait. La fiction, l'argent pour lui, c'est une fiction, effectivement. Et oui, c'est effectivement un récit toxique, vous l'avez dit.
15:03 Si c'est une fiction, c'est parce que l'argent repose sur la confiance et sur la croyance. Exactement comme n'importe quelle histoire. Une histoire s'effondre aussi, on n'y croit pas.
15:14 Et je pense que la plupart des crises économiques, des effondrements financiers, des krachs, ont à voir avec ce manque de confiance. L'histoire tombe en miettes, on n'y croit plus, elle vole en morceaux.
15:29 Quel contre-récit écrire ? Qui en a la capacité aujourd'hui ?
15:34 Quel contre-récit peut-on écrire ?
15:40 Je suis très pessimiste à ce sujet. Je trouve très difficile. Je n'ai pas vraiment trouvé de contre-récit.
15:55 Ce que je trouve très intéressant, c'est que de plus en plus, le capital est vraiment intégré avec la vie, même organique, d'un point de vue biologique.
16:06 Et je pense que le contre-récit, qu'on n'entend pas encore, malheureusement, aura à voir avec ce lien, cette articulation entre le capital et la vie.
16:15 Évidemment, parce que le capitalisme est profondément entremêlé à la question de la crise environnementale. Donc à mon avis, le contre-récit va avoir à faire avec ça, et pas uniquement à un discours financier.
16:30 Mais alors, quelle est la place de l'art ? Quelle est la place de la culture dans nos vies ?
16:34 Tout ça est important. L'art, la culture, c'est ce qui nous permet de comprendre ce qu'on vit. L'histoire, les récits, c'est ce qu'il y a de plus essentiel.
16:50 C'est la technologie fondamentale qu'on a pu inventer pour justement essayer de saisir et de comprendre ce que nous vivons.
16:59 Et c'est vraiment la technologie, la technique essentielle dont dérivent toutes les autres.
17:05 Tout commence avec le récit.
17:08 Tout commence avec le récit. Et lui, votre personnage Andrew Bevel que vous avez imaginé, on en revient à lui, à ce portrait d'homme d'affaires que vous avez écrit de votre côté Hernán Díaz.
17:21 Il dit la vérité est que notre existence gravite autour du profit et que nous aspirons tous à davantage de richesse.
17:28 C'est en tout cas sa vérité, celle que lui veut voir gravée dans le marbre et qu'il fait écrire à l'écrivaine Ida Partenza dans une autobiographie intitulée "Ma vie".
17:38 C'est une contre-attaque, une réponse au roman qu'Harold Van Eyre lui a consacré sous le titre "Obligation".
17:44 Et c'est là qu'il faut raconter à ceux qui nous expliquent que dans votre livre, il y a quatre livres en réalité.
17:51 Quatre livres et évidemment autant de points de vue.
17:53 Il y a la biographie "Obligation" de l'écrivain Harold Van Eyre sur le financier Andrew Bevel.
17:58 Il y a l'autobiographie qu'il va écrire comme une riposte "Ma vie", celle d'Andrew lui-même.
18:04 Il y a "Mémoire", témoignage de l'écrivaine Ida Partenza qui raconte ce récit-là.
18:09 Et il y a des extraits du journal de la femme de l'homme d'affaires. Chacun, au fond, veut rétablir sa vérité.
18:16 C'est passionnant cette réflexion que vous menez dans ce roman autour de la question de la vérité justement à Hernán Díaz.
18:22 Dans une époque où on a dit, et notamment aux États-Unis, on l'a vu avec Donald Trump, que jamais la vérité n'a été autant falsifiée.
18:33 Qu'est-ce qui est vrai ? Est-ce qu'il n'existe qu'une vérité ? Comment on se sort de cette question ?
18:38 Je ne pense pas qu'il n'y ait qu'une vérité. Ce qui ne signifie pas que je sois scéptique ou porté au solipsisme.
18:53 Je pense que la difficulté à saisir cette vérité ne signifie pas que nous devions abandonner. C'est l'histoire de la science quand on y réfléchit.
19:01 Il y a un moment où on s'est dit Isaac Newton a tout expliqué, la vérité sur le mouvement des astres.
19:09 Et puis il s'avère que ce n'est pas tout à fait ça. Et il y a un changement de paradigme, et ainsi de suite.
19:16 Vous voyez, je vais en venir. Et je pense que c'est la même chose pour toute forme de vérité.
19:21 Le fait que ce soit insaisissable ne signifie pas qu'il faut abandonner la quête.
19:27 Ce que j'ai vu pendant le mandat de Trump, j'ai écrit pendant ce mandat-là, ce livre-là, ça correspond à ces 4-5 ans du mandat de Trump.
19:39 J'ai eu le sentiment que la réalité elle-même était devenue une marchandise.
19:47 J'ai eu le sentiment que la réalité était devenue le dernier bien de luxe.
19:53 Si vous étiez un ultra-riche, ultra-puissant, ce n'était plus des yachts ou des manoirs que vous achetiez.
20:00 C'était une version de la réalité à imposer aux autres.
20:03 Et c'est là qu'arrive aussi cette question de la voix.
20:07 Parce que Ida va chercher à Andrew Bevel, dont elle doit signer l'autobiographie, elle va lui chercher une voix.
20:14 L'autorité de l'argent s'entoure de silence, écrivez-vous.
20:18 Alors elle va à la bibliothèque et elle va se plonger dans tous les grands livres, les biographies que les grands hommes ont pu signer pour lui chercher une voix à lui.
20:28 Oui, je pensais beaucoup à Frankenstein dans ce chapitre-là.
20:35 Et d'ailleurs la référence est dans le livre.
20:38 Elle crée un monstre.
20:40 Exactement, comme Victor Frankenstein.
20:43 Et ce grand homme, le monstre de Victor Frankenstein, est lui aussi très grand, de taille.
20:50 Donc elle crée un monstre plus grand que nature, à partir de morceaux de corps d'autres hommes illustres.
20:58 C'est ça en fait qu'elle trouve à la bibliothèque.
21:00 Elle prend tous ces éléments de rhétorique, de discours, et en les associant, elle crée ce monstre pour la postérité.
21:10 Oui, mais en réalité elle est la narratrice et vous êtes l'écrivain.
21:14 Ça veut dire que vous allez faire ce boulot-là, vous replonger dans toutes ces biographies pour créer votre propre monstre de papier, votre monstre de fiction,
21:22 qui est le portrait, Hernán Díaz, de cet homme d'affaires.
21:25 Et qu'est-ce que vous êtes allé piocher pour ce roman, « Trust », votre deuxième, qui paraît aux éditions d'Olivier, chez Borgès.
21:33 Vous êtes un spécialiste de Borgès, vous avez écrit sur lui il y a une dizaine d'années.
21:38 On va l'écouter. Est-ce que c'est cet art du jeu ou cet art comme jeu ? On l'écoute.
21:46 Si on n'est pas défendu de jouer, non, pourquoi ne pas s'introduire au jeu ?
21:51 Je me rappelle une sentence de Stevenson.
21:54 Il disait « Oui, l'art est un jeu, mais il faut jouer avec la gravité, avec la série de l'enfant qui joue. »
22:01 Il prend son jeu au sérieux.
22:03 L'histoire universelle de la famille, je ne le savais pas quand je l'écrivais,
22:10 mais je me sentais déjà, disons, romancier, prostateur, conteur.
22:17 Et je ne sais pas aborder les contes.
22:19 Je pensais que cela me dépassait, que je n'avais aucun droit à imiter Kipling, ou Conrad, ou Maupassant.
22:27 Je pensais que tout cela me dépassait.
22:29 Alors, j'écris ces histoires-là d'une façon timide, un peu comme des blagues,
22:35 en partant de la vérité et puis en entendant la fin.
22:38 Ce sont mes premiers essais de conteur.
22:42 Après ça, je sais que j'écris tout cela pour finir, à la fin, avec des livres comme Fiction ou L'Aleph.
22:50 J'étais cherché à mon chemin, sans le savoir.
22:54 Alors, il y a ce livre qui est un peu vrai, un peu apocryphe, un peu gênant, et pas du tout important, je dirais.
23:01 - Oui, parler français, ce n'est pas évident pour vous à comprendre,
23:05 qui êtes Argentin et Américain, d'entendre Borgès dans la langue de Molière.
23:10 Mais cette idée de l'art, de l'art comme un jeu, lui le pratique comme tel, et vous ?
23:15 Est-ce qu'il y a un côté extrêmement ludique à écrire ce grand roman,
23:19 qui peut paraître être à la gloire de l'argent, mais qui est bien en réalité tout le contraire ?
23:25 C'est surtout, « Trust », un roman à la gloire du roman, de la littérature,
23:29 qui peut tout imaginer, qui peut tout réinventer.
23:32 - J'ai le cœur qui déborde d'émotion.
23:36 Après le passage de Deleuze, maintenant j'ai du Borgès en français.
23:41 Je n'avais jamais entendu cette interview.
23:45 Il faut me donner les références.
23:48 J'aime vraiment ce qu'il dit quand il parle de ce jeu sérieux, de jouer comme un enfant,
23:53 de façon très sincère, où le jeu s'empare du monde.
23:57 C'est une notion profondément borgésienne, cette idée-là.
24:03 Le jeu, ou la loterie presque, qui s'empare, qui supplante la réalité.
24:11 Dans Babylone, il y a aussi cette histoire très importante.
24:17 J'aime cette idée du jeu qui supplante la réalité.
24:21 Dans ce cas précis, ce qui m'intéressait, c'est une autre notion tout à fait borgésienne,
24:27 qui est de savoir comment la littérature peut laisser une trace dans la réalité,
24:33 comment elle peut entamer cette réalité et changer nos vies.
24:37 Tout ce roman, on commence avec un roman dans le roman.
24:40 Il y a 160 pages, à peu près, de romans dans le roman.
24:43 On ne rencontre jamais son auteur, mais c'est cette fiction-là
24:48 qui va déclencher tous les événements "réels" du roman.
24:52 C'est vraiment la fiction qui transforme la réalité.
24:55 Je pense que c'est une notion, encore une fois, très borgésienne,
24:59 en pensant à des récits comme Clun.
25:04 C'est une histoire nouvelle, où des planètes de fiction s'emparent de la planète Terre.
25:10 Une nouvelle de Borges.
25:13 J'aime beaucoup cette idée que la fiction, encore une fois, altère la réalité.
25:16 Oui, mais c'est ce que dit d'ailleurs votre financier.
25:19 Lui, il veut mettre la fiction au service de sa propre cause.
25:23 Il veut tordre la réalité pour la faire coïncider,
25:26 dit-il à ce moment-là dans le livre, avec son erreur.
25:30 La littérature, c'est vrai que c'est le lieu, peut-être le seul lieu,
25:33 où on peut transformer la réalité, mais aussi la tordre.
25:37 La question, c'est à quelle fin ? Pour le meilleur ou pour le pire ?
25:41 Exactement. À un moment, ce magnate, ce tycoon Andrew Bevel,
25:46 décrit justement son travail comme ça.
25:49 Il dit « Mon travail, c'est d'avoir toujours raison.
25:53 Et à chaque fois que je fais erreur, je distends, je tords la réalité
25:57 de façon à ce que mon erreur cesse d'être une erreur. »
26:01 Donc, comme vous l'avez dit, ce sont des fictions qui sont toxiques
26:08 et qui sont très nuisibles, très néfastes.
26:10 Et je pense que très largement, l'histoire nationale est aussi une fiction
26:15 qui peut avoir des effets très pernicieux.
26:18 Les discours politiques peuvent être des fictions
26:21 qui ont des effets extrêmement néfastes.
26:24 Et les romans ? Vous avez quelle responsabilité, vous, Hernán Díaz,
26:28 dans la fiction que vous imaginez, que vous fabriquez, que vous inventez ?
26:32 Je pense que la responsabilité de la fiction, c'est d'être belle,
26:38 d'être émouvante et d'être juste.
26:40 Et pari tenu, alors, avec ce roman « Trust », dont il faut quand même dire
26:44 aux auditeurs français de Bienvenue au Club qu'il ne sortira que le 18 août
26:49 et qu'il faudra donc patienter encore un tout petit peu
26:52 avant de pouvoir trouver votre roman « Trust », Hernán Díaz,
26:55 en librairie, prix Pulitzer, cette année, recommandé l'an dernier par Barack Obama.
27:03 Il faudra patienter un peu, mais nous, on était tellement heureux
27:06 que vous passiez nous en parler déjà maintenant.
27:08 On le note sur notre liste des romans à acheter absolument à la rentrée.
27:13 Merci. Hernán Díaz, merci beaucoup d'avoir été avec nous.
27:15 Merci à vous.
27:16 Merci. Ah, vous avez terminé en français, comme Borgès, c'est magnifique.
27:19 magnifique.

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