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“Allez en Corée du Nord !” C’est un peu la phrase standard qui est généralement adressée à celles et ceux qui remettent en cause ou amoindrissent le caractère démocratique de nos institutions républicaines. Et pourtant, entre les instruments constitutionnels de dictature temporaire comme le 49.3, l’article 16 ou le 47.1, les violences policières impunies et les entraves au droit de manifester, il y a de quoi justifier un regard critique.

Mais voilà, nous faisons partie des “démocraties occidentales, libérales” au strict opposé des régimes dictatoriaux, autoritaires. Laisser entendre le contraire serait semer du doute donc mettre en danger notre mode de vie, nos libertés, quasiment notre civilisation. Du moins c’est la vulgate des partisans de l’ordre établi.
Et pourtant, les choses ne sont pas aussi nettes que cela. Il existe des démocraties vivaces, presque exemplaires, mais entre dictature, démocratie illibérale et légalité d’exception, les frontières se brouillent. C’est ce qu’a démontré la politiste Eugénie Mérieau, politologue et constitutionnaliste française, maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Paris I dans ce livre, “La dictature, une antithèse de la démocratie ? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires”. Un livre paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2019, mais dont qui est plus que jamais d’actualité.

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Transcription
00:00 Cette dichotomie démocratie-dictature, c'est le nouvel avatar du civilisé barbare.
00:05 C'est-à-dire qu'il y a une production de la part des démocraties,
00:09 de fausses connaissances sur les dictatures.
00:11 Ça a joué un rôle également dans la guerre en Ukraine.
00:13 Il y a dans cette démarche d'identification d'un axe du mal,
00:17 d'une lutte entre régime autoritaire et démocratie,
00:21 il y a une dynamique qui nous emmène tous, collectivement, vers la guerre.
00:27 "Aller en Corée du Nord", c'est un peu la phrase standard
00:33 qui est généralement adressée à celles et ceux qui remettent en cause
00:37 ou amoindrissent le caractère démocratique de nos institutions républicaines.
00:42 Et pourtant, entre les instruments constitutionnels de dictature temporaire,
00:46 comme le 49-3, le 47-1 ou l'article 16,
00:49 les violences policières impunies et les entraves au droit de manifester,
00:53 il y a de quoi justifier un regard critique.
00:56 Mais voilà, nous faisons partie des démocraties occidentales,
01:01 libérales, au strict opposé des régimes dictatoriaux autoritaires.
01:05 Laisser entendre le contraire serait semer le doute,
01:09 donc mettre en danger notre mode de vie, nos libertés,
01:13 quasiment notre civilisation.
01:16 Du moins, c'est la vulgate des partisans de l'ordre établi.
01:20 Et pourtant, les choses ne sont pas aussi nettes que cela.
01:23 Il existe des démocraties vivaces, presque exemplaires,
01:27 mais entre dictature, démocratie illibérale et légalité d'exception,
01:31 les frontières se brouillent.
01:33 C'est ce qu'a démontré la politiste Eugénie Mériaud,
01:36 constitutionnaliste, maîtresse de conférence en droit public à l'université de Paris 1.
01:40 Dans ce livre, "La dictature, une antithèse de la démocratie",
01:44 vint "Idées reçues sur les régimes autoritaires",
01:47 un livre paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2019,
01:51 mais plus que jamais d'actualité.
01:54 Bonjour Eugénie Mériaud.
01:56 – Bonjour et merci de me recevoir.
01:57 – Première question, dont j'imagine un peu la réponse,
02:00 vu le contenu de votre livre,
02:02 y a-t-il des raisons objectives de remettre en cause,
02:05 ou d'amoindrir, ou de discuter le caractère démocratique,
02:08 exemplairement démocratique, de nos institutions
02:11 sans passer pour un confusionniste ou un complotiste ?
02:14 – Alors évidemment, dès lors qu'on essaie de complexifier un petit peu la pensée,
02:19 on est accusé de faire le jeu de l'extrême droite.
02:22 Et c'est d'ailleurs avec cette rhétorique du
02:25 "critiquer la démocratie française, c'est faire le jeu de l'extrême droite"
02:28 que l'ensemble de toute critique à l'égard de nos institutions
02:32 est devenue en quelque sorte taboue, et c'est vraiment dommage.
02:36 Donc la démarche de ce livre,
02:38 c'est plutôt que de parler directement de la France,
02:42 de parler des autres régimes que l'on considère comme dictatoriaux,
02:46 et de questionner leur caractère d'autre absolu par rapport à nos régimes à nous.
02:53 Donc c'est une démarche empirique, en fait,
02:55 qui vise à produire de la connaissance là où notre discours dichotomique
03:01 entre démocratie et autoritarisme produit de l'ignorance sur ces régimes-là.
03:06 Et cette ignorance qui est produite,
03:08 elle a pour fonction d'empêcher toute pensée comparative
03:13 et toute critique de la démocratie au miroir
03:17 de ce que nous offrent les régimes autoritaires.
03:19 En fait, si c'est tout un discours,
03:20 ça fonctionne un petit peu comme le discours orientaliste
03:23 qui a été analysé par Edouard Saïd,
03:25 c'est-à-dire qu'il y a une production de la part des démocraties
03:28 de fausses connaissances sur les dictatures
03:30 de manière à asseoir la supériorité de la démocratie sur la dictature.
03:34 Évidemment, je ne dis pas que la dictature est supérieure à la démocratie.
03:38 Et c'est ça qui est complexe et qui peut être mal interprétée.
03:42 Mais en tout cas, je pense que la démarche est importante.
03:44 Ou manipulée dans le but de discréditer.
03:46 Oui, ou manipulée.
03:47 Mais en cela, je reprends dans une certaine mesure
03:50 la démarche de Montesquieu dans "L'Esprit des lois".
03:52 Donc en 1748, quand il écrit "L'Esprit des lois",
03:55 il invente cette notion de despotisme oriental
03:58 qui serait une monarchie, mais dans laquelle il n'y a ni loi ni règle.
04:03 Et le monarque gouverne par le seul biais de ses caprices.
04:07 Et en faisant cela, il ne cherche pas, du moins c'est mon analyse,
04:11 il ne cherche pas à produire une connaissance sur l'Asie,
04:14 mais bien à critiquer la monarchie absolue française
04:17 en montrant dans quelle mesure elle s'apparente à une fiction,
04:21 à un fantasme de despotisme oriental.
04:24 De ce fait, sa critique est beaucoup plus efficace selon moi
04:27 que s'il avait attaqué frontalement la monarchie absolue,
04:30 ce qui était en plus difficile, étant donné le régime de censure.
04:33 Mais en tout cas, c'est la même démarche que j'ai voulu adopter.
04:36 C'est-à-dire que lorsque je décris un certain nombre de phénomènes,
04:41 j'espère que le lecteur retrouvera ici des mécanismes
04:44 qui sont à l'œuvre dans nos démocraties occidentales.
04:46 – Parce que quelque part, en fait, vous produisez de la connaissance
04:50 là où finalement vos contradicteurs réels ou putatifs
04:54 produisent un discours d'autorité, voire un discours religieux
04:58 qu'on pourrait même qualifier de discours sectaire
05:00 dans la mesure où ils produisent du "c'est comme ça et pas autrement".
05:04 – Oui, c'est le discours de "il n'y a aucune autre alternative"
05:06 et les autres pays nous offrent un miroir
05:12 qui nous renvoie à notre propre supériorité.
05:14 C'est-à-dire, je vais vous donner un exemple.
05:16 J'ai écrit une tribune récemment sur la France
05:21 comme en train de prendre toute une série de mesures
05:26 qui l'apparentent à une démocratie illibérale.
05:28 À la suite de quoi, une certaine levée de bouclier a eu lieu
05:31 dans les médias et ailleurs.
05:32 Il y a eu un certain nombre de débats qui ont été organisés
05:35 où sur les plateaux télé, on débattait de cette tribune sans inviter
05:40 et en disant qu'évidemment c'était impossible
05:42 de caractériser la France de démocratie illibérale
05:45 puisque les régimes illibéraux, c'était les régimes de type Hongrie, Russie, etc.
05:50 C'est-à-dire les autres, sous-entendu les inférieurs.
05:53 – Et que nous, on a une sorte de supériorité naturelle et presque innée.
05:57 – Supériorité naturelle et innée, la patrie des droits de l'homme
06:00 qui a inventé la démocratie. Mais surtout, ce qui m'intéressait,
06:03 c'est de voir quels étaient les arguments sur les plateaux de télé.
06:07 Et souvent, on nous disait, mais le fait même que nous soyons
06:09 en train de débattre ici, prouve que nous ne sommes pas en démocratie libérale
06:13 parce que dans ces régimes-là, on ne discute pas.
06:17 Donc déjà, c'est complètement faux.
06:18 Il faut vraiment ne jamais avoir été dans des régimes autoritaires.
06:21 J'ai vécu moi-même dans des dictatures militaires,
06:24 dans des régimes de partis uniques en Asie, un certain nombre d'entre eux.
06:28 Il faut vraiment ne jamais avoir fait l'expérience
06:31 ou s'être intéressé véritablement à ces régimes-là pour dire
06:34 qu'il n'y a aucune discussion sur les plateaux de télé,
06:36 dans les journaux, dans la rue, sur le type de régime.
06:40 – Alors c'est intéressant de parler de cette aventure,
06:44 disons, de cette aventure intellectuelle et médiatique qui a été cette tribune.
06:48 Au départ, pour que ceux qui nous écoutent
06:50 soient au même niveau d'information que nous,
06:52 au départ, il y a une sorte de double tribune,
06:54 c'est-à-dire vous défendez la thèse que la France est en train de devenir,
06:58 ou bien devient ou est une démocratie illibérale.
07:01 Et un autre chercheur qui s'appelle…
07:04 – Marc Lazare, historien au Centre d'Histoire de Sciences Po.
07:07 – Donc Marc Lazare défend la thèse inverse.
07:10 Donc c'est une sorte de débat gauche-droite, disons,
07:12 en prenant en compte la présentation dans l'Ibée,
07:15 qui s'est engagée, qui est d'ailleurs…
07:17 – Qui en était sur la page de gauche, oui, vous avez raison.
07:20 – Qui est d'ailleurs un débat intéressant.
07:22 Et puis, vous êtes sollicité par des émissions de télévision,
07:26 notamment "C'est ce soir", et qu'est-ce qui se passe avec cette émission ?
07:29 – Eh bien, je suis finalement désinvitée,
07:31 alors que Marc Lazare est toujours, et lui,
07:35 le seul représentant de ce débat sur ce plateau,
07:38 entouré de personnes qui partagent avec lui l'idée
07:41 selon laquelle le fait même de poser cette question est problématique.
07:45 Et donc ça me ramène à ce que je disais tout à l'heure,
07:47 c'est que à la fois c'est faux de dire que dans les démocraties libérales
07:50 on ne se pose pas la question de savoir si nous sommes en démocratie libérale,
07:54 au contraire, on se le pose dans tous ces régimes-là,
07:58 dans toute une série de formes, écrite, orale, à la télévision, etc.
