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00:00 * Extrait de « La vie de la vie » de Yannick Laval *
00:18 Et bonjour à tous et à toutes, merci d'avoir poussé la porte du club de lecture de France
00:22 Culture et merci d'être chaque semaine plus nombreux et plus nombreuses à nous donner
00:26 vos avis et vos impressions de lecture.
00:28 Ce lundi midi, nous parcourons la vie d'un écrivain qui intrigue toujours les médias
00:33 et les lecteurs aussi que nous sommes.
00:34 A bientôt 94 ans, il vit toujours à Paris.
00:37 Depuis les années 70, quand il a fui la Tchécoslovaquie communiste, il est devenu en France et dans
00:42 le monde un écrivain à succès, à grand succès avant de préférer l'ombre à la
00:48 lumière.
00:49 Milan Kundera ne parle plus mais ses romans continuent de parler pour lui.
00:53 On va les parcourir ensemble jusqu'à 13h30 avec nos invités et avec nos lecteurs et
00:58 lectrices.
00:59 L'esprit saint pue la connerie, il ne peut donc lutter contre l'insoutenable laïreté
01:04 de son être.
01:05 C'est comme une trappe qui s'ouvre sous nos pieds.
01:06 Et une réflexion sur la société avec la plupart du temps une portée philosophique.
01:12 Et nous, nous restons devant le spectacle des tourments humains.
01:15 Nous, naïfs lecteurs.
01:17 France Culture, le book club.
01:20 Nicolas Herbeau.
01:22 Catherine Fabrice-Adriane, les lecteurs et lectrices du jour qui se sont donc plongées
01:27 dans les œuvres de Kundera.
01:29 Bonjour, Jarmila Bouskova.
01:30 Vous êtes scénariste et réalisatrice de documentaires.
01:34 Le dernier est consacré à Milan Kundera.
01:36 Il vient d'être diffusé sur la chaîne Arte.
01:39 Il s'appelle Milan Kundera, Odyssée des illusions trahies.
01:43 Et il est disponible jusqu'au 8 avril prochain sur Arte.tv.
01:46 Comme Milan Kundera, vous êtes né en Tchécoslovaquie.
01:49 Comme lui, vous avez fui ce régime communiste dans les années 80 pour la Belgique, la France
01:55 où vous êtes installée aujourd'hui.
01:57 Que représentait-il pour vous cet écrivain ? Qu'est-ce qui vous a décidé à raconter
02:02 sa vie ?
02:03 Alors, dès mon adolescence, il représentait une sorte de révolte.
02:12 Parce qu'en le lisant, alors je précise que nous on avait possibilité de lire La
02:20 plaisanterie et Risible amour qui étaient interdits donc à cette époque-là, fin des
02:25 années 70.
02:26 Et en fait, moi, toute jeune, je me plongeais grâce à mon père qui avait une très belle
02:38 bibliothèque et dans laquelle figuraient dans le deuxième rang aussi les livres interdits.
02:46 On ne pouvait pas les voir d'en face mais quand on fouillait bien, on pouvait les attraper.
02:52 Et quand j'ai lu La plaisanterie, j'avais une sorte de révélation.
02:59 Je me disais mais on ne peut rien faire, on ne peut pas voyager, on ne peut pas accéder
03:11 aux études si on est mal vu par le régime mais on peut lire.
03:17 Et ce que lui, il arrive à nous dire, non pas via un brûlot politique mais via un roman,
03:27 c'est-à-dire saisir à travers une histoire d'amour la violence et l'absurdité du régime.
03:37 Ça m'est resté toute ma vie ce sentiment de satisfaction comme si j'avais vaincu ce
03:47 régime.
03:48 - Alors vous l'avez dit, via un roman et c'est pour cela qu'on a convié pour échanger
03:52 avec vous Frédéric Lechterflach.
03:54 Bonjour.
03:55 - Bonjour.
03:56 - Vous êtes journaliste de l'Humanité politique et de la littérature à Sciences Po Paris
03:58 et vous publiez chez Ferme l'Arion un nouvel essai intitulé "Pourquoi le mal frappe les
04:04 gens bien, la littérature face au scandale du mal" où il y a un chapitre consacré
04:09 à Milan Kundera et au roman dont vient de parler Yarmel Abou-Zkova qui s'appelle La
04:14 plaisanterie.
04:15 Le chapitre s'appelle "Du rire et des larmes, les plaisanteries du destin".
04:20 Qu'est-ce qui vous a justement vous aussi marqué chez Milan Kundera et quel a été
04:24 votre point d'accès vers cet écrivain-là ?
04:27 - C'est un écrivain que j'ai découvert à l'adolescence, donc à la fin des années
04:31 80, début des années 90.
04:32 C'est un univers romanesque tellement exceptionnel, tellement riche, tellement marquant que je
04:37 me souviens de cette sensation de lire et de relire avidement chacun de ses romans.
04:43 Et puis c'est aussi un penseur, un théoricien du roman que j'ai retrouvé juste quelques
04:49 années plus tard dans les années 90 quand je me suis formée à devenir à mon tour
04:54 enseignante, professeure de littérature et où le discours de Milan Kundera sur le roman,
05:00 cette sagesse de l'incertitude, ce roman comme outil d'ambiguïté, c'était tout
05:05 un programme critique et je crois que je suis assez représentative de ma génération
05:10 de collègues.
05:11 Nous avons été formés, biberonnés à la pensée critique sur le roman de Milan Kundera
05:17 et au fond, dans mes enseignements, c'est ce que je transmets à mon tour, que cette
05:22 manière de regarder le roman comme une forme de sagesse sur le réel.
05:27 - Alors justement, on va parler de cette façon de considérer le roman.
05:32 Est-ce qu'il y a de la réalité ? Est-ce qu'il y a des contradictions ? Aussi, il
05:34 y en a forcément.
05:35 Et d'abord, on va écouter Adrien, c'est l'un de nos lecteurs.
05:39 Il habite dans la Drôme.
05:40 Il s'est essayé à « L'insoutenable légèreté de lettres » et je crois qu'il
05:43 n'a pas réussi, mais il a réussi d'autres lectures.
05:45 Écoutez-le.
05:46 - Lorsque j'étais au lycée, de nombreux camarades lisaient « L'insoutenable légèreté
05:50 de lettres » et je trouvais le titre très beau, mais j'avais envie de lire autre
05:55 chose.
05:56 Dans un premier temps, je voulais commencer par le commencement, c'est-à-dire par la
05:58 plaisanterie, et j'en ai gardé un très très bon souvenir.
06:03 Deux phrases du livre sont devenues une sorte de mantra.
06:06 « L'optimisme est l'opium du genre humain.
06:08 L'esprit sain pue la connerie.
06:10 » Ces deux phrases ont infusé en moi.
06:12 J'ai continué de lire Kundera.
06:14 Des années plus tard, je suis venu vivre à Paris et je me revois lire « Au jardin
06:18 du Luxembourg », « La vie est ailleurs ».
06:20 Je passais presque plus de temps à contempler la couverture sous les marronniers qu'à
06:24 le lire, tant cette histoire me frappait, mais aussi son titre.
06:29 Son titre était une exhortation à bifurquer, chose que finalement je dois à Kundera, puisqu'il
06:35 m'a permis d'aller vers la littérature, ce que je n'osais pas tellement jusque-là.
06:38 Mais alors que je l'oubliais un petit peu, Kundera a reparu dans ma vie un jour d'avril
06:46 2016.
06:47 Et c'est lors de la dissertation du CAPES, puisque je suis tombé sur une citation des
06:52 « Testaments trahis » et que j'ai obtenu une très bonne note.
06:55 Et je crois que cette très bonne note, je la dois à ma lecture de l'œuvre de Kundera.
07:00 - Alors lire pour le plaisir, ça on l'a compris.
07:02 Lire aussi pour réfléchir.
07:04 Bien sûr, les « Testaments trahis », « La vie est ailleurs » et puis la plaisanterie.
07:08 Et Armilla Bouskova, vous en parliez il y a un instant peut-être, avant de dire ce
07:11 qu'il y a dans le livre, de nous dire un mot du contexte des années 60 en Antiecoslovaquie.
07:16 C'est une période d'ouverture politique et artistique dans ce régime communiste.
07:21 Et donc il y a liberté pour Milan Kundera pour écrire ce livre « La plaisanterie ».
07:27 - Effectivement.
07:28 Il faut savoir que Milan Kundera, dès son tout jeune âge, a adhéré, donc c'était
07:36 après la guerre évidemment, il a adhéré au communisme.
07:41 Et là, étant en déception totale, il a commencé à écrire, déjà à avoir des
07:57 discours par exemple lors de la réunion des écrivains tchécoslovaques.
08:07 Il a tenu un discours mémorable et tous ces intellectuels ont commencé à critiquer
08:17 le régime et justement le début des années 60, c'est l'essor du printemps de Prague
08:24 de cette critique de tout ce qui ne va pas dans le régime.
08:29 Et la culture a contribué immensément à cette révolte.
08:35 Et justement alors Kundera commence à écrire « La plaisanterie » et réussit par cet
08:49 humour qui est le sien à saisir vraiment l'essence de cette dictature.
09:00 « La plaisanterie » est écrite en 1965, publiée en 67 en Tchécoslovaquie et un
09:05 peu plus tard en France, juste après les événements de 1968 et en pleine normalisation
09:12 du printemps de Prague.
09:14 Un mot sur cet humour dont vient de parler Jarmila Bouskova.
09:17 L'intrigue, elle est assez simple.
09:19 C'est d'une mauvaise blague.
09:24 C'est Ludwig qui écrit une mauvaise blague à sa petite amie sur une carte postale qui
09:28 s'appelle donc Elena et on entre dans ce que Kundera appelle le « tragi grotesque ».
09:33 C'est-à-dire qu'on est dans un diagnostic du totalitarisme et il est pourtant en train
09:39 de nous dire qu'il ne fait pas un roman politique.
09:42 C'est ça aussi qui est très intéressant.
09:43 - Alors il y a eu un malentendu en fait à réception de « La plaisanterie » puisque
09:46 le roman est paru en français précédé d'une préface qui le mettait en valeur mais enfin
09:50 qui le signalait comme un roman anti-totalitaire, comme un roman engagé politiquement qui était
09:55 le texte d'Aragon.
09:56 Et évidemment Kundera a surfé, si je puis dire, sur ce malentendu.
10:01 C'était de bonne guerre.
10:02 Tout en étant très vite à l'étroit dans cette étiquette, dans cette identité d'écrivain
10:07 politique et d'écrivain engagé contre le totalitarisme, ce qu'il n'était pas.
10:11 Et « La plaisanterie » effectivement c'est une réflexion, c'est une mise en scène de
10:16 l'humour mais dans toute son ambiguïté.
10:18 On peut à la fois le raconter comme une mauvaise blague du destin, comme vous venez de le faire,
10:23 mais on peut aussi dire que c'est le roman d'une vie ravagée.
10:26 Un jeune homme, un étudiant, qui sur une bêtise, sur un petit rien, sur un geste absurde,
10:33 va voir sa vie complètement dévastée.
10:36 Il est interdit de poursuivre ses études, il est envoyé en camp de redressement, il
10:42 a une vie bousillée complètement pour une petite bêtise.
10:46 Et évidemment quand il s'en sort enfin, il va essayer de se venger et la fin du roman
10:52 est encore plus ambiguë puisque quand il espère enfin retrouver celui qui a été
10:58 à l'origine de son malheur et se venger, et bien même sa vengeance lui est retirée
11:03 par le romancier dans les toutes dernières pages puisque le projet de vengeance de Ludwig
11:08 tourne à la débandade ou ridicule.
11:10 C'est une scène qui explose dans le ridicule et l'absurde.
11:15 Et du coup nous lecteurs, on reste avec cette idée de comment est-ce qu'on doit lire
11:21 ce roman ? Est-ce que c'est un roman sur la légèreté, sur l'humour ? Est-ce que
11:26 c'est un roman sur le fait qu'il ne faut pas prendre les choses trop gravement, c'est
11:31 pas si grave, il n'y a pas mort d'homme, on peut en rire ? Ou est-ce que c'est l'immense
11:36 cruauté du rire, l'immense cruauté, le sadisme de l'humour qui va plaisanter de
11:42 choses éminemment graves, de vies gâchées, de vies dévastées ? Et cette ambiguïté
11:47 là, en fait, sur la signification de l'humour, c'est aussi ce que Kundera théorise dans
11:52 ses textes théoriques de l'art du roman en particulier, quand il considère que le
11:57 roman c'est le lieu de l'humour.
11:59 Mais la fonction de l'humour, qu'est-ce que ça dit du monde, qu'est-ce que ça porte
12:03 du monde, ça reste quelque chose de très très ambigu sous sa plume.
12:07 S'il y a une réception de cette œuvre qui est différente, on peut le dire, entre
12:11 la France et la Tchécoslovaquie à l'époque, on est quand même, et on va écouter Milan
12:16 Kundera dans un instant, on est quand même dans une ambiguïté.
12:19 Il décrit le réel, il décrit des choses qui se passaient dans ce régime communiste
12:24 à l'époque, même s'il y ajoute toute cette part d'humour, cette part d'ironie
12:29 aussi.
12:30 Donc c'est ça qui est difficile.
12:32 Comment vous, vous avez réceptionné cette œuvre, Yarmila Bouskova ? C'était un roman,
12:39 mais qui parlait de choses que vous connaissiez.
12:40 Oui absolument, c'était un immense best-seller à l'époque, dans les années 67-68.
12:50 Alors le destin a fait qu'entre notre réception en Tchécoslovaquie et la réception en France,
13:03 les chars soviétiques sont arrivés.
13:05 Donc la réception française était tellement forte aussi parce qu'on sentait une révolte
13:19 par rapport à cette occupation qui mettait fin au printemps de Prague et parce que voilà,
13:26 on se précipitait sur ce livre qui était l'essor du printemps de Prague.
13:35 Et moi je trouve que c'est totalement compréhensible et logique, mais Kundera en était un peu
13:44 blessé parce qu'évidemment par la suite on le cataloguait, comme disait Frédéric,
13:51 comme écrivain politique.
13:53 Mais comme il dit lui-même, il écrit une histoire d'amour mais qui est conditionnée
14:02 par des événements historiques qui sont sans précédent.
14:06 Je suis attiré par la fantaisie déchaînée, onirique, absolument libre, irresponsable.
14:19 Et d'autre côté je suis de la même façon attiré par le contraire, à savoir par une
14:28 analyse froide, par une description cruelle de la réalité.
14:34 Et pour moi c'est toujours un problème, un problème extrêmement difficile de joindre
14:43 ces deux choses qu'on ne peut pas joindre, des fantaisies et de la lucidité.
14:50 - Les difficultés de joindre la fantaisie et la lucidité.
14:54 Milan Kundera donc qui en 1976, archive reprise dans votre documentaire, Yalmira Bouskova,
15:00 ce qui est très intéressant c'est qu'il a très longtemps refusé de donner une analyse
15:05 de ce qu'il a écrit, aussi directement Frédéric Lechter-Flach.
15:10 Il pose des questions dans ses romans mais il n'est pas là pour apporter des réponses.
15:15 - En fait son écriture romanesque est entrelacée de passages qui relèvent de l'essai.
15:22 Pourquoi ces romans sont éminemment reconnaissables ? Il suffit d'en lire trois pages pour reconnaître
15:30 ce dont il s'agit.
15:31 Parce qu'il nous raconte une histoire, il suit le devenir, les actes de ces personnages
15:37 et leurs pensées et puis de temps en temps il s'arrête, il fait une pause, il y a comme
15:42 un arrêt sur image et la voix de l'essayiste va analyser des tout petits détails qu'il
15:47 vient de raconter, une pensée.
15:49 Il va revenir sur ce qu'il est en train de raconter en romancier à la manière d'un
15:56 essayiste qui va commenter ses propres textes.
15:58 Et cette dimension très très réflexive qui se retrouve partout dans son oeuvre romanesque,
16:03 il rend en réalité le travail du commentateur universitaire qui voudrait à son tour commenter
16:09 cette oeuvre-là difficile parce que d'une certaine manière le boulot est déjà fait.
16:13 - Ça se tient tout seul.
16:14 - Oui.
16:15 - Il y a une place qui est très importante et on l'a déjà dit mais on va y rentrer
16:20 évidemment dans le détail, c'est la grande part d'humour et des références à l'humour
16:24 dans les romans de Kundera.
16:25 Il suffit de regarder les titres d'abord, La plaisanterie, Risible d'amour, Le livre
16:30 du rire et de l'oubli, Dans les testaments trahis aussi, Kundera commence par raconter
16:35 l'invention de l'humour qui lie Frédéric Lechter Flach à la naissance du roman et
16:40 donc à ses références très nombreuses qui sont des références comme Rabelais, comme
16:44 Cervantes.
16:45 Ça aussi c'est au début de votre documentaire.
16:49 Quelle est la place, quelle est la vision de l'humour, comment il l'utilise dans ses
16:53 romans ?
16:54 Frédéric Lechter Flach.
16:55 Kundera a une filiation très personnelle, une histoire personnelle du roman qui passe
17:02 effectivement par quelques grands noms, Cervantes, Sterne, Diderot, Kafka.
17:09 Il a ses grands modèles de romancier à partir desquels il peut tracer une histoire.
17:16 Pour lui, l'art du roman, la forme de sagesse qu'apporte le roman, c'est cette ironie,
17:26 cette manière de mettre du jeu, grâce à l'énonciation romanesque, de mettre du jeu
17:33 entre les mots et les choses, de prendre de la distance avec les idéologies, avec les
17:39 morales, avec les discours savants.
17:41 Et le roman pour Kundera c'est ça, c'est cette prise de distance permanente qui peut
17:47 passer par ce qu'on appelle l'humour, mais ce n'est pas forcément toujours drôle.
17:50 C'est une manière de créer de la distanciation, une forme d'ironie qui reste à interpréter.
17:57 Il y a une formule très très belle dans l'art du roman où il dit que l'art du roman en
18:05 réalité c'est comme le travail de Pénélope qui va défaire pendant la nuit l'ouvrage
18:14 tissé par les philosophes, les théologiens, les savants, la veille dans la journée.
18:19 C'est ça l'action du roman pour Kundera et évidemment ça pose toutes sortes de problèmes
18:25 aux gens qui ont l'habitude des écrivains engagés, qui ont l'habitude de travailler
18:29 sur des écrivains qui se positionnent face au réel.
18:32 Parce que ce que dit Kundera, ce que le roman peut apporter comme sagesse du réel, c'est
18:38 cet écart, ce jeu, cette distance.
18:40 Le roman il dit à son lecteur "tu ne m'attraperas pas, tu ne peux pas me tenir, tu ne peux pas
18:45 m'attraper, je ne suis pas là où tu crois que je suis, je suis toujours en deçà".
18:49 Ça rend ce type de discours très difficile à interpréter politiquement, ce n'est
18:53 pas pour ça qu'il est fait d'ailleurs.
18:54 - Yadmira Bouskhova ?
18:55 - Oui, moi je dirais que l'humour c'est une partie de lui-même.
19:04 Mais ce qu'il veut dire par le roman c'est la valeur et c'est aussi ça qu'il veut
19:14 nous dire, sa critique des temps modernes, c'est que notre époque n'est pas en phase
19:24 ou n'est plus en phase avec le roman.
19:26 Pourquoi ? Parce que pour lui le roman c'est justement cette invention à l'époque
19:35 de l'essor de la science qui a perdu de vue l'être et la capacité de synthèse.
19:45 La spécialisation à outrance a perdu le savoir réfléchir sur nous-mêmes.
19:57 Parce que chacun pense différemment, là on se rapproche un peu de la philosophie presque
20:08 de Hannah Arendt qui dit que sur terre il y a tellement de gens et chacun pense différemment.
20:16 Et en plus chacun pense qu'il est quelqu'un qui ne l'est pas en fait.
20:27 Tout ça s'est développé dans le roman et Kundera nous dit que c'est Cervantes,
20:35 Kiki et Rabelais qui sont les premiers qui se sont plongés là-dedans et qui nous racontent
20:42 la complexité de l'être humain.
20:45 Et c'est ça qu'il ne faut pas oublier, la complexité parce qu'aujourd'hui les
20:52 réponses sont rapides, les réponses sont très claires et nettes et on oublie cette
21:00 complexité.
21:01 Frédéric Lester Flach.
21:02 Oui, Kundera pense le roman comme emprise avec ce qu'il appelle les agélastes.
21:08 Qu'est-ce que c'est que ce drôle de mot qu'il va chercher dans Rabelais ? Les agélastes
21:11 étymologiquement ça veut dire ceux qui n'ont pas d'humour, ceux qui ne savent pas rire
21:15 ou ceux qui ne veulent pas rire.
21:17 C'est la même chose, c'est les théologiens, les Sorbonnards, les Sorbonicoles pour Rabelais
21:21 et pour Kundera c'est l'esprit de sérieux des idéologies.
21:24 Et on voit en fait cette lutte du roman contre les agélastes, c'est aussi au cœur de
21:30 la plaisanterie de ce roman dont on parlait il y a un instant.
21:33 Puisque quand Ludwig écrit cette fameuse carte postale à Marchetta où il y a écrit
21:37 l'esprit saint pue la connerie, vive Trotsky, pour lui c'est plaisanterie, tout ce qu'il
21:41 faut c'est reséduire la jeune fille qui s'est éloignée de lui.
21:45 Mais la question en fait n'est pas tant de savoir si les membres du parti qui vont examiner
21:51 cette carte postale et la juger sévèrement manquent d'humour.
21:54 C'est pas tellement qu'ils n'ont pas compris qu'ils plaisantaient, bien sûr
21:58 qu'ils ont compris qu'ils plaisantaient.
21:59 C'est plutôt qu'ils considèrent qu'on n'a pas le droit de plaisanterie avec
22:02 certaines choses.
22:03 Il y a des sujets dont on ne doit pas rire, il y a des sujets dont on ne doit pas rigoler,
22:07 se moquer, j'emploie exprès ce terme familier.
22:10 Parce qu'au fond cette question c'est celle que pose Kundera dans tous ses livres,
22:15 avec quoi est-ce qu'on a le droit de plaisanter et jusqu'où est-ce qu'on peut plaisanter.
22:19 Et il y a un risque en fait avec cet usage du roman plaisanteur ou plaisanterie.
22:25 Le risque c'est d'être extrêmement corrosif sur le réel et de rien laisser intact.
22:30 Justement dans votre essai vous racontez ce discours de Kundera prononcé en 1981 à
22:37 l'occasion de la réception du prix Jérusalem.
22:39 Kundera qui cite un dicton yiddish qu'il avait traduit par "l'homme pense et Dieu
22:45 rit".
22:46 Et donc il avait aussitôt fait un commentaire comme vous l'expliquiez, c'était sa façon
22:50 de faire.
22:51 Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l'homme qui pense ? Parce que l'homme pense et
22:55 la vérité lui échappe ? Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l'un
22:59 s'éloigne de la pensée de l'autre ? Et enfin parce que l'homme n'est jamais
23:02 ce qu'il pense être ? C'est ça toute la complexité dont on vient de parler.
23:08 Et c'est ça le combat du roman contre cette sorte d'esprit de sérieux.
23:14 C'est ça sa bataille ?
23:15 Oui bien sûr c'est ça.
23:19 Sauf que le problème avec ce proverbe yiddish qu'il va chercher, évidemment il s'adresse
23:23 au public de Jérusalem donc il veut leur faire plaisir, il cite un proverbe yiddish
23:27 mais le problème c'est qu'il le traduit un tout petit peu de travers.
23:30 "Mantrart un gotlart" ça veut dire littéralement "l'homme fait des plans, fait des projets
23:40 et Dieu rit".
23:41 Et là ça devient tout de suite beaucoup plus ambigu.
23:43 L'homme fait des plans et Dieu rit.
23:47 C'est quoi ce rire de Dieu ? Cet écho du rire de Dieu qu'on est censé entendre
23:52 dans le roman.
23:53 Quelle est sa signification ? Ça n'est pas une moquerie sinon il n'irait pas chercher
23:57 ce proverbe.
23:58 Est-ce que c'est une forme de tendresse, une forme d'apaisement, une forme de légèreté
24:02 ? Et là encore je repose la question avec quoi est-ce qu'on a le droit d'être léger ?
24:07 Au fond c'est la question que soulève Kundera aussi à travers cette expression.
24:11 C'est le destin qui plaisante de nous, qui plaisante avec nous, Yelmina Bouskova.
24:18 Je pense que que la traduction soit "l'homme pense et Dieu rit" ou "l'homme fait des
24:30 plans et Dieu rit", les deux sont présents dans le roman.
24:35 Parce que l'aléa, l'injustice, l'imprévu, tout ça c'est dans les romans et en particulier
24:49 dans les romans de Kundera.
24:52 Et le fait de mettre la vie qui met un plaisir presque à flouer celui qui essaie ou a l'orgueil
25:08 de penser qu'il peut façonner le sens de la vie, et bien tout de suite Kundera le met
25:21 quelque part à sa place.
25:23 Mais ce que je veux dire c'est que via les romans, à travers ces histoires des gens,
25:35 c'est en fait le roman est le contradicteur idéal des idéologies.
25:42 Parce que l'idéologie n'admet pas la complexité, n'admet pas l'humour.
25:50 Et c'est ça qu'on réceptionne en lisant les livres de Kundera.
25:56 Et on poursuit notre discussion sur l'œuvre de Milan Kundera avec Frédéric Leichter-Flach
26:07 et Jarmila Bouskova.
26:08 Jarmila Bouskova, les années 70 sont plus difficiles pour Milan Kundera.
26:12 Il est surveillé, ses livres sont interdits, retirés des bibliothèques et pourtant il
26:16 continue d'écrire.
26:17 Notamment "La vie est ailleurs" qui paraîtra en 73.
26:20 Et ça me fait penser à ce qu'on venait de dire, roman qui raconte le destin d'un
26:24 jeune homme, d'un jeune poète qui ne sait pas plaisanter, qui ne veut pas plaisanter.
26:29 Ça nous emmène aussi dans cette partie un peu plus poétique des écrits de Milan Kundera
26:36 où il soulève beaucoup de questions et où il ne donne pas de réponses.
26:42 Oui, je pense qu'il ne veut pas donner des réponses.
26:46 "La vie est ailleurs" c'est encore une référence à la France, à Rimbaud.
26:56 Il y a beaucoup de liens dans l'œuvre de Kundera avec la France, même avant son arrivée
27:04 en France.
27:05 Et là, je pense qu'il se souvient de sa propre jeunesse en décrivant ce jeune poète
27:15 qui manque d'humour.
27:17 Et en posant toutes ces questions, même des questions très difficiles et dures, et presque
27:30 dans le ridicule, dans la cruauté, c'est comme s'il se les posait à lui-même.
27:37 Et c'est ça la grande force de ce roman.
27:40 Frédéric Leichter-Flach a une relation ambigüe, Milan Kundera, avec la poésie.
27:45 En tout cas, s'il doit choisir entre le roman et la poésie, aujourd'hui je ne sais pas
27:50 s'il choisirait.
27:51 Il s'est essayé à la poésie et puis il a décidé de mettre tout ça de côté parce
27:54 que la poésie c'est l'univers du lyrisme.
27:56 Et le lyrisme c'est sa cible en réalité dans les romans.
27:59 Le lyrisme c'est l'adhésion à soi, c'est l'exaltation du soi.
28:04 C'est le travers dont le personnage de "La vie est ailleurs", Jaromil, se rend précisément
28:09 et se fait l'exemple.
28:12 Cette manière de s'exalter, de s'écouter parler, d'être entièrement adhérent à
28:18 soi-même.
28:19 Et c'est dans ça qu'il vient réinjecter de l'ironie, d'une forme de distance.
28:26 Ce qui est intéressant c'est qu'au fond ce qu'il fait sur le lyrisme, c'est ce qu'il
28:33 fait aussi sur l'hubris, sur l'orgueil, le moment où les personnages croient en leur
28:41 certitude, se mettent en scène.
28:43 Et là d'un coup il y a quelque chose dans la manière d'écrire de Milan Kodera qui
28:49 va les ramener au sol.
28:50 C'est pas forcément méchant, c'est pas forcément humiliant.
28:53 Ça peut l'être mais il y a toujours une forme de tendresse qui va avec cette manière
28:57 de les replaquer au sol, les gens qui se sont un peu envolés trop haut.
29:01 Mais en tout cas c'est une forme d'hygiène qui a aussi une signification politique me
29:06 semble-t-il que de ramener au sol, de ne pas laisser les ballons de baudruche des idéologies
29:14 ou du lyrisme gonfler et s'envoler trop haut.
29:18 - Alors en 1975 il est autorisé à quitter la Tchécoslovaquie, il va s'installer à
29:22 Rennes puis à Paris.
29:23 En 1979 il publie le livre du rire et de l'oubli où il critique le président tchécoslovaque.
29:27 Il perdra ainsi sa nationalité tchécoslovaque et puis en 1981, dans les années 80, il devient
29:33 français évidemment et publie l'insoutenable légèreté de lettres, son oeuