• l’année dernière
Transcription
00:00 * Extrait de « France Culture » de Nicolas Herbeau *
00:19 A 90 ans, ce grand écrivain américain vient de faire son grand retour dans les librairies
00:24 françaises.
00:25 Un double retour.
00:26 Cormac McCarthy publie donc deux romans en l'espace de quelques semaines.
00:31 « Le Passager » depuis mars dernier et aujourd'hui, le 5 mai.
00:34 Stella Maris, on vous explique évidemment le lien entre les deux dans un instant.
00:38 McCarthy est un romancier singulier.
00:41 Il a son style, ses obsessions.
00:43 Il n'a pas peur de bousculer les codes.
00:45 Sur ses dix précédents romans, cinq ont d'ailleurs inspiré une adaptation au cinéma.
00:51 Cormac McCarthy est très mystérieux, comme ses personnages.
00:55 C'est ce que nous verrons avec nos invités mais nous allons évidemment essayer de percer
01:00 ce mystère.
01:01 Accompagné, comme tous les vendredis, de Pierre Croce.
01:03 Bonjour Pierre.
01:04 Bonjour Nicolas, bonjour à tous.
01:05 De notre partenaire babelio.com et de la communauté enthousiaste du Book Club.
01:09 C'est une oeuvre, une grande oeuvre.
01:12 Une oeuvre que je n'ai pas lâchée tant j'ai aimé me perdre dans l'intrigue dont
01:16 Bobby Western est le héros.
01:18 La grande prouesse de Cormac McCarthy, c'est d'avoir réussi à créer une héroïne extrêmement
01:23 touchante derrière son cynisme.
01:25 C'est un livre hallucinatoire.
01:27 Un livre qui restera dans mon panthéon personnel.
01:29 * Extrait de « La vie de Cormac McCarthy » de C.S.
01:35 Cormac McCarthy *
01:45 Avec les voix de Cécile et Stéphane de la communauté du Book Club qu'on entendra
01:48 dans quelques instants.
01:49 Bonjour Olivier Cohen.
01:50 Bonjour.
01:51 Vous aviez fondé en 1991 les éditions de « L'Olivier » dont vous étiez le PDG.
01:56 Vous avez passé la main en septembre dernier.
01:58 Mais vous restez conseiller éditorial.
02:01 Et c'est bien nos éditions de « L'Olivier » qu'apparaissent les deux derniers romans
02:05 de Cormac McCarthy.
02:07 Traduit par Serge Chauvin et Paul Guivarch.
02:10 Olivier Cohen, c'est une longue histoire, une longue aventure qui vous lie à ce grand
02:14 écrivain américain qui est donc publié chez vous depuis 1996 si je ne dis pas de bêtise.
02:20 « Le gardien du verger », c'est le premier roman que vous avez édité.
02:23 Est-ce que vous vous souvenez du sentiment, de ce que vous avez ressenti quand vous avez
02:28 lu pour la première fois l'un de ses romans ?
02:30 Oui, j'ai ressenti de l'exaltation.
02:35 C'était un moment d'étonnement, de bonheur.
02:43 Et j'ai ressenti exactement le même sentiment mais amplifié la première fois que je l'ai
02:50 publié comme éditeur.
02:52 Je n'en rêvais même pas.
02:54 Je pensais que ça n'arriverait jamais.
02:57 Et c'est arrivé.
02:59 C'était le tome 2 de la trilogie des confins qui s'appelle « Le grand passage ».
03:05 Et cet enthousiasme, il est toujours présent aujourd'hui alors que vous publiez ces deux
03:09 derniers romans ?
03:10 Il est toujours présent et il s'est communiqué, je crois, à toute l'équipe de « L'Olivier
03:15 ». Je n'oublierai jamais ce moment.
03:19 C'était juste avant Noël et son agent nous a appelés pour nous dire « Vous allez recevoir
03:29 deux manuscrits ».
03:30 C'était les deux romans que nous publions maintenant et qui étaient devenus mythiques.
03:37 On en parlait depuis des années.
03:38 Cormac Macarty était très gravement malade.
03:42 Il avait interrompu la rédaction de ses livres.
03:44 Et franchement, je n'espérais plus vraiment.
03:51 Et là, ça a été extraordinaire de découvrir ces deux textes manuscrits.
03:57 C'était merveilleux.
03:58 Alors on va parcourir évidemment la vie de Cormac Macarty, l'œuvre et ses deux derniers
04:03 romans.
04:04 Et on va le faire aussi avec Fabrice Collin.
04:06 Bonjour.
04:07 Bonjour.
04:08 Vous êtes à distance avec nous en direct.
04:09 Vous êtes écrivain, critique littéraire et vous dévorez, si je puis me permettre,
04:14 toute la littérature anglo-saxonne.
04:15 Et vous avez été très enthousiasmé, comme Olivier Cohen, par « Le Passager » de Cormac
04:21 Macarty.
04:22 Je vous pose un peu la même question.
04:23 Comment s'est faite, vous, la rencontre avec Macarty ?
04:26 Alors, moi, la rencontre s'est faite tardivement avec « Non, ce pays n'est pas pour le
04:35 vieil homme », qui était loin d'être le premier roman de Cormac Macarty.
04:40 Mais très, très vite, il y a un enthousiasme qui a été suscité par cette lecture.
04:45 Et comme ça m'arrive souvent dans ce genre de cas, j'ai envie de découvrir toute l'œuvre
04:51 sans délai de l'auteur en question, ce que j'ai fait.