08:03 Mais en plus, en France, nous voyons que le débat ne se pose pas, lui, au contraire.
08:08 – Il y a un grand tapot.
08:09 – Voilà, c'est ça, donc c'était très intéressant de voir,
08:12 en fait, que c'est exactement le mécanisme que je décris dans le livre,
08:15 c'est-à-dire on a d'un côté une idéalisation de notre propre régime
08:19 qui s'accompagne d'une stigmatisation, une diabolisation fausse des autres régimes,
08:26 qui est née de l'ignorance, ce qui crée un contraste absolument saisissant,
08:31 mais qui en réalité est faux, ou en tout cas largement exagéré,
08:35 entre deux types de régimes.
08:37 Donc on a une double production d'ignorance d'un côté comme de l'autre.
08:41 Et c'est ça que je vise à remettre un petit peu à l'endroit dans ce livre.
08:46 Dès le début de votre livre, vous parlez d'un paradigme monde libre
08:49 contre régime totalitaire qui a structuré,
08:53 et qui continue de structurer les relations internationales,
08:56 et c'est peut-être une clé de la volonté de maintenir cette fiction,
09:00 cette croyance dans nos pays.
09:02 Comment ce paradigme se structure et à quoi il sert ?
09:05 – Oui, donc c'est la production de la connaissance,
09:07 ou comme je l'appelle la production de l'ignorance,
09:09 qui est une fonction des rapports d'intérêt des États,
09:12 au premier rang desquels les États-Unis,
09:14 qui a intérêt à produire une catégorisation du monde entre amis et ennemis,
09:20 qui nourrit son complexe militaro-industriel,
09:23 et l'ensemble de l'identité des États-Unis
09:26 qui est fondée sur cette rhétorique messianique et guerrière.
09:31 Donc l'intérêt est là, et on voit très clairement
09:34 que les régimes qui sont identifiés comme les dictatures
09:37 sont les régimes identifiés par les États-Unis
09:40 comme les ennemis des États-Unis.
09:42 Dans ce livre, j'ai également pour objectif de déconstruire cette binarité,
09:48 non pas seulement pour la connaissance,
09:51 mais aussi parce que cette production de l'ignorance des dictatures
09:54 nous mène à la guerre.
09:56 Et je pense que ça a joué un rôle également dans la guerre en Ukraine,
10:01 même si évidemment la responsabilité incombe à Vladimir Poutine,
10:05 mais enfin il y a dans cette démarche d'identification d'un axe du mal,
10:10 d'une lutte entre régime autoritaire et démocratie,
10:15 il y a une dynamique qui nous emmène tous, collectivement, vers la guerre.
10:20 – Et en plus, ce paradigme, il est faussé par la réalité quotidienne,
10:25 c'est-à-dire quand on parle du totalitarisme,
10:27 on va parler plus volontiers du Venezuela ou de l'Iran
10:31 que de l'Arabie Saoudite ou d'autres pays
10:34 qui sont les amis du monde libre tout en étant des dictatures féroces.
10:38 – Absolument.
10:39 À la fin de la guerre froide, l'idée d'une transition démocratique
10:42 s'est plus ou moins imposée, d'une sorte de chemin ascendant, unique
10:46 et irréversible de la dictature vers la démocratie.
10:50 Une certaine idée du progrès, qui n'est pas confirmée par les faits,
10:54 une idée du progrès qui nous conforte également
10:56 puisque nous sommes le point d'aboutissement des pays
10:59 qui émergent lentement et que nous devons accompagner
11:04 de la dictature à la démocratie.
11:06 – C'est le paradigme de la transitologie qui a nourri
11:09 l'ensemble des études en sciences politiques
11:12 depuis la fin de la guerre froide.
11:14 C'est évidemment l'article de Fukuyama en 1989
11:18 dans lequel il proclame la fin de l'histoire au sens hégélien du terme.
11:22 Et le fait que toutes les contradictions étant désormais résolues,
11:26 c'est l'économie de marché, démocratie libérale,
11:31 état de droit de type occidental qui est la forme finale de gouvernement humain.
11:35 Mais c'est aujourd'hui remis en cause.
11:39 Le nombre de démocraties, de régimes en transition vers la démocratie
11:43 ne cesse de chuter et aujourd'hui l'autoritarisme, au contraire,
11:48 gagne du terrain, s'inscrit de plus en plus dans nos États,
11:51 dans notre démocratie libérale via l'état d'urgence notamment.
11:55 Ça a été évidemment le cas en France puisque l'ensemble
11:58 de notre arsenal sécuritaire, pas l'ensemble mais enfin une grande partie,
12:02 notamment les pouvoirs qui sont donnés aux préfets en matière de demande
12:07 de dissolution des associations ou en matière de maintien de l'ordre.
12:12 Par exemple, les périmètres de protection sont issus de nos lois d'état d'urgence.
12:17 Donc, nous avons ce phénomène-là d'autoritarisme qui revient
12:20 dans les démocraties libérales via le paradigme de l'état d'urgence,
12:24 sachant que c'est le Conseil de sécurité des Nations unies,
12:27 sous impulsion des États-Unis, qui a demandé à tous les États du monde,
12:30 démocratie comme dictature, d'inscrire dans leurs droits communs
12:35 des législations antiterroristes.
12:38 Et donc, évidemment, que ce soit la Russie, l'Iran,
12:40 ils se sont tout de suite saisis de cette question-là,
12:43 mais les démocraties également.
12:44 Et donc, on a une convergence mondiale sur l'antiterrorisme
12:48 qui ouvre la porte à l'autoritarisme dans l'ensemble des États du monde.
12:54 Nous avons donc cette convergence, un recul de la démocratie dans le monde
12:59 et la France est touchée au premier rang par ce recul de la démocratie dans le monde.
13:03 Donc aujourd'hui, par exemple, moi, je suis constitutionnaliste,
13:05 je fais du droit constitutionnel comparé.
13:07 Avant, il y a dix ans, on travaillait sur les démocraties,
13:11 on faisait de la comparaison du droit constitutionnel libéral.
13:15 Aujourd'hui, le nouveau paradigme,
13:17 mais j'étais en conférence ce matin, c'est le droit autoritaire comparé.
13:21 C'est ça qui nous intéresse maintenant et le modèle qui diffuse,
13:26 c'est la Chine, c'est la Russie.
13:28 Donc voilà, il y a vraiment un changement très, très net qui s'opère
13:31 et la France n'est pas du tout exempte de ces développements-là.
13:37 C'est intéressant ce que vous dites parce que, quelque part,
13:40 la démocratie nous est vendue comme une sorte de stock de patrimoine,
13:44 alors que c'est du flux, du reflux.
13:45 Il y a des progrès et des régressions.
13:47 D'ailleurs, notre histoire française depuis la Révolution
13:49 nous a montré à quel point on pouvait chuter après avoir monté.
13:54 Et donc, effectivement, il n'y a rien qui devrait nous pousser
13:57 à considérer la démocratie comme un stock, un patrimoine.
14:01 Je voudrais qu'on revienne sur les quatre notions que vous évoquez,
14:04 la démocratie, la dictature, la démocratie illibérale et la légalité d'exception.
14:09 Quels sont les différents paramètres qui peuvent, disons, jouer ?
14:14 C'est quoi une démocratie ? C'est quoi une démocratie illibérale ?
14:18 C'est quoi une dictature ?
14:18 Excellente question.
14:20 Ce sont des définitions qui fluctuent et ce sont des idéotypes
14:24 dont les standards fluctuent également au fil du temps.
14:27 Donc, si on prend la définition de la démocratie
14:31 comme étant, comme se résumant à l'élection,
14:37 donc le fait d'élire des gouvernants qui vont ensuite gouverner,
14:42 c'est la définition minimaliste, choumpédérienne.
14:46 On peut s'arrêter ici.
14:48 On peut aussi considérer que la démocratie, elle nous vient,
14:50 sa définition nous vient du paradigme rousseauiste,
14:53 de la constitution du peuple en volonté générale
14:56 et sa mise en œuvre via une assemblée élue.
14:59 On peut considérer ça d'une part.
15:01 Le libéralisme, lui, il a une autre histoire qui est très, très liée au colonialisme.
15:06 C'est John Locke qui était très, très impliqué personnellement
15:11 dans des aventures coloniales sur différents continents.
15:14 C'est la volonté d'empêcher l'État de s'immiscer dans les rapports privés.
15:21 Et le libéralisme, il est également plutôt de type propriétaire,
15:27 c'est-à-dire que le premier droit sacré selon Locke, c'est la propriété.
15:30 D'autant plus important à marquer dans le marbre qu'elle est usurpée,
15:33 dans le champ colonial en tout cas.
15:34 Oui, mais pas selon Locke.
15:36 Au contraire, selon Locke, vous savez, c'est la théorie de la terra nullius,
15:40 c'est-à-dire que Locke, c'est l'un des grands avocats du colonialisme.
15:45 Donc, sa théorie libérale avait pour objectif de justifier le colonialisme en disant
15:50 à partir du moment où une terre n'est pas cultivée,
15:52 alors elle peut être appropriée par les colons qui, grâce à un droit de propriété
15:58 sans réserve à la fois la propriété, l'utilisation, les gains.
16:02 Et ensuite, il ne faut surtout se protéger contre la couronne ou contre l'État
16:08 qui viendrait exproprier le propriétaire.
16:10 Donc, le libéralisme, au départ, c'est ça.
16:12 Ce n'est pas très beau vu comme ça.
16:13 Parce qu'on dit "nos démocratie libérale",
16:15 mais déjà là, le libéralisme, on tombe un peu d'un étage.
16:18 Mais la DDHC de 1789, on a exproprié des droits de l'homme et du citoyen.
16:26 Lorsqu'on abolit les privilèges, il y a un dédommagement aussi.
16:29 Donc, l'article 17 de la DDHC, c'est le droit de propriété.
16:34 Et c'est d'ailleurs l'un des droits naturels imprescriptibles
16:37 qui sont consacrés, l'un des quatre droits.
16:39 Donc, la propriété, c'est au cœur du libéralisme.
16:42 Et la démocratie et le libéralisme sont en tension permanente,
16:46 puisque l'un constitue le peuple en force politique.
16:53 La démocratie selon Rousseau.
16:54 Voilà. Et alors que le libéralisme vise à limiter la puissance de l'État.
16:59 Donc, l'un constitue la puissance de l'État,
17:02 l'autre limite la puissance de l'État.
17:04 Et c'est le résultat, c'est le constitutionnalisme
17:07 qui va à la fois donner du pouvoir et le limiter.
17:11 Et c'est pour ça, d'ailleurs, que moi,
17:12 j'utilise beaucoup le constitutionnalisme pour réfléchir à mes problématiques,
17:15 parce que c'est là que l'on voit bien comment ces tensions se jouent les unes avec les autres.
17:20 Et l'état d'urgence répond aux droits et libertés.
17:24 Donc, vous avez les droits et libertés dans la Constitution.
17:27 Mais ?
17:28 Mais vous avez l'état d'urgence qui autorise la suspension de ces droits et libertés.
17:33 Donc, l'une des grandes idées que je développe aussi dans le livre,
17:37 c'est de montrer dans quelle mesure nous avons un libéralisme
17:41 qui s'est constitué à partir de l'état d'urgence.
17:45 Je prends l'exemple de la Constitution, notre première Constitution,
17:49 celle de 1791, à la suite de la Révolution française.
17:52 La Constituante s'est mise en place.
17:54 Elle a d'abord voté la loi martiale, la loi contre les attroupements,
17:58 qui a été utilisée au champ de Mars avant que nous ayons notre première Constitution.
18:03 Et si on fait l'historique de l'ensemble des Constitutions du monde,
18:06 on verra toujours qu'il y a une loi martiale qui est votée
18:09 avant que la première Constitution qui donne des droits soit donnée.
18:13 Donc, pour revenir à votre question, qu'est-ce que la démocratie libérale ?
18:17 C'est justement ça.
18:18 C'est d'une part donner du pouvoir au peuple, d'une main,
18:21 et de l'autre, le retirer.
18:24 Sachant que le libéralisme, c'est aussi les droits et libertés.
18:28 Donc, même si ça a pour objectif de défendre les droits plutôt des propriétaires,
18:34 historiquement, ça a ensuite été subverti pour devenir les droits et libertés de tous.
18:41 Même si on voit bien, notamment quand l'état d'urgence est mis en œuvre,
18:44 que finalement, ces droits et libertés ne sont pas appliqués de la même manière pour tous.
18:50 La démocratie illibérale, c'est quoi ?
18:53 Donc, la démocratie illibérale, c'est celle qui consacre...
18:57 Celle qui aurait lieu court en France, selon vous.
18:59 C'est celle qui consacre la légitimité des gouvernants via le saut de l'élection.
19:05 Et d'une part, et d'autre, et qui organise une certaine séparation des pouvoirs.
19:10 Et d'autre part, qui restreint les libertés publiques,
19:15 qui limite également la séparation des pouvoirs,
19:19 qui contrôle la société civile,
19:21 que ce soit de manière directe par des moyens juridiques
19:25 ou de manière plus indirecte via des modes de financement qui sont contrôlés,
19:29 des subventions qui sont contrôlées.
19:31 C'est le cas en France.
19:32 L'idée que je défends, c'est qu'en France, nous avons évidemment ce caractère démocratique
19:36 qui est l'élection, une séparation des pouvoirs,
19:40 qui est enterrinée et qui est bien organisée par notre Constitution.
19:44 D'une part, c'est l'aspect démocratique et l'aspect illibéral.
19:49 C'est justement que cette séparation des pouvoirs,
19:51 elle est très déséquilibrée au profit de l'exécutif.
19:54 D'une part, qu'on a une justice constitutionnelle administrative
19:58 qui est dans une grande proximité avec l'exécutif.
20:01 Ça, c'est la question de la séparation des pouvoirs.
20:03 Et puis, sur les droits et libertés.
20:05 Déjà, on n'a pas de droits et libertés dans notre Constitution, ou très peu.
20:08 C'est vraiment très, très minimal par rapport à d'autres pays,
20:12 ce qui est assez ironique.
20:14 Et d'autre part, on voit depuis les états d'urgence de 2015,
20:18 notamment, une restriction de ces droits et libertés.
20:21 La liberté de manifester, qui n'est plus pleinement assurée en France.
20:24 La liberté de réunion, qui aujourd'hui est remise en cause
20:28 par toute une série de mesures.
20:31 Et pour la liberté d'association, par le contrat d'engagement républicain.
20:34 La liberté d'expression, qui connaît également un certain nombre de limitations.
20:40 Et cet ensemble forme, en tout cas répond aux critères
20:44 que nous utilisons en sciences politiques pour définir la démocratie illibérale.
20:49 Par exemple, quand on pense à la Hongrie, on va vous dire,
20:51 mais en Hongrie, les associations sont surveillées, elles sont contrôlées.
20:55 On les traite, on les accuse d'intelligence avec des puissances étrangères.
20:59 Alors qu'en France, non, on a le droit de créer des associations comme on veut.
21:02 Oui, alors je pourrais vous renvoyer au collectif contre l'islamophobie,
21:06 par exemple, qui répondrait sûrement beaucoup mieux à cette question que moi,
21:10 qui a été donc soumis à une procédure de dissolution,
21:14 même si finalement, il s'est auto-dissout.
21:16 Mais enfin, le décret de dissolution est paru sous des motifs qui peuvent soulever des questions.
21:23 On a cette rhétorique...
21:24 Vous pensez au soulèvement de la terre.
21:25 La volonté a été manifestée par l'exécutif.
21:28 Voilà, et dans la tribune, je visite toute une série d'exemples.
21:31 Par exemple, Alternati Baba aussi, dont les subventions ont été retirées.
21:36 On peut penser à Anticor, association de lutte contre la corruption qui a failli perdre son agrément.
21:44 On retrouve les mêmes mécanismes.
21:46 Souvent, ce sont d'ailleurs des mécanismes dilatoires,
21:48 c'est-à-dire que ce sont plutôt des mécanismes de menace
21:51 qui font peser sur un certain nombre d'associations une incertitude
21:56 quant à la pérennité de leurs moyens d'action et la pérennité de leur financement,
22:00 qui suffisent, ces menaces et ces incertitudes suffisent à discipliner.
22:06 Et c'est plutôt d'ailleurs, la répression s'exerce beaucoup mieux lorsqu'elle n'est pas visible
22:11 et lorsqu'elle ne fait que menacer de s'exercer.
22:15 C'est intéressant la question des menaces, puisqu'on a vu devant une commission du Sénat,
22:21 le ministre de l'Intérieur menacer une des plus vieilles associations françaises
22:25 de défense des droits humains, la Ligue des droits de l'homme,
22:27 en parlant effectivement de ces subventions qui sont notamment apportées par des communes, etc.
22:34 La France ne peut pas être une dictature, c'est une idée reçue,
22:37 que vous essayez de tailler en pièces, pas directement bien entendu,
22:40 puisque vous prenez un chemin à la Montesquieu.
22:43 La France ne peut pas être une dictature, nous dit-on, parce qu'elle est un état de droit.
22:46 Est-ce que les dictatures ne peuvent jamais être des états de droit ?
22:51 Alors justement, c'est vraiment le cœur de mon propos.
22:55 Le droit a toujours été considéré comme le marqueur du civilisé versus le barbare,
23:02 de la dictature versus la démocratie.
23:05 Il y a cette fonction-là du droit.
23:07 Or, lorsque l'on fait des études empiriques sur les régimes autoritaires,
23:11 voire les régimes que l'on dit totalitaires,
23:13 même si moi je ne souscris pas à cette analyse d'Anna Arendt sur le totalitarisme,
23:18 on s'aperçoit que le droit existe.
23:20 Alors quel droit, évidemment ?
23:23 Dans l'État nazi, il y avait un système juridique
23:27 qui fonctionnait pour un ensemble de matières.
23:34 Par exemple, le droit de propriété pour les personnes aryennes, les contrats, etc.
23:43 Donc tout ce qui était droit privé restait relativement insularisé
23:48 pour les personnes aryennes du droit d'exception qui était lui mis en œuvre au niveau constitutionnel.
23:55 Donc on a cette ambivalence du droit.
23:59 L'un des chercheurs qui a fait une ethnographie du droit nazi appelle ça l'État dual.
24:05 C'est-à-dire qu'on a un dualisme du système juridique qui est bifurqué
24:08 entre d'une part un système juridique normatif
24:12 qui va véritablement s'auto-réguler, s'auto-limiter dans un certain nombre de domaines,
24:17 et pour une certaine catégorie de population,
24:19 et puis de l'autre un État qui lui va être ce qu'il appelle l'État prérogatif
24:23 qui est le règne de l'arbitraire.
24:26 Et je rappelle à cet égard que si l'on va voir Locke, si l'on va voir Montesquieu,
24:31 les grands penseurs libéraux, ils sont tous pour l'État prérogatif.
24:35 Ils considèrent tous que l'État libéral ne peut exister que s'il se greffe à l'État prérogatif.
24:41 Et donc si on prend l'histoire de la France, l'État prérogatif c'est le colonialisme,
24:45 les territoires colonisés, alors que l'État normatif se met en place en métropole.
24:51 Les grandes lois de la Troisième République...
24:53 La fameuse Troisième République qui est censée être...
24:56 C'est en même temps le Code de l'indigénat, etc.
25:00 Donc on a vraiment un parallèle très très fort entre le développement de l'État prérogatif
25:05 et le développement de l'État normatif dans un même mouvement
25:08 qui laisse suggérer, du moins c'est mon hypothèse de travail,
25:13 que l'un est le prérequis de l'autre, l'un nourrit l'autre.
25:16 – Alors c'est assez frappant et ça me parle beaucoup parce que justement,
25:20 dans les pays, les ex-colonies françaises d'Afrique,
25:23 il y a ce qu'on appelle l'OHADA,
25:25 l'Organisation pour l'Harmonisation du droit des affaires,
25:28 et donc qui crée une sorte de droit protégé pour les entreprises,
25:32 notamment les grandes entreprises,
25:34 un droit qui est effectivement beaucoup plus rassurant,
25:40 notamment pour les investissements étrangers,
25:43 que le droit ordinaire qui touche aux personnes qu'on peut arrêter,
25:48 aux personnes individuelles, aux "autochtones" qu'on peut arrêter,
25:52 jeter en prison, etc. et exproprier,
25:54 tant qu'ils ne sont pas une entreprise qui répond aux normes OHADA.
25:59 Donc c'est un petit clin d'œil.
26:01 – C'est le Chili de Pinochet, c'est exactement cela également,
26:03 c'était le grand laboratoire néolibéral,
26:06 avec un droit extrêmement protecteur pour les investissements privés,
26:11 c'est ce qu'on retrouve dans toute une série,
26:13 c'est d'ailleurs le chemin que prend la Chine également,
26:15 même s'il y a encore une très forte intervention de l'économie,
26:20 mais en tout cas il y a un chemin…
26:21 – Le fondateur d'Alibaba peut en témoigner.
26:23 – Voilà, c'est ça, absolument, mais dans le même temps,
26:25 il y a la volonté de créer un état de droit résiduel
26:30 pour les investissements économiques étrangers,
26:33 et le modèle ça pourrait être aussi Singapour,
26:35 qui est un régime de parties uniques depuis sa fondation,
26:38 depuis son indépendance en 1965,
26:40 il n'y a eu qu'un seul parti qui a eu plus de 80% des sièges,
26:44 pourtant dans les index des états de droit internationaux,
26:49 il est numéro 1 ou numéro 2, pourquoi ?
26:52 Parce que les investissements étrangers, le droit des contrats est respecté,
26:58 et que les tribunaux singapouriens n'hésitent pas à donner raison
27:03 aux investisseurs étrangers contre le gouvernement singapourien.
27:06 Donc il y a une très grande indépendance du judiciaire
27:09 dans la sphère économique privée,
27:10 alors qu'évidemment dans la sphère publique c'est tout à fait différent.
27:15 Donc il y a ce caractère dual du droit,
27:19 un droit néolibéral avec une justice indépendante,
27:23 par rapport à l'égard du gouvernement d'une part,
27:26 et puis d'autre part un droit qui est soumis aux politiques dans d'autres matières.
27:31 Donc on retrouve ces mécanismes-là à l'intérieur des régimes autoritaires
27:36 et même des régimes qu'on dit totalitaires.
27:40 Et c'est pour ça que c'est important de ne pas essentialiser
27:42 et de sortir de cette grille de lecture où un État égale un régime.
27:47 Moi, ce que j'essaie de dire ici, c'est que dans le même État,
27:53 certaines personnes ont de l'autoritarisme et d'autres ont de la démocratie.
27:57 Dans un même État, certaines personnes, certaines matières,
28:00 ont de l'État de droit et de l'indépendance judiciaire.
28:02 Certaines matières, certaines personnes n'en ont pas.
28:04 Et c'est pareil partout, même si évidemment,
28:06 ce qui compte ensuite, c'est d'identifier, de faire le vrai travail,
28:10 de savoir dans quelle mesure telle matière est soumise à un État de droit
28:15 ou telle matière est soumise plutôt au règne de l'arbitraire.
28:18 – Et d'un point de vue politique, j'ajouterais qu'à cet égard,
28:21 les figures des marginaux sont à observer,
28:24 parce que dans notre société démocratique, quand on est inséré,
28:28 on a l'impression de jouir de droits impossibles à remettre en cause.
28:32 Alors quand on regarde les sans-papiers ou les gens du voyage,
28:36 on voit bien que ce double régime existe aussi.
28:39 En tout cas, il a un embryon dans les droits limités
28:44 qu'on peut accorder aux sans-papiers, un droit de travailler,
28:47 mais pas de protection sociale par exemple,
28:50 une absence de droit à la retraite.
28:52 Il y a un certain nombre de dispositifs comme ça
28:54 qui sont dans les marges profondes,
28:56 mais qui sont également à l'œuvre.
28:58 Par exemple, le droit à la dignité à porte de la chapelle,
29:03 les sans-papiers qui s'y trouvent,
29:04 et leurs enfants n'en disposent pas en France.
29:09 – C'est la méthodologie de Michel Foucault,
29:10 d'aller voir dans les marges ce qui se passe
29:12 pour ensuite avoir une compréhension de notre société.
29:15 C'est la phrase de Dostoevsky,
29:17 il faut aller dans les prisons pour pouvoir évaluer une société
29:21 et comprendre une société.
29:22 – Et comprendre ce qui nous attend,
29:23 parce qu'effectivement, beaucoup de personnes
29:25 qui sont dans ce qu'on appelle la classe moyenne
29:28 n'ont que du mépris pour ceux qui sont dans les marges,
29:30 alors que ces marges sont l'avenir de leurs enfants.
29:33 – C'est l'histoire de l'état d'urgence qui décolonie,
29:37 c'est la loi de 55 pour les événements d'Algérie
29:41 qui ensuite fait son retour en métropole,
29:44 mais appliquée aux populations plutôt d'origine algérienne,
29:47 et puis peu à peu qui s'est généralisée
29:49 et qui est maintenant dans notre droit commun
29:51 et qui nous touche tous.
29:52 – Une autre idée reçue, il y en a plein,
29:54 je vous invite à lire ce livre qui franchement va vous faire évoluer
29:58 dans votre perception du droit et de la politique.
30:02 La France n'est pas une dictature parce qu'elle est un pays développé.
30:04 Il y a quand même ce petit préjugé qui se développe,
30:09 c'est-à-dire nos régimes sont démocratiques parce qu'ils sont développés,
30:12 ils sont développés parce qu'ils sont démocratiques,
30:14 et on ne sait plus entre la proule et l'œuf,
30:17 qu'est-ce qui a de la naissance à quoi.
30:18 – Les études ont été très nombreuses sur cette question-là,
30:22 quel est le lien de causalité s'il existe
30:25 entre développement socio-économique et niveau de démocratie ?
30:30 Je ne vais pas vous faire le résumé de toutes les études,
30:32 mais aujourd'hui, en tout cas, le lien est considéré comme ténu
30:38 entre développement socio-économique et niveau de démocratie,
30:42 ce qui est la seule causalité qu'on a pu établir fermement
30:47 sans avoir de contre-exemple,
30:49 c'est qu'à partir d'un certain niveau socio-économique,
30:53 la rétrogradation vers la dictature est moins plausible,
30:57 mais même cette affirmation-là est en passe d'être démontée largement.
31:04 Donc, nous n'avons quasiment aucune certitude,
31:07 et les contre-exemples montrent très bien qu'il est possible
31:11 d'avoir un niveau de développement économique très élevé
31:14 sans avoir un régime démocratique,
31:17 et j'ai déjà parlé de Singapour, on peut parler de Hong Kong également,
31:21 on peut parler du Brunei qui est une monarchie absolue,
31:24 l'un des États les plus riches au monde,
31:26 pareil pour Singapour, pareil pour Hong Kong.
31:28 - Dubaï. - Ou Dubaï, absolument.
31:30 Donc, vous n'avez aucune causalité.
31:34 Pendant très longtemps, on s'est dit la Chine va transiter vers la démocratie,
31:37 - Parce qu'elle s'enrichit. - Voilà, c'est la séquence naturelle,
31:41 c'est la transition, et finalement, on voit bien qu'au contraire,
31:45 elle s'autocratise à mesure qu'elle se développe.
31:49 Il y a aussi une question que vous évoquez,
31:51 on pourrait vraiment parler de ce livre pendant plus longtemps,
31:53 la question de la figure du dictateur.
31:56 Les dictateurs sont irrationnels, brutaux, paranoïaques,
31:59 anormaux, bizarres, lointains,
32:01 c'est un peu la figure que nous vendent le cinéma,
32:05 les séries, la littérature, etc.
32:07 On a vraiment l'image d'Idi Amin Dada, de Bokassa,
32:12 de personnes qui sont contrôlées par des émotions qui sont paroxystiques,
32:18 et quelque part, ça alimente la mise à distance
32:22 dont vous parlez, qui est un peu la trame de votre livre.
32:25 Oui, c'est d'ailleurs à ce niveau-là que le parallèle avec l'orientalisme
32:29 d'Edouard Seyd est le plus saillant.
32:31 Certains d'entre eux, je pense à Kadhafi,
32:35 ont aussi joué de cet orientalisme
32:39 en essayant de retourner le stigmate et de prendre les atours
32:44 que les Occidentaux lui prêtaient.
32:47 On voit par exemple dans le style vestimentaire de Kadhafi
32:51 une évolution assez nette.
32:53 Oui, ça participe de cette mise à distance
32:56 et ça participe de la production de l'ignorance surtout,
32:58 parce que c'est surtout ça qui m'intéresse au-delà du folklore,
33:01 c'est comment on produit de l'ignorance sur ces personnes-là.
33:04 On le voit très bien avec la guerre en Russie,
33:06 la manière dont est traité Vladimir Poutine dans l'espace médiatique.
33:09 Si vous allez voir les émissions de débat, les émissions de télé,
33:12 plutôt que d'essayer de s'interroger sur les causes
33:15 qui ont poussé Vladimir Poutine à envahir l'Ukraine
33:19 et à s'interroger sur toute une série d'éléments,
33:23 on va préférer des raisons structurelles, des raisons d'intérêt,
33:28 des raisons stratégiques, des raisons de valeur, etc.
33:31 L'ensemble de facteurs qu'on peut mobiliser,
33:33 qui sont des dizaines et des dizaines de facteurs qu'on peut utiliser
33:36 pour expliquer, ce qui ne veut pas dire excuser évidemment,
33:40 mais dans le même temps, au lieu de faire ça,
33:43 on va tout psychologiser et c'est Vladimir Poutine est fou,
33:47 il est irrationnel.
33:49 Saddam Hussein était fou, Gaddafi était fou, etc.
33:51 Voilà, et ça permet de ne pas discuter,
33:55 de ne pas débattre, de ne pas comprendre.
33:57 Et c'est vraiment ça qui est problématique,
34:00 mais c'est la fonction même, selon moi,
34:03 du discours dichotomique, dictature, démocratie,
34:07 c'est justement d'empêcher la compréhension.
34:11 – Alors, on arrive au point qui peut-être révule et fait peur
34:16 à ceux qui vous désinvitent, c'est-à-dire qu'au final,
34:20 on se dit que dans la proclamation de cette dichotomie,
34:25 démocratie, dictature, il y a quelque chose comme du racisme,
34:29 qui est inconscient, une forme de quelque chose
34:32 qui nous montrera un visage de nous dont nous n'aimerions pas avoir conscience.
34:36 – Cette dichotomie, démocratie, dictature,
34:39 c'est le nouvel avatar du civilisé barbare.
34:42 Et d'ailleurs, ça joue le même rôle en droit international,
34:45 c'est-à-dire le droit international, c'est un droit qui va exclure pour inclure,
34:49 ou inclure pour exclure, pour dominer.
34:51 Et pour ce faire, il va établir des critères de distinction entre les nations.
34:55 Donc c'était autrefois, à la naissance du droit international sauvage et civilisé,
35:03 ou chrétien et non chrétien, et puis ça a pris toute une série de formes,
35:06 et aujourd'hui c'est démocratie, dictature.
35:08 Et qu'est-ce que ça produit ?
35:10 Ça produit la légitimation d'un ordre international
35:13 qui est fondé sur un droit international fondamentalement inégalitaire.
35:17 – Celui de nous secouer, il a le mérite de nous secouer,
35:20 d'ouvrir nos horizons, et il serait temps peut-être
35:23 que le débat s'ouvre, donc espérons que cette émission aura assez d'audience
35:28 pour convaincre les plateaux télé plus mainstream
35:31 d'ouvrir vraiment ce débat qui, pour l'instant, demeure dans les marges.
35:37 Merci beaucoup Eugénie Mériault, vous êtes politiste,
35:41 constitutionnaliste, maîtresse de conférences en droit de public
35:44 à l'Université de Paris 1, et autrice de ce livre "La dictature,
35:47 une antithèse de la démocratie ?",
35:50 20 idées reçues sur les régimes autoritaires.
35:53 – Penser c'est comparer.
35:55 – Merci. – Merci beaucoup.
35:58 [Sous-titrage FR : VNero14]
36:03 [Sous-titrage FR : VNero14]
36:06 [Sous-titrage FR : VNero14]
36:09 Merci à tous !

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