Affaire n° 2023-1049 QPC
Date de l'audience : 16/05/2023
Société Nexta 2022 [Exclusion des opérations portant sur les titres et contrats financiers du champ de la révision pour imprévision]
Lien vers la décision : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2023/20231049QPC.htm
Date de l'audience : 16/05/2023
Société Nexta 2022 [Exclusion des opérations portant sur les titres et contrats financiers du champ de la révision pour imprévision]
Lien vers la décision : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2023/20231049QPC.htm
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 Alors, l'audace est ouverte. Nous avons aujourd'hui deux questions prioritaires de constitutionnalité
00:15 inscrites à l'ordre du jour. Nous allons commencer avec la question numéro 2023-1049.
00:22 Elle porte sur les dispositions de l'article L211-40-1 du Code monétaire et financier.
00:30 Mme la préfète, expliquez-nous où nous en sommes de la procédure d'instruction.
00:35 Merci, M. le Président. Le Conseil constitutionnel a été saisi le 15 mars 2023 par un arrêt de la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation
00:43 d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Nexta 2022 et portant sur la conformité aux droits et libertés
00:51 que la Constitution garantit de l'article L211-40-1 du Code monétaire et financier.
00:57 Cette question relative à l'exclusion des opérations portant sur les titres et contrats financiers du champ de la révision pour imprévision a été enregistrée
01:05 au Surcretariat général du Conseil constitutionnel sous le numéro 2023-1049 QPC.
01:11 L'ARPI Renaud, Tominette, Vignault et Rives a produit des observations dans l'intérêt de la partie requérante le 19 avril 2023.
01:18 La SCP Delamare et Géanin a produit des observations dans l'intérêt de la société Homework et M. Damien Tufale, parties en instance le 3 avril 2023.
01:27 La Première ministre a produit des observations le 5 avril 2023.
01:31 M. François Pillier a décidé de s'abstenir de siéger pour l'examen de cette affaire.
01:35 Seront entendus aujourd'hui l'avocat de la partie requérante, l'avocat des parties en instance et le représentant de la Première ministre.
01:41 Merci beaucoup.
01:43 Eh bien, nous allons procéder comme vous l'avez indiqué. M. Tominette, vous êtes avocat au barrau de Paris, vous représentez la société Nexta 2022, parties requérantes.
01:53 Nous vous écoutons.
01:55 Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
02:03 En introduisant la théorie de l'imprévision dans le Code civil, l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats,
02:13 a mis fin à une jurisprudence de près de 150 ans qui refusait au juge le pouvoir de réviser les contrats,
02:19 et ce quand bien même les circonstances ayant présidé à leur conclusion auraient été fondamentalement modifiées.
02:27 L'article 1195 du Code civil introduit par cette ordonnance de 2016 prévoit ainsi que le juge pourra, à la demande d'une partie,
02:35 réviser ou mettre fin à un contrat sous condition qu'un changement de circonstances imprévisibles soit intervenu depuis sa conclusion,
02:45 et que ce changement rende l'exécution du contrat excessivement onéreuse pour une des parties qui n'avaient pas accepté d'en assumer le risque.
02:55 En 2018, il s'est agi de ratifier l'ordonnance de 2016, et c'est à cette occasion que des acteurs proches des marchés boursiers ont craint pour l'attractivité de ces marchés,
03:07 et en particulier le Haut comité juridique de la place financière de Paris, émanation de la Banque de France et du régulateur des marchés, l'autorité des marchés financiers.
03:17 Ce Haut comité a exprimé la crainte que l'article 1195 puisse être utilisé pour remettre en cause des opérations boursières en cas d'évolution imprévisible des cours, par exemple.
03:29 Le Sénat s'est fait l'écho de cette crainte et a introduit à l'occasion de la ratification de l'ordonnance de 2016 un article L211-40-1 dans le Code monétaire et financier,
03:43 lequel exclut le jeu de l'article 1195 pour les opérations sur instruments financiers.
03:51 Or, cette notion d'instruments financiers, visée à l'article L211-40-1, regroupe non seulement l'ensemble des produits admis à la négociation sur les marchés financiers,
04:03 mais également les titres de capital émis par les sociétés par action, c'est-à-dire les actions de sociétés anonymes ou de sociétés par action simplifiées, qu'elles soient cotées en bourse ou non.
04:17 En revanche, ne constituent pas des titres financiers les parts sociales, qui sont les titres représentatifs du capital des sociétés de personnes, tels que les SARL ou les sociétés en non-collectif.
04:29 Et c'est là qu'est la difficulté, comme l'a constaté ma cliente dans l'affaire au fond qui justifie la présente QPC.
04:37 En effet, en matière d'acquisition d'une société non cotée, il est fréquent que quelques mois séparent la signature du contrat de sa réalisation effective,
04:48 le temps que des conditions suspensives se réalisent par exemple. Et dans ce délai peut intervenir un changement de circonstances imprévisible qui bouleverse l'équilibre de l'opération.
05:00 Dans notre cas par exemple, une déferlante d'accusations de harcèlement sexuel et moral contre le dirigeant de la société cible,
05:08 qui a entraîné un départ massif de clients et la démission des équipes, rendant ainsi le prix de l'opération envisagée au départ par ma cliente sans rapport avec la valeur réelle de la société après tous ces événements.
05:22 Si la société cible est une SARL ou une société en non-collectif, donc une société de personnes, l'acquéreur pourra toujours invoquer l'article 1195 du Code civil pour réviser ou mettre fin au contrat.
05:37 Mais si la cible est une société anonyme ou une société par action simplifiée, qui sont des sociétés par action, du fait de l'article L211-1 du Code monétaire et financier, il ne le pourra pas.
05:50 Cet article a ainsi pour conséquence d'une part de soumettre à un régime différent les sessions d'action cotées et les sessions de part sociale,
06:00 et d'autre part de soumettre au même régime les sessions d'action cotées et les sessions d'action non cotées.
06:09 A ces deux titres, l'article L211-1 porte atteinte au principe d'égalité devant la loi.
06:18 En premier lieu, rien ne justifie de traiter différemment les sessions d'action et les sessions de part sociale lorsqu'elles interviennent de gré à gré, c'est-à-dire en dehors de tout marché réglementé.
06:30 Certes, le principe d'égalité devant la loi n'implique pas de traiter de manière identique des situations différentes,
06:37 mais encore faut-il que cette différence de traitement soit en rapport direct avec l'objet de la loi qu'il établit, selon votre jurisprudence constante.
06:47 En d'autres termes, et au cas qui nous occupe, était-il dans l'intention du législateur, lorsqu'il a instauré l'article L211-1,
06:57 de traiter différemment les sessions d'action non cotées et les sessions de part sociale ?
07:03 Pour comprendre l'objectif du législateur, et en particulier du Sénat qui a apporté le texte, il faut se rapporter aux travaux parlementaires, desquels il résulte que,
07:13 d'une part, le texte trouve son origine dans le travail du Haut Comité juridique de la place financière de Paris, comme je l'ai déjà indiqué,
07:20 et d'ailleurs, la Commission des lois du Sénat rappelle dans ses différents rapports avoir été alertés sur le sujet par les, je cite,
07:28 « milieux financiers » et non par les acteurs du droit des sociétés. D'autre part, il résulte également de ces travaux parlementaires
07:37 que la Commission des lois du Sénat se place exclusivement et expressément sur le terrain du droit financier et non sur celui du droit des sociétés.
07:47 Et elle explique l'inapplicabilité de 1195 aux opérations sur instruments financiers par le fait que, je cite,
07:54 « le régime de l'imprévision nous apparaît particulièrement mal adapté au secteur financier, très sensible aux changements et volatile par nature ».
08:04 Cette sensibilité aux changements et cette volatilité par nature ne concernent évidemment pas les opérations de gré à gré.
08:13 C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'article L211-40-1 dont il est question a été inséré non pas dans le Code civil,
08:22 ni même dans le Code de commerce, mais dans le Code monétaire et financier, dans une section spécifiquement consacrée au marché financier.
08:31 En conclusion, ces travaux parlementaires ne font jamais mention des opérations hors marché financier.
08:39 Pour le législateur, le seul objet de l'article L211-40-1 était d'écarter le jeu de l'imprévision uniquement pour les opérations réalisées sur ces marchés financiers.
08:51 Un tel objet ne justifie donc en rien la différence de traitement entre les sessions de gré à gré, selon qu'elles concernent des SARL d'une part, ou des SA ou des SAS d'autre part.
09:02 Pour s'opposer à cette conclusion, mes contradicteurs, comme Mme le Premier ministre, postulent qu'il existerait une différence de nature entre société de personne et société par action,
09:14 qui justifierait cette différence de traitement. Cette différence de nature tiendrait à l'importance de l'intuitu personné dans les sociétés de personnes,
09:24 qui rendrait les parts sociales moins facilement cessibles que les titres émis par les sociétés par action, plus ouvertes par principe.
09:33 Mais cette analyse, ancrée dans le passé, se heurte à la réalité du droit des sociétés d'aujourd'hui.
09:40 Tous les auteurs s'accordent, en effet, pour constater que cette distinction n'a plus la moindre pertinence,
09:46 de nombreux outils juridiques existants pour transformer une société par action en société fermée à l'image d'une société de personne.
09:54 Cette distinction n'a donc plus aucune valeur, et en tout état de cause, elle ne saurait justifier la différence de traitement établie par l'article L211-40-1,
10:04 dès lors qu'elle est sans impact sur la valeur d'une société, cette valeur étant totalement décorrélée du choix de la forme sociale.
10:13 Rien ne justifie donc la différence de traitement qui résulte de l'article L211-40-1.
10:22 De la même manière, rien ne justifie de traiter de manière identique les opérations sur action de société cotée et celles sur action de société non cotée.
10:33 Et ce, alors même que la différence est objective.
10:37 Qu'y a-t-il de commun entre l'acquisition ou la cession d'action totale ou LVMH à la Bourse de Paris
10:43 et l'acquisition ou la cession d'action d'une petite société anonyme de 15 salariés qui réalise un chiffre d'affaires de quelques dizaines ou centaines de milliers d'euros ?
10:52 Évidemment, rien.
10:54 Et pourtant, l'article L211-40-1 le réserve un traitement identique en excluant pour les deux le jeu de l'imprévision.
11:05 Or, et la Cour de cassation l'a d'ailleurs relevé dans l'arrêt qui vous a transmis la QPC,
11:11 les cessions d'action non cotées sont à l'abri dans une large mesure d'évolutions substantielles et inattendues portant sur leurs valeurs,
11:21 alors que les cessions d'action cotées, elles, se trouvent soumises à un aléa important résultant de la spéculation des opérateurs qui interviennent sur les marchés financiers.
11:31 Le traitement identique de ces situations objectivement différentes porte atteinte au principe d'égalité devant la loi,
11:39 ainsi qu'il résulte, là encore, de votre jurisprudence constante.
11:43 Pour l'ensemble de ces raisons que j'ai ici résumées et qui sont bien évidemment beaucoup plus développées dans mon mémoire,
11:50 il est demandé au Conseil constitutionnel, à titre principal, l'abrogation de l'article L211-1,
11:57 en ce qu'il est contraire au principe d'égalité devant la loi, et ce avec effet immédiat,
12:02 pour que cette abrogation puisse bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité, conformément à votre jurisprudence bien établie.
12:10 Subsidiairement, il vous est demandé de formuler une réserve d'interprétation, comme vous en avez le pouvoir,
12:16 et de dire, là encore avec effet immédiat, que l'article L211-1 du Code monétaire et financier
12:23 ne s'applique pas aux opérations sur les valeurs mobilières de sociétés non cotées. Je vous remercie.
12:29 Merci, maître. Nous allons maintenant écouter maître Géanin, qui est avocate au Conseil,
12:38 qui représente la société Homework, et monsieur Tufal, parti à l'instance. Maître.
12:44 Merci, monsieur le Président. Monsieur le Président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
12:51 depuis l'instauration du Code civil de 1804, le principe était la fixité du contrat, c'est-à-dire son exécution
12:59 uniquement selon les modalités prévues par les partis au moment de sa signature. L'ordonnance de 2016, portant en réforme du droit des contrats,
13:08 a introduit à l'article 195 du Code civil le mécanisme de la révision pour imprévision, qui permet en dernière analyse
13:17 et sous condition au juge de modifier le contrat. Mais comme vous le savez, cette ordonnance de 2016 a fait l'objet d'une loi de ratification
13:25 en 2018, et cette loi a été l'occasion de corriger certains défauts de l'ordonnance qui avaient été mis en lumière,
13:33 notamment par des parlementaires, des professeurs ou des praticiens du droit. Et c'est à cette occasion que l'article dont il est question aujourd'hui,
13:42 L211-40-1, a été introduit dans le Code monétaire et financier à l'instigation du Sénat, répondant à une suggestion du Haut comité juridique
13:52 de la place financière de Paris. En effet, pour ne pas déstabiliser la place ni la priver de son attractivité, il a été prévu que la révision pour imprévision
14:02 ne serait pas applicable aux opérations sur les instruments financiers que sont les titres et les contrats financiers.
14:11 La partie du texte dont vous êtes saisis est celle qui prévoit que la révision pour imprévision n'est pas applicable aux opérations sur les titres de capital
14:20 émis par les sociétés par action, ce que l'on appelle dans le langage courant les actions de société. Il s'agit de ne pas permettre aux partis de contester
14:30 ni aux juges de venir modifier la valorisation de ces actions. Alors cette exception au principe de la révision pour imprévision s'agissant des actions
14:40 n'est pas remise en cause devant vous. Ce que l'on voudrait vous faire juger, c'est faire restreindre le champ d'application de cette exception
14:49 pour ne l'appliquer qu'aux seuls titres de capital émis par les sociétés par action, donc aux seules actions de sociétés cotées en bourse.
14:57 On veut uniquement vous faire ajouter cette mention cotée en bourse. Pourquoi ? Parce qu'on prétend qu'il y aurait une atteinte au principe d'égalité
15:06 à traiter de la même manière les transactions selon que les actions sont vendues en bourse, ce qui suppose que la société soit cotée, ou vendues de gré à gré,
15:16 ou selon qu'il s'agit d'actions de sociétés non cotées ou de part sociale de sociétés de personnes. Mais nous allons voir d'une part que le fait d'exclure
15:26 de la révision pour imprévision les opérations sur les titres de l'ensemble des sociétés par action, et pas seulement des sociétés cotées en bourse,
15:35 ne consacre aucune rupture d'égalité. Et nous verrons d'autre part que le fait de traiter différemment les actions de sociétés par action
15:42 et les parts sociales de sociétés de personnes ne consacre pas davantage d'inégalité, tant les situations sont objectivement différentes.
15:51 Alors en premier lieu, le fait de traiter de la même manière les sociétés par action selon qu'elles sont cotées ou non ne porte pas atteinte au principe d'égalité.
16:01 En effet, ces opérations portent sur des objets dont la valeur est par essence volatile, puisque les causes de variation des valeurs des titres sont infiniment plus nombreuses
16:13 que ce que l'on peut constater en droit commun des contrats. C'est évident, et ce n'est pas contesté pour les actions de sociétés cotées qu'on achète en bourse,
16:20 mais en réalité, c'est vrai pour toutes les actions de sociétés. En effet, là où le prix de vente d'un immeuble, par exemple, est assez stable,
16:29 le prix des actions est au contraire très volatile, puisque la valeur d'une société peut évoluer, par exemple, si elle subit une destruction partielle
16:38 ou totale de ses équipements, qui peut entraîner une absence de recettes, si elle subit une procédure collective, si elle se voit retirer une autorisation administrative
16:47 qui l'empêche d'exercer toute ou partie de son activité, si elle fait l'objet d'une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux, ou à l'inverse, si elle met sur le marché
16:57 un produit miracle. À ce moment-là, ces actions s'envolent. Et toutes autres circonstances que l'on peut imaginer, tous ces événements qui peuvent impacter la valeur
17:05 de la société peuvent évidemment se produire que la société soit cotée ou qu'elle ne soit pas cotée en bourse. Alors si une société n'est pas cotée en bourse,
17:15 ces actions se vendent non pas en bourse, évidemment, mais de gré à gré. Et une telle vente se déroule en général en deux temps. La signature de la vente,
17:24 puis la réalisation de la vente, cette réalisation intervenant au terme d'un audit de la société cible. Mais dans la valorisation des parts, les parties anticipent
17:35 le risque que peut courir cette valeur. Et elles vont vérifier s'ils se réalisent ou non avant l'achat définitif, ce que personne ne fait en droit commun des contrats.
17:45 Quand vous achetez un appartement, vous avez un prix fixe au départ. Et chez le notaire, quand vous allez signer la vente définitive, ce sera toujours le même prix.
17:52 Pour les actions, ça n'est pas du tout pareil. Les parties prévoient qu'il va pouvoir y avoir une évolution. Si on admettait du coup la révision pour imprévision
18:02 dans les ventes d'actions au prétexte de ces changements de circonstances, ça aurait immanquablement deux conséquences. D'une part, cela ruinerait toute sécurité juridique
18:12 des sessions d'action que les parties ont décidé de réaliser en plusieurs phases. Et d'autre part, et surtout, ça reviendrait à fausser la valorisation prévue
18:21 par les parties elles-mêmes, qui ont pris en compte cette temporalité. Et il n'y a pas de différence à cet égard entre les sociétés cotées et non cotées,
18:31 puisque dans les deux cas, les parties acceptent d'intégrer l'évolution de la valeur des titres sociaux dans leurs contrats. Et j'ajouterais qu'à supposer même
18:41 que l'on voit une différence dans les modalités de session, que ce soit en bourse ou que ce soit de gré à gré, en réalité, il n'y a pas pour autant d'attente
18:51 au principe d'égalité, puisque vous jugez que le principe d'égalité n'oblige pas à traiter différemment des personnes qui se trouvent dans des situations différentes.
19:01 Et si on considère qu'il y a une différence entre la vente de gré à gré et la vente en bourse, à ce moment-là, écarter la révision pour imprévision
19:08 pour toutes les sociétés par action dans un cas comme dans l'autre, ça revient tout simplement à appliquer un même régime à ces deux sessions.
19:16 Et ce n'est pas contraire au principe d'égalité. Alors j'en viens au second point. Puisqu'on vient vous dire que des actions de société non cotée et des parts sociales
19:30 de société de personne, ce serait finalement la même chose. Pour le dire vite, une petite SA, ce serait l'équivalent d'une grosse SARL, de sorte qu'il n'y aurait pas d'attente
19:40 au principe d'égalité à ne pas faire bénéficier de la révision pour imprévision les acheteurs de parts de la SA, alors qu'on l'autorise pour ceux qui investissent dans la SARL.
19:56 Mais là aussi, vous ne pourrez qu'écarter cet argument, et ce pour deux raisons. La différence d'objet, d'une part, et l'intérêt général qui a présidé à l'adoption de l'exception d'autre part.
20:10 D'une part, il n'y a pas d'attente au principe d'égalité parce que la nature des titres sociaux dont on parle est foncièrement différente. Les sociétés de personnes sont marquées
20:20 par l'intuitu personné, ce qui signifie que quand on entre dans une société de personnes, par exemple une SARL, pour l'intérêt que l'on trouve à participer à cette société
20:30 avec les personnes qui la composent. A l'inverse, les sociétés de capitaux sont marquées par l'intuitu pécunier. La considération du capital est la plus importante,
20:41 et plus importante que la personne qui l'apporte. Et cette différence de nature se traduit par une différence de régime qui gouverne la circulation des titres sociaux.
20:51 Les parts sociales de sociétés de personnes ne sont pas négociables. Leur circulation est soumise au formalisme des cessions de créances. Cette circulation est d'autant plus entravée
21:01 qu'elle est par principe soumise au consentement des associés. La cession de parts requiert soit l'unanimité des associés, soit à tout le moins une majorité qualifiée.
21:12 A l'inverse, la société de capitaux, les actions sont librement cessibles puisque leur détenteur n'est animé que par l'intuitu pécunier. La négociabilité est de l'essence même du titre.
21:26 L'action est librement négociable. La circulation de l'action échappe au formalisme des cessions de créances et elle n'est par principe soumise à aucun consentement des autres actionnaires.
21:39 Une stipulation des statuts peut éventuellement prévoir un consentement, mais ce n'est pas la règle. La règle, c'est l'inverse. C'est la libre cessibilité et la libre négociabilité.
21:50 Donc il est faux de prétendre que les actions de sociétés de capitaux et les parts sociales de sociétés de personnes seraient de même nature et que les détenteurs de ces titres sociaux
22:00 devraient tous, du coup, bénéficier du même régime. Ces régimes étant déjà très différents, il n'est pas choquant que les parties puissent, dans un cas mais pas dans l'autre,
22:10 demander une révision du prix des titres sociaux. Et même si l'on pouvait considérer que les deux formes sociales se ressemblent, il n'y a pas d'atteinte au principe d'égalité qui pourrait être retenue,
22:25 car la différence de traitement est en toute hypothèse. Et j'en arrive à mon dernier point, dicté par un motif d'intérêt général.
22:32 Je vous le disais en introduction, l'exception au principe de la révision pour imprévision a été introduite par le Sénat, qui a été sensible à l'argumentation
22:41 due au comité juridique de la place financière de Paris, qui est soucieux de préserver l'attractivité de la place. Ce comité, ça a été rappelé par mon confrère,
22:51 a été créé sous l'impulsion de l'Autorité des marchés financiers et de la Banque de France. Mais il examine des questions qui intéressent le droit économique au sens large,
23:00 et pas uniquement le droit boursier. Il s'intéresse au droit des sociétés, il s'intéresse au droit des procédures collectives. Or, ce haut comité a souligné que les exigences
23:10 de prévisibilité et de sécurité juridique sont inhérentes aux opérations sur les instruments financiers, qu'il s'agisse de titres ou de contrats, et pour ces raisons,
23:20 sont indispensables à l'attractivité de la place financière française. Cette attractivité, elle suppose une garantie de sécurité juridique pour les investisseurs
23:30 des plus grands opérateurs économiques français. Or, ces opérateurs économiques majeurs que le pays tout entier a intérêt à défendre et à consolider ne se résument pas
23:42 à nos sociétés cotées en bourse. Le Crédit mutuel, le groupe Caisse d'épargne, le groupe BPCE, les Mousquetaires, Auchan, Lactalis, Chanel, les Galeries Lafayette,
23:55 ce sont autant de sociétés qui ne sont pas cotées en bourse. Et que dire de nos licornes, dont la valorisation atteint en quelques années plusieurs milliards d'euros,
24:06 sans que ces sociétés ne soient pour autant encore cotées en bourse ? Est-ce que ça aurait un sens de traiter toutes ces sociétés comme des SARL familiales ?
24:16 Pour que la place de Paris soit attractive économiquement, il est impératif que les transactions conclues par toutes ces grandes entreprises soient sécurisées.
24:23 Et c'est ce que le haut comité de la place de Paris avait en tête lorsqu'il a appelé de ses vœux une disposition législative écartant le régime de l'imprévision
24:32 pour l'ensemble des opérations sur les instruments financiers. Alors pour protéger nos grandes entreprises, le législateur a dû trouver un critère pour assurer,
24:42 comme l'a dit le rapporteur de la Commission des lois devant le Sénat, la compétitivité financière des opérations réalisées en France. Mais quels critères vous prenez
24:52 quand vous cherchez à réaliser cela ? Quels critères pour préserver toutes ces sociétés qui ne sont pas à côté mais qui sont néanmoins très importantes ?
25:02 Est-ce qu'on retient un chiffre d'affaires minimum ? Mais alors pourquoi le chiffre d'affaires ? Puisque finalement, ce qui intéresse les investisseurs,
25:09 ce n'est pas le chiffre d'affaires, c'est le dividende. Alors un dividende minimum ? Mais à combien on fixe ce minimum ? Et à quelle date on se place pour apprécier ce dividende minimum ?
25:21 Puisqu'il fallait faire un choix pour protéger ces entreprises, en se fondant sur la forme sociale société de capitaux ou société de personnes,
25:32 en se fondant sur la forme sociale pour exclure l'ensemble des sociétés par action du régime de l'imprévision, le législateur a fait un choix rationnel
25:42 qui permet de prendre en compte des entreprises qui sont stricteurellement conçues pour être de taille importante, voire très importante,
25:50 alors que les sociétés de personnes sont en général de plus petites entités, qui d'ailleurs, quand elles grossissent, prennent souvent la forme de sociétés de capitaux.
25:59 La distinction de société par action, de société de personnes est un critère simple et rationnel qui a le mérite d'être extrêmement clair et qui a un vrai sens sur le plan économique.
26:10 En ne traitant pas de la même façon les actions de sociétés même non cotées et les parts sociales de sociétés de personnes,
26:17 le législateur n'a en aucune façon méconnu le principe d'égalité. Je vous demande donc de déclarer l'article qui vous est soumis, conforme à la Constitution.
26:27 Merci, maître. Alors maintenant, nous allons écouter pour la Première ministre M. Canguilhem.
26:35 Merci, M. le Président. Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, la réforme du droit des obligations portée par l'ordonnance du 10 février 2016 a eu pour effet non seulement de renuméroter trois titres du Code civil,
26:45 mais aussi, cela a été dit, d'introduire en droit positif le mécanisme de l'imprévision qu'une partie de la doctrine appelait de ses voeux de longue date.
26:52 Revenons un instant sur ce mécanisme tel qu'il est aujourd'hui prévu par l'article 1195 du Code civil.
26:57 Il s'agit de permettre à une partie de demander, en cours d'exécution du contrat, une renégociation de celui-ci ou, en cas d'échec de la renégociation,
27:04 de convenir de sa résiliation ou de demander au juge d'adapter le contrat. Le législateur a évidemment posé des conditions à cette faculté.
27:13 Il faut qu'un changement de circonstance imprévisible soit intervenu, que ce changement ait rendu l'exécution du contrat excessivement onéreuse pour une partie à celui-ci.
27:22 Enfin, cette partie ne devait pas avoir préalablement accepté d'assumer le risque qui s'est réalisé.
27:29 Ainsi, le mécanisme d'imprévision a donc bien pour objet de protéger l'accord de volonté des parties au contrat en leur permettant de le modifier,
27:37 dès lors que les conditions d'exécution de celui-ci sont devenues telles que, si elles avaient existé au moment de la conclusion du contrat, ils n'y auraient pas consenti.
27:44 Le code monétaire et financier, par son article L211-40-1, objet de la présente question, a exclu les instruments financiers de l'application de ce mécanisme d'imprévision.
27:56 Par renvoi bénéficient ainsi de cette exclusion les titres de capital émis par les sociétés par action, les titres de créances, les parts ou actions d'organismes de placement collectif
28:03 et les contrats à terme figurant sur une liste fixée par décret.
28:07 Les contrats de cession d'action concernant des sociétés cotées ou non bénéficient donc de cette exception alors que les contrats de cession de parts sociales sont maintenus
28:16 dans le champ d'application de l'article 1195 du code civil et du mécanisme d'imprévision.
28:23 Précisons à ce stade que les parties peuvent, dans ce cas, contractuellement décider de s'en extraire les dispositions de l'article 1195 n'étant pas d'ordre public.
28:33 C'est cette différence entre cession d'action et cession de parts sociales qui est contestée par la société requérante qui y voit une méconnaissance du principe d'égalité.
28:43 Au terme de votre jurisprudence constante, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes
28:50 ni à ce qu'il y déroge pour des raisons d'intérêt général à condition que la différence de traitement soit en rapport direct avec l'objet de la loi.
28:57 Et en l'espèce, le choix du législateur repose sur une différence de situation objective.
29:02 En effet, cela a été longuement rappelé à l'instant, la cession d'action est par nature fortement soumise à l'imprévisibilité et à des évolutions rapides.
29:11 En conséquence de quoi ce risque d'imprévu est systématiquement intégré dans la valorisation des actions.
29:17 Il n'y a donc pas lieu de soumettre à l'imprévision des contrats pour lesquels les parties ont déjà consenti à l'aléa par la valorisation de l'action.
29:28 Cela ne se retrouve pas dans la valorisation des parts sociales.
29:33 La différence de traitement qui résulte de cette différence de situation est en rapport direct avec l'objet de la loi.
29:42 En effet, il résulte des débats parlementaires que l'exclusion pour les seules cessions d'action répond à un double objectif de sécurisation de ces contrats
29:52 et de préservation de l'attractivité financière de la place de Paris.
29:57 Sécurisation juridique en ne soumettant pas à une possibilité de révision juridictionnelle des contrats qui se caractérisent par l'aléa.
30:05 Préservation de l'attractivité financière en ne soumettant pas ces contrats à des règles juridiques qui seraient inadaptées et qui seraient de nature à détourner des acteurs de la France.
30:17 La différence opérée par l'objet de la loi entre actions et parts sociales au regard du mécanisme de l'imprévision ne méconnaît donc pas le principe d'égalité.
30:26 La société requérante soutient que le principe d'égalité serait méconnu par cette disposition pour deux autres séries de considérations.
30:33 Elle soutient ainsi que les dispositions contestées traitent de la même manière des opérations de nature tout à fait différentes.
30:40 Et il est exact que les cessions d'action de gré à gré et les cessions d'action sur les marchés financiers présentent des différences.
30:47 Mais vous jugez de manière constante que le principe d'égalité n'impose pas aux législateurs de traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.
30:57 Vous voyez par exemple le paragraphe 9 de votre décision 627 QPC du 28 avril 2017 ou votre décision 1013 QPC du 14 octobre 2022, paragraphe 6.
31:07 Le choix du législateur de traiter de la même manière l'ensemble des contrats de cession d'action au regard du mécanisme de l'imprévision ne méconnaît donc pas sur ce plan également le principe d'égalité.
31:18 Enfin, la société requérante soutient que si la différence de situation et de traitement entre cession d'action et cession de parts sociales est fondée et justifiée sur la place de l'aléa,
31:30 alors le respect du principe d'égalité impliquerait que l'ensemble des contrats aléatoires soient exclus du mécanisme de l'imprévision.
31:37 Mais le principe d'égalité ne suppose pas que soient soumis à un même régime juridique des contrats de nature différente.
31:46 C'est évident, mais les contrats d'assurance et les contrats de cession d'action, contrairement à ce qui est suggéré par la société requérante, sont bien de nature différente
31:54 et l'aléa n'y occupe pas la même place, ce qui avait d'ailleurs été souligné dans la discussion parlementaire au Sénat.
32:03 Les contrats d'assurance ont pour objet la prise en charge d'un risque qui, de manière aléatoire, se réalisera ou ne se réalisera pas.
32:09 Les parties s'entendent donc sur la valorisation de la prise en charge de ce risque. Dans les contrats d'assurance, le prix est fonction de l'appréciation de ce risque avec des méthodes qui sont propres aux assureurs.
32:21 La situation est tout à fait différente en ce qui concerne les contrats de cession d'action, pour lesquels le risque n'est là pas l'objet du contrat.
32:30 La réalisation d'un risque n'est pas l'objet du contrat de cession d'action, mais simplement un élément de sa valorisation.
32:36 Enfin, si pour le respect du principe d'égalité vous êtes amené à comparer des situations différentes, votre contrôle de concisionalité ne repose pas sur la comparaison
32:44 entre différents choix possibles qui pouvaient s'offrir aux législateurs. Le principe d'égalité n'a donc été méconnu dans aucune des trois dimensions évoquées.
32:53 Aucune exigence constitutionnelle n'ayant été méconnue. Je vous invite à déclarer les dispositions de l'article L211-40-1 du Code monétaire et financier conforme à la Constitution.
33:02 Merci. Alors, on a entendu les arguments dans les différents sens. Est-ce qu'il y a des questions posées par un membre du Conseil ?
33:12 Vous êtes éclairés les uns les autres ? Très bien. Donc, nous allons regarder tout cela de très près et rendre notre décision exactement dans dix jours, le 26 mai, au matin.