04:54 Et aujourd'hui, quand on entend Olivier Cohen parler de sa découverte et puis de la joie
05:00 qu'il a eue de publier cet auteur et de l'accompagner, je pense que pour moi, je me retrouve totalement
05:08 dans cette joie et dans cet enthousiasme.
05:10 Je les comprends parce que moi, je le tiens tout simplement, probablement, pour le plus
05:15 grand auteur américain vivant.
05:17 Je pense qu'on a beaucoup de chance de l'avoir encore avec nous aujourd'hui.
05:21 Alors, on va évidemment parler de ces deux derniers manuscrits que vous publiez aujourd'hui
05:27 aux éditions de l'Olivier.
05:28 D'abord, on va écouter Stéphane.
05:29 Stéphane, c'est un membre de la communauté du Book Club.
05:31 Il a déjà lu, bien sûr, « Le Passager ». Et voici ce qu'il en retient.
05:35 « Lire Le Passager de McCarthy est une aventure, une aventure délicieuse et pleine d'énigmes.
05:42 Il bouscule le lecteur, il le perd pour mieux le perturber, sans lui donner les réponses.
05:48 C'est une œuvre, une grande œuvre, une œuvre que je n'ai pas lâchée tant j'ai
05:53 aimé me perdre dans l'intrigue dont Bobby Western est le héros.
05:57 Un héros attachant, imparfait, solitaire, un héros que l'on aime, un héros qui incarne
06:03 une sagesse visionnaire.
06:05 L'écriture est libre, audacieuse, digne d'un être qui n'a rien à perdre, qui
06:11 s'amuse, qui se joue des codes.
06:12 C'est un livre hallucinatoire, un livre qui restera dans mon panthéon personnel.
06:17 Le Passager est une œuvre qui englobe une intrigue avec des questionnements justes et
06:23 beaux sur la physique antique, sur le deuil, sur l'écologie et j'en passe.
06:27 Pas de réponse, juste de la fiction et c'est bon.
06:31 - J'imagine que vous êtes un éditeur heureux Olivier Clayton.
06:35 - Oui, je suis d'accord globalement avec tout ce qui vient d'être dit bien sûr.
06:39 - C'est un roman qui impressionne, salué d'ailleurs par les libraires, par les critiques,
06:46 par la presse.
06:47 On parle d'un roman foisonnant, complexe, hétéroclite, déconcertant.
06:51 Il y a Marie Dariusac qui écrit dans Le Monde que McCarthy propose là une expérience
06:55 de lecture hallucinée qui demande de l'insomnie, de la patience et de la curiosité scientifique.
07:01 Ça veut dire qu'il n'est pas si accessible que ça ?
07:04 - Alors, il y a une légende autour de certains écrivains qui disent que c'est difficile.
07:12 Ou alors quand on veut être gentil on dit "ah c'est exigeant".
07:16 Mais quand on pense à certains auteurs comme Faulkner à qui on a souvent comparé Cormac
07:26 et McCarthy, je ne sais pas si vous avez lu ou relu récemment Le Bruit et la Fureur,
07:32 mais bon c'est assez exigeant.
07:34 Il y a d'autres livres comme ça, je ne sais pas, il y a L'arc-en-ciel de la gravité
07:42 de Thomas Pynchon, ou même bon plus classique, aujourd'hui c'est considéré comme classique,
07:48 Ulysse de James Joyce.
07:51 Bon, ce sont de grands livres et ce sont des formes si vous voulez inédites du roman et
07:59 donc c'est vrai que ça demande une certaine attention.
08:02 Mais ce n'est pas si difficile que ça.
08:05 Et puis alors il y a une chose que j'aimerais dire, c'est qu'aujourd'hui on a l'impression
08:12 que le lecteur devrait tout comprendre dans un roman.
08:16 Et au nom de quoi ?
08:17 Au nom de quoi, parfois on a l'impression même que l'auteur est dépassé par ce qu'il
08:23 écrit.
08:24 J'ai envie de dire, il y a des livres qui sont plus intelligents que leurs auteurs.
08:29 Et pourquoi ? Personne n'en sait rien.
08:32 Donc avec un auteur comme Cormac McCarthy, il faut simplement accepter que c'est un grand
08:38 inventeur de formes et il vous prend par la main, vous le suivez ou vous ne le suivez
08:43 pas.
08:44 - Pierre Crozat ?
08:45 - Oui, c'est un livre de formes, ça a beaucoup été commenté par les lecteurs sur Babelio.
08:48 Je peux vous partager quelques passages.
08:51 "Quinze ans qu'on piétinait de pied ferme et puis le voilà avec cette chose au contour
08:54 mystérieux et intemporel qu'on ne s'y trompe pas.
08:57 J'ai aimé, j'ai adoré.
08:58 Mais comme j'ai souri en imaginant le vieil homme concocter sa mixture démoniaque, se
09:02 riant sûrement de la stupeur à venir de son éditeur."
09:05 Est-ce que vous avez été vous-même surpris par la forme peut-être de ce deux derniers
09:09 romans ?
09:10 - Un peu, mais pas tant que ça, vous savez.
09:13 Quand on a oublié une chose, je crois, c'est que les premiers romans de Cormac McCarthy
09:21 se vendaient pas du tout, comme Faulkner, c'est exactement la même chose.
09:25 Il n'était pas si bien accueilli que ça.
09:29 Pendant des années, McCarthy qui refusait de faire autre chose qu'écrire a vécu de
09:34 manière très, très précaire avec sa famille.
09:39 Et quand on a commencé à le publier, après que Lafond, puis Gallimard, puis enfin Actes
09:49 Sud l'aient publié en France, il n'était pas connu, il n'était réputé pas facile
09:55 à lire.
09:56 Ses livres se vendaient relativement peu.
09:58 Et au prix de grands efforts de communication, on a réussi à passer un cap et on vendait
10:05 à peu près 20 000 exemplaires de ses livres dans le meilleur des cas.
10:09 Et puis, il y a eu la surprise de La Route qui s'est vendue à plus de 700 000 exemplaires.
10:15 Et je pense que beaucoup de gens s'attendaient à un livre linéaire aussi simple dans un
10:22 sens que La Route.
10:24 Or, ça n'est pas le cas.
10:25 C'est-à-dire qu'avec, comme l'a dit Philippe Garnier très justement, c'est un retour
10:30 aux sources finalement de son œuvre.
10:32 - Fabrice Collin, on se retourne vers vous évidemment.
10:34 Le Passager, vous, vous avez tout compris, vous parlez d'un chef-d'œuvre incompris
10:40 en approche dans vos critiques.
10:41 Ça veut dire que vous êtes comme Olivier Cohen, vous vous attendez à ce qu'on ne
10:45 comprenne pas ce roman, en tout cas qu'il soit critiqué.
10:47 - Oui, dès le départ, quand j'ai eu le diptyque entre les mains, je me suis dit bon,
10:52 il y a des gens qui vont passer à côté.
10:53 Mais attention, je ne prétends pas l'avoir entièrement compris.
10:57 Je pense que personne ne peut prétendre ça et probablement pas, comme ça a été souligné,
11:02 l'auteur lui-même, parce que je pense que c'est peut-être une œuvre qu'il dépasse
11:08 et qui s'aventure très loin, non seulement sur les terres du langage, mais ce qui est
11:12 nouveau chez lui, sur les territoires aussi de la science, des mathématiques, de la physique
11:18 et de l'origine de la signification du langage.
11:22 Donc, on est dans des termes métaphysiques.
11:25 Il y a un contenu philosophique.
11:27 Ce que je me suis dit quand même à la lecture, c'est qu'il y a plusieurs couches.
11:32 C'est-à-dire qu'il y a la lecture du récit lui-même, de ces deux récits imbriqués.
11:39 Il y a ce qu'on en comprend.
11:41 Il y a ce qu'on appelle en cinéma des "Easter Eggs", c'est-à-dire des petites choses
11:48 qui sont disséminées, qu'on peut voir ou pas.
11:51 Et puis ensuite, tout simplement, il revient à chaque lecteur de savoir ce qu'il en retient,
11:58 ce qu'il en comprend.
11:59 Il n'y a pas une interprétation qui primerait sur les autres.
12:03 Mais simplement, il m'est apparu que dans les critiques que j'ai pu lire, il y a des
12:09 gens qui sont passés à côté d'éléments essentiels du récit.
12:13 Pas forcément en parler ici pour ne pas dévoiler trop de choses de l'intrigue.
12:19 Mais disons que c'est un diptyque qui parle notamment de physique quantique.
12:26 Donc, on est déjà dans quelque chose d'assez compliqué.
12:29 Mais ça se retrouve dans la structure même des deux livres qui sont presque, qui dépendent
12:36 l'un de l'autre, qui se répondent l'un à l'autre.
12:41 Et bon, il y a quelque chose d'un petit peu évanescent sur un personnage, personnage
12:52 du frère qui est dans le coma à un moment.
12:57 Et dans le livre, le passager, évidemment, il est sorti de ce coma parce que sinon, il
13:03 ne peut pas raconter son histoire.
13:05 Mais dans l'histoire que raconte sa sœur à son psy, il est toujours dans le coma.
13:11 On est en 1972, on est plus tôt.
13:13 Et là, on ne sait pas si le frère est sorti du coma ou pas.
13:16 Et il est, par exemple, loisible de se dire que toute la partie du passager se passe
13:23 uniquement dans l'esprit du frère qui est resté dans le coma.
13:27 C'est une interprétation, c'est une possibilité.
13:30 Il n'y a rien qui dit que c'est ça, mais il n'y a rien qui peut non plus dire le contraire.
13:34 Je pense que c'est le propre des grandes œuvres littéraires que de prêter le flanc
13:38 à des interprétations diverses qui ne peuvent pas être niées.
13:42 Chacun aura la sienne.
13:43 - Il faut laisser une part de mystère.
13:45 - Ça, on a bien compris.
13:46 Alors, juste pour que ce soit clair pour tout le monde, dans le passager, le roman qui est
13:50 sorti au mois de mars, le héros s'appelle Bobby Western.
13:53 Il dit être un plongeur de récupération, mais qui est aussi mathématicien, physicien
13:58 de discipline, qu'il a abandonné après la mort de sa sœur Alicia, qui est disparue
14:03 mystérieusement dix ans plus tôt.
14:05 Et c'est là où on se retrouve dans ce deuxième roman, Olivier Cohen, Stella Maris, qui est
14:10 donc l'histoire d'Alicia, dix ans avant et qui se confie à son psychologue.
14:16 - Oui, bonjour Fabrice.
14:18 En vous écoutant, je repensais à des films de David Lynch.
14:28 Je pense que quand Mac McCarthy les a vus, il aime beaucoup le cinéma contemporain.
14:33 Il y a quelque chose de commun.
14:35 Il y a quand même des millions de personnes qui ont vu Melon Drive et d'autres films
14:43 de lui.
14:44 Il n'y a pas vraiment de problème.
14:46 Alors, effectivement, Stella Maris, ça pourrait s'appeler Dix ans avant.
14:52 Le livre consiste très exactement, un peu comme dans la série en thérapie.
15:04 Il consiste en neuf séances entre le psychiatre de cette institution, Stella Maris, et Alicia,
15:17 qui est la sœur de Bobby et qui est le personnage central et presque unique de ce livre.
15:23 Et pour ceux que ça surprendrait, il faut savoir qu'il y a une trentaine d'années,
15:29 alors qu'il était interviewé par un journaliste, par les rares interviews qu'il a acceptées
15:35 de donner, quand Mac McCarthy avait dit "Oui, on dit toujours que mes personnages sont des
15:41 hommes, mais un jour, j'espère arriver à écrire un livre dont le personnage principal
15:47 sera une femme".
15:48 Et bien, voilà, on y est.
15:50 Et c'est pour ça d'ailleurs que c'est un volume séparé de l'autre.
15:55 Pourquoi il y a deux livres véritablement, même si c'est la même histoire.
16:00 Parce que Stella Maris, c'est l'histoire d'Alicia, cette jeune fille belle, géniale,
16:09 sa génie des mathématiques, qui est très très perturbée par diverses choses, et qui
16:16 à sa demande est internée dans cette institution psychiatrique et qui, pendant neuf séances,
16:24 va être confrontée à ce psychiatre dans quelque chose qui ressemble presque à certains
16:29 moments à une partie d'échec.
16:31 C'est-à-dire qu'elle est redoutablement intelligente, elle est lue des questions,
16:38 c'est même elle à plusieurs reprises qui questionne le psychiatre, elle se moque un
16:42 peu de lui, et à la fin du livre, elle ne se moque plus.
16:46 Mais je ne vous dirai pas pourquoi.
16:48 - Ne nous racontez pas tout.
16:50 Évidemment, on va écouter Cécile, c'est aussi une membre de notre communauté du Book
16:55 Club, elle a lu Stella Maris et voici ce qu'elle en retient.
16:59 - Si le passager était un livre multiple, extrêmement complexe, constitué presque
17:05 autant de dialogues, de litanies de dialogues que de descriptions lyriques, presque bibliques,
17:11 Stella Maris, le deuxième tome du diptyque, est centré sur Alicia, la sœur du protagoniste
17:17 du passager, Bobby, et Alicia, dont Stella Maris est encore en vie, c'est avant son
17:23 suicide, et elle échange avec son thérapeute, et Stella Maris est uniquement constituée
17:29 de ces échanges, de litanies de dialogues qui courent et qui courent sur des pages et
17:33 des pages, sans verbe introducteur, sans guillemets, sans tirets pour rythmer ces dialogues.
17:39 Mais le livre est étonnamment fluide, presque plus que le passager, et la grande prouesse
17:45 de Cormac McCarthy, c'est d'avoir réussi à créer une héroïne extrêmement touchante
17:50 derrière son cynisme, très vraie, brillante, à l'esprit asserré, simplement en imaginant
17:57 ce qu'elle dirait à un psychologue, un psychiatre, sans vouloir trop en dire, mais
18:04 en en disant quand même un peu, en l'amenant à se confesser, et donc c'est vraiment
18:08 une héroïne qui marque.
18:10 - Une héroïne qui marque, la première héroïne de sexe féminin, comme vous venez de nous
18:15 le dire Olivier Cohen.
18:16 Fabrice Colin, sur le style d'écriture, là on sent dans le dernier roman Stella Maris
18:22 que c'est vraiment très particulier, mais à quoi reconnaît-on le style d'écriture
18:27 de Cormac McCarthy ?
18:28 - C'est assez particulier parce qu'en fait il y a plusieurs styles McCarthy.
18:34 Bon là, sur Stella Maris, on l'a dit, un livre uniquement constitué de dialogues,
18:39 son art justement du dialogue, qui est pour moi inimitable, fait merveille à faux-pensées
18:45 effectivement, qu'il n'y a, comme ça a été dit, aucune incise, aucun verbe introductif,
18:51 aucune notion de placement des personnages, etc. et que pourtant on les voit, ils sont
18:57 vivants et ça c'est vraiment une prouesse que d'arriver à faire vivre une intrigue
19:02 uniquement par des dialogues, parce que c'est vraiment pas simplement un exercice de style,
19:06 c'est réellement un roman à part entière, avec presque des moments de suspense, de révélation,
19:13 comme on l'a dit, etc. il y a vraiment une progression quand même de l'intrigue.
19:18 Et puis à côté de ça, McCarthy c'est aussi quelqu'un qui est capable de moments
19:24 de grand lyrisme, ça a été dit aussi qu'il spécialise des tirades un peu incantatoires,
19:32 presque bibliques, et ça ce sont des choses qu'on retrouve également dans Le Passager,
19:39 mais je dirais que là il est arrivé un petit peu au fait de son art, c'est-à-dire qu'il
19:42 arrive à concilier finalement ces deux identités de stylistes et à les faire cohabiter, à
19:51 les faire se répondre à mes yeux de façon vraiment parfaite.
19:57 C'est quelqu'un qui travaille énormément ses manuscrits, on le sait, tous les écrivains
20:02 font ça, mais je pense qu'il a beaucoup de mal à se dire qu'à un moment c'est
20:06 terminé, il a passé de très nombreuses années sur ce diptyque.
20:11 - On parle souvent, Fabrice Collin, de gothique américain, il reste dans ce style-là, c'est
20:17 toujours d'actualité, qu'est-ce que c'est en fait ?
20:20 - Plus vraiment, je dirais que là, on est presque dans quelque chose qui ressemble
20:27 un peu à son écriture dans La Route, c'est-à-dire que même si on est dans les années 80 pour
20:34 Le Passager et avant encore pour Stella Maris, dans Le Passager je trouve quelque chose d'un
20:40 peu post-apocalyptique, comme si on était déjà dans les décombres d'un monde en
20:45 fait, c'est un sujet qui revient souvent chez lui, et donc on est plus dans quelque
20:54 chose de prophétique et on est moins dans la tonalité western qu'il y a pu avoir
21:02 dans certains autres ouvrages ou ce gothique que vous citez.
21:07 Pour moi, on est dans presque du post-McCarty, et c'est ça qui est extraordinaire chez
21:13 lui, c'est qu'à presque 90 ans, c'est un homme qui arrive encore non seulement à
21:17 se renouveler, mais à se mettre en danger et à regarder ce danger en face et à le
21:23 surmonter, stylistiquement parlant.
21:25 - Il y a deux visages chez McCarty, Olivier Cohen ?
21:29 - Oui, il y a même plus de visages, il y en a beaucoup, et moi ce que je trouve admirable
21:34 dans Stella Maris, qui est un livre qu'on peut lire sans avoir lu le passager, qui
21:41 se suffit à lui-même, à travers cette apparente thérapie, en fait c'est une histoire, il
21:50 raconte une histoire, et c'est l'histoire d'un être, qui est Alicia, et de sa famille.
21:57 Et c'est vraiment une histoire, c'est-à-dire qu'on fait connaissance avec ses parents,
22:04 sa grand-mère, qui joue un rôle extrêmement important, avec tout ce qui importe dans
22:10 la vie de cette jeune femme, des choses parfois assez curieuses, par exemple, elle tombe amoureuse
22:17 d'un violon, qui coûte 500 000 dollars, elle est passionnée par la beauté de la
22:25 musique, elle parle de la chaconne de Bach, elle parle aussi de la beauté des mathématiques,
22:31 c'est très important, elle est plus que passionnée, elle est hantée par les mathématiques,
22:39 et la manière dont elle en parle, je dois dire que je n'ai jamais lu quelque chose
22:44 comme ça sur les mathématiques, ça donne envie d'en faire ou d'apprendre, pour quelqu'un
22:49 comme moi qui a toujours eu du mal avec les maths, c'est quelque chose d'absolument
22:53 fascinant, et elle se dévoile petit à petit, et le secret qu'on connaissait si on a
23:01 lu le livre précédent, mais que là on découvre, elle finit par révéler ce qui est au cœur
23:07 de sa vie, c'est son amour pour son frère.
23:11 Et ça, c'est absolument déchirant.
23:14 Moi j'avais les larmes aux yeux à la fin de ce livre, c'est dire combien il est
23:21 intense, il y a une intensité de plus en plus grande au fur et à mesure qu'on avance
23:27 dans Stella Maris, de l'émotion, une montée de l'émotion, et ça, je crois que c'est
23:35 la virtuosité incroyable de Cormac McCarthy.
23:38 Alors, dans la route, c'était la virtuosité du conteur, c'est-à-dire que personne ne
23:44 peut lâcher ce livre, je défie quiconque de s'arrêter de lire La Route avant d'arriver
23:48 à la fin, et là, c'est la virtuosité du romancier, et comme l'a dit Fabrice Collin,
23:55 du dialoguiste.
23:56 C'est, je crois, un des plus grands dialoguistes parmi les romanciers de notre époque.
24:01 - Vous dites que Stella Maris se suffit à lui-même, ce roman se suffit à lui-même,
24:05 est-ce qu'il faut quand même, il y a quand même un ordre de lecture, est-ce qu'il
24:08 vaut mieux quand même, si on veut lire Le Passager, commencer par Le Passager ?
24:12 - Eh bien, aussi étrange que ça paraisse, je dirais non.
24:16 Je pense qu'on peut même faire le contraire.
24:19 On peut commencer par lire Stella Maris, et d'ailleurs ça se passe dix ans avant Le Passager,
24:25 donc pourquoi pas, avec au milieu, entre les deux, une sorte de prologue, qui est le prologue
24:31 du Passager, et non, je pense que c'est tout à fait possible, et même c'est une expérience.
24:41 Alors, bon, pour moi c'est un peu compliqué parce que j'ai lu les deux livres dans l'ordre
24:51 qui est apparemment le bon, mais je pense qu'on peut vraiment faire l'inverse.
24:56 Ça serait intéressant d'avoir des points de vue de lecteur qui auraient commencé par
25:01 Stella Maris, et je signale au passage que Stella Maris a été écrite avant Le Passager.
25:09 Je rectifie là une erreur importante à mes yeux qui a été faite par pas mal de critiques.
25:16 Ils ne pouvaient pas le savoir, mais il a d'abord écrit Stella Maris, puis Le Passager.
25:23 - C'est ça aussi, les secrets de fabrication de la littérature et de l'œuvre de Cormac
25:29 McCarthy.
25:30 - Ce fut peut-être un chien qui la réveilla, un son sur la route dans la nuit, puis le
25:35 silence, une ombre.
25:37 Quand elle se retourna, il y avait une créature à sa fenêtre, accroupie sur le rebord avec
25:43 les mains crispées comme des cerfs sur ses genoux, ricanant, la tête pivotant lentement.
25:49 Des oreilles d'elfe et des yeux froids, comme des calots de pierre dans la lumière au mercure
25:55 du réverbère, si cru sur la vitre.
25:58 - #BookClubCulture - Et dans le Book Club, ce vendredi, nous parlons
26:03 toujours des deux derniers romans de Cormac McCarthy, avec vous aussi Pierre Croce.
26:08 Un mot sur l'écriture, il y a pas mal de réactions et de lecteurs sur votre site.
26:12 - Oui, tout à fait, les retours sur Le Passager sont très bons, sur Stella Maris ça commence
26:16 à arriver, ils sont aussi très bons.
26:17 Un élément qui a été salué par la plupart des lecteurs du Passager et qui revient dans
26:21 la quasi-intégralité des critiques, c'est l'écriture, la plume de l'auteur américain
26:25 et donc la qualité de la traduction aussi.
26:26 Ce qui me rend dingue à la lecture de ce roman, c'est l'écriture.
26:29 Mais comment est-ce seulement possible d'écrire comme ça à cet âge-là ?
26:31 Cormac McCarthy a aujourd'hui 90 ans.
26:34 90 ans, merci à la langue française qui a fait vraiment peser chaque année de cet âge.
26:39 Le type a 90 ans et pourtant il écrit avec la foule d'un jeune homme de 20 ans.
26:43 Il y a un élan, une tornade qui vous prend d'entrée de jeu et ne vous lâche plus,
26:47 comme le vieil homme a dû pleurer en nous livrant ses phrases venues des tréfonds de
26:50 ses tripes.
26:51 Et c'est le cas, ça a été dit ici, mais sur les dialogues, les lecteurs aussi ont
26:55 remarqué des dialogues virtuoses.
26:57 Que dire des dialogues ? Pas grand-chose, ils sont d'une vraisemblance sidérante et
27:00 donnent à ce roman ce ton si frais, énergique et dépaysant.
27:03 Alors voilà, 90 ans, mais toujours l'énergie d'un jeune homme ?
27:06 - Ah oui, oui, je crois, oui.
27:09 Moi je n'ai pas eu le bonheur de rencontrer Cormac McCarthy, d'ailleurs très très peu
27:15 de gens extérieurs à sa famille ou à ses amis l'ont rencontré, mais j'ai eu la chance
27:21 de lui parler au téléphone et j'ai été étonné par la jeunesse de sa voix, par son
27:26 humour, sa gentillesse même.
27:29 Ce n'était pas du tout l'image que je m'étais faite de cet écrivain qu'on imaginait sombre
27:36 et torturé.
27:37 Ce n'est pas du tout, du tout ça.
27:40 Et j'ai l'impression que, effectivement, malgré son âge, il a beaucoup d'énergie
27:47 et comme certains grands créateurs, des peintres, des musiciens, des cinéastes, des écrivains,
27:55 sur la fin de sa vie, il a trouvé, je pense, une nouvelle jeunesse.
27:58 - Fabrice Colin, il reste un mystère pour vous, on vous dit, si vous écrivez, qu'il
28:03 n'a donné que deux interviews.
28:04 Ça veut dire qu'il ne s'exprime pas beaucoup, en tout cas il ne s'exprime pas non plus beaucoup
28:07 dans ses livres, parce que 12 romans depuis 1965, ce n'est pas énorme ?
28:12 - Non.
28:13 Non, mais il n'y a pas de romans mineurs dans sa bibliographie, il y a ça aussi.
28:20 Et c'est quelqu'un qui laisse parler ses livres, mais bon, il est un tout petit peu plus présent
28:28 que Thomas Pynchon, lui qui est complètement invisible, et puis, à ma connaissance, les
28:34 gens à qui il a pu être comparé en termes de stature littéraire, je pense à quelqu'un
28:37 comme Don DeLillo, ne sont pas non plus des exhibitionnistes médiatiques, hein, bon, voilà,
28:45 c'est des gens, leurs livres parlent pour eux.
28:48 Je voulais signaler quelque chose sur Stella Maris, c'est important que les auditeurs comprennent
28:54 bien que, comme ça a été souligné, un livre est éminemment accessible, malgré la complexité
29:02 des thèmes qui sont abordés, et malgré la forme un petit peu inhabituelle aussi.
29:06 Et ce qui est intéressant, ce que j'ai trouvé en tant que lecteur tout à fait fascinant,
29:11 c'est que c'est un livre aussi qui nous bouscule, quel que soit notre niveau en physique, en
29:17 mathématiques, moi je ne me prétends pas non plus à un grand spécialiste de la question,
29:23 mais il y a tout simplement des questions qui sont renversantes, qui sont posées par
29:27 Alicia, qui s'interroge notamment sur la source de la folie et qui la lit au langage,
29:34 qui dit "le langage a remplacé la réalité par l'opinion et le récit par le commentaire",
29:38 et elle parle de ça parce que il se trouve que les animaux, visiblement, ne sont pas
29:42 frappés de folie, et elle se demande, comme ils ont aussi une intelligence qui les différencie
29:46 de nous, il y a aussi un moment où elle se demande, elle interroge son psychiatre en
29:52 lui demandant pourquoi dans un miroir les perspectives sont renversées horizontalement
29:57 et pas verticalement, on voit à la gauche à la place de la droite mais on ne voit pas
30:00 le haut à la place du bas, et elle nous explique ça avec une grande simplicité, j'allais
30:08 dire, donc on prend chemin faisant en plus des cours de physique et de mathématiques
30:14 et de philosophie du langage, et ça c'est assez extraordinaire quand c'est fait de
30:17 façon aussi naturelle et fluide et imbriquée au récit.
30:21 Olivier Cohen.
30:22 Oui, si vous voulez bien, je voudrais revenir sur le texte qu'on a entendu, qui vient
30:26 d'être lu, qui est assez énigmatique, parce que le personnage étrange qui est décrit,
30:35 c'est un personnage qui joue un rôle extrêmement important dans ces deux livres, qui s'appelle
30:40 le Kid.
30:41 Qu'on a déjà croisé dans l'oeuvre de Cormac McCarthy ?
30:47 Non, jamais, et lorsqu'à un moment donné le psychiatre dit à Alicia, bon alors parlez-moi
30:54 de vos hallucinations, le Kid c'est un ami imaginaire, et elle répond, c'est pas une
31:01 hallucination, c'est un personnage.
31:02 Et ce personnage, à un moment donné, elle dit que c'est un Deep Book.
31:09 Alors c'est intéressant parce que ce qu'on n'a pas dit c'est que de manière extrêmement
31:15 allusive et discrète, on apprend que ce frère, cette sœur sont juifs, et que leurs parents,
31:27 qui ont travaillé à l'élaboration du programme de la bombe atomique, c'est une famille juive
31:35 américaine et le Deep Book, dans la tradition de la culture yiddish, c'est une sorte de
31:44 petit démon qui vient hanter les vivants et provoquer du désordre, et en même temps
31:54 qui est porteur d'une forme de sagesse, si vous voulez, même s'il apparaît comme un
32:01 perturbateur.
32:02 Et donc je crois que la meilleure définition de ce personnage du Kid, c'est elle qui la
32:09 donne, c'est ce Deep Book qui est à la fois une créature complètement imaginaire, mais
32:16 qui dit quelque chose sur la personne.
32:19 Quel parasite, vous voyez.
32:23 Et ça c'est un thème, je crois, absolument capital dans ces deux livres.
32:29 - On parle dans le passager du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures,
32:34 on parle de Dieu de la bombe atomique, vous venez de le dire, des mathématiques.
32:37 On croise donc ce personnage.
32:39 Le Kid Fabrice Colin, pour terminer, il faut se laisser se perdre aussi dans ces deux livres,
32:46 si on ne comprend pas tout, si on n'arrive pas à rentrer tout de suite, il faut se laisser
32:49 porter par l'écriture de Cormac McCarthy.
32:51 - Oui bien sûr, mais on a évoqué tout à l'heure, Olivier parlait d'Ulysse, de Joyce,
32:58 ou du bruit et la fureur de Faulkner, à mon sens, on est dans quelque chose de beaucoup
33:03 plus accessible quand même.
33:05 En tout cas, en termes de langage, il n'y a pas grand chose qui fait obstacle à la
33:10 lecture, simplement, je veux dire, on est dans des romans, et notamment dans le passager,
33:16 où il ne faut pas s'attendre à avoir des réponses à toutes les questions, ce n'est
33:21 pas un patch-turner où il y aurait du suspense et des éléments qui vont nous être révélés.
33:29 Le principal mystère, quelque part, du livre, on en a déjà parlé, en fait ce n'est pas
33:34 un secret, on le sait très vite, c'est l'amour d'Alicia pour Bobby, enfin un amour qui est
33:41 réciproque d'ailleurs, et à côté de ça, il y a par exemple des passages assez drôles
33:47 qui sont les passages où des agents d'un organisme fédéral qui poursuivent Bobby de
33:56 leurs assiduités parce qu'ils pensent qu'il a peut-être un secret à leur révéler, on
34:01 ne connaît même pas la nature de ce secret, on ne sait pas exactement ce qu'ils veulent
34:04 savoir, est-ce que ça a un lien avec l'épave de l'avion privé qu'il a découvert sous
34:09 la mer, est-ce que ça a à voir avec le passé de son père ou encore autre chose, et puis
34:15 on comprend vite qu'on n'en saura pas plus, l'essentiel n'est pas là, l'essentiel
34:20 n'est pas dans les articulations un peu prosaïques du récit, du thriller, etc., l'essentiel
34:28 il est chez les personnages, ce qu'ils sont, ce qu'ils deviennent et ce qu'ils disent
34:32 aux lecteurs.
34:33 - Bobby et Alicia dans Le Passager et dans Stella Maris, les deux derniers romans de
34:38 Com Mac McCarthy qui sont donc en librairie, traduits respectivement par Serge Chauvin et
34:42 Paul Guivarch aux éditions de l'Olivier que vous avez fondé, merci beaucoup Olivier
34:46 Cohen d'avoir été avec nous ce midi.
34:48 - Je vous en prie.
34:49 - Merci aussi à vous Fabrice Collin, on vous retrouve dans vos chroniques littéraires,
34:52 notamment dans le Canard Enchaîné, puis je rappelle le titre de votre dernier roman
34:54 Golden Age aux éditions de l'Imaginaire.
34:57 Merci à Pierre Croce également qui nous accompagne tous les vendredis de babelio.com.
35:01 Et avant l'épilogue du jour, on va continuer de parler de Com Mac McCarthy avec Mathias
35:09 Senard qui nous raconte l'Inquipit de Méridien de Sang.
35:13 Méridien de Sang de Com Mac McCarthy est un des sommets de la littérature du XXe siècle.
35:18 Un sommet sanglant et crépusculaire d'une beauté troublante, insidieuse, beauté dans
35:24 laquelle fleurissent à la fois la plus grande violence et des éclairs presque mystiques,
35:29 comme des fleurs de malheur.
35:30 Méridien de Sang commence ainsi.
35:33 Voici l'enfant.
35:34 Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux.
35:38 Il tisonne le feu près de la souillarde.
35:41 Dehors, s'étendent des terres sombres, retournées, piquées de lambeaux de neige, et plus sombres
35:47 au loin des bois où s'abritent encore les derniers loups.
35:50 Sa famille, ce sont des tâcherons, fendeurs de bois, épuiseurs d'eau.
35:55 Mais en vérité, son père a été maître d'école.
35:57 Il ne dessoule jamais.
36:00 Il cite des poètes dont les noms sont maintenant oubliés.
36:02 Le petit est accroupi devant le feu et l'observe.
36:06 Dès l'inquipite de Méridien de Sang, McCarthy se montre le roi absolu de la description
36:12 rapide, de l'évocation parfaite et invincible, ses lambeaux de neige, ses loups, ses poèmes
36:18 dans les brumes de l'alcool.
36:20 Nous sommes au Tennessee, dans les années 1840, au moment où une pluie de météorites,
36:25 les Léonides, déchirent le ciel.
36:27 L'enfant, qu'on appellera plus tard le gamin, et enfin l'homme, va s'enfuir vers l'ouest,
36:33 emportant ses souvenirs de poèmes et de boissons.
36:35 Il va rejoindre tout d'abord un groupe de mercenaires, celui du capitaine White, puis
36:40 une étrange bande de vagabonds, de pillards et de tueurs d'Indiens, celle de John Joel
36:45 Glanton.
36:46 Le gamin est un combattant infatigable, à la main, au couteau, avec toutes les armes
36:51 qu'on voudra bien lui confier.
36:53 Glanton est un personnage malheureusement historique, un affreux chasseur de scalpe
36:58 dont la violence, attestée par plusieurs sources et détaillée dans le récit dont
37:01 s'est inspiré McCarthy pour imaginer Méridien de Sang, intitulé « Ma confession » du
37:06 soldat de fortune Samuel Chamberlain.
37:08 Le génie de McCarthy, à part celui du rythme, de l'image vive et puissante comme un coup
37:14 de hache, est d'utiliser la fiction pour construire des personnages extraordinaires
37:19 à partir de quelques traits tirés des sources et notamment de Chamberlain.
37:23 Car si nous suivons l'avis du gamin, le centre de Méridien de Sang, la figure principale,
37:30 le sujet du roman, c'est le juge Holden, ce géant albinos et glabre dont la peau
37:36 ne se teinte que de sang ou des reflets des flammes.
37:39 C'est le juge Holden qui apparaît et réapparaît sous les pluies d'étoiles filantes pour
37:44 mentir, calomnier, tuer, détruire, brûler tout ce qui est à sa portée.
37:48 Le juge Holden, c'est aussi un savant, un homme qui connaît aussi bien les langues
37:53 des humains que les noms des plantes, un jouisseur et un musicien.
37:57 Sans doute un des personnages les plus féroces de l'histoire de la littérature, le juge
38:03 Holden brille de tous les feux de l'ennemi.
38:06 Méridien de Sang est certes un western digne du meilleur Pekin Park, mais encore magnifié
38:12 par la puissance de la littérature et le pouvoir d'évocation de McCarthy.
38:16 Nous avons la chance en France que ce texte soit magnifiquement traduit, comme presque
38:21 tous les ouvrages de McCarthy, par François Hirsch pour les éditions de L'Olivier
38:26 en 1988.
38:27 François Hirsch, traducteur de génie, dont la phrase française est aussi miraculeusement
38:33 rythmée, scandée, bâtie que cette danse de poignard qu'est Méridien de Sang dans
38:39 l'original anglais.
38:40 Et on espère vous avoir donné envie de découvrir donc ce grand écrivain américain, Cormac
38:45 McCarthy.
38:46 Merci beaucoup Mathias Sennard pour les inquipites.
38:48 Un grand merci aussi à toute l'équipe du Book Club qui prépare cette émission.
38:51 Anouk Delphineau, merci Anouk.
38:52 Oriane Delacroix, Zora Vignet, Jeanne Agrappard, Didier Pinault et Alexandre Alaïk-Bégovitch.
38:56 C'est Colin Gruel qui réalise cette émission et la prise de son ce midi.
39:00 Alex Deng, on termine comme chaque jour avec l'épilogue.
39:03 Je pense qu'il a beaucoup de mal à se dire qu'à un moment c'est terminé.
39:07 Pour quelqu'un comme moi qui a toujours eu du mal avec les maths, c'est quelque chose
39:12 d'absolument fascinant.
39:14 Il n'y a pas de roman mineur dans sa bibliographie.
39:17 Il y a plusieurs couches.
39:19 Et donc c'est vrai que ça demande une certaine attention.
39:22 Mais ce n'est pas si difficile que ça.
39:25 On est dans quelque chose de beaucoup plus accessible quand même.
39:28 Je suis d'accord globalement.
39:30 Et ça c'est assez extraordinaire.

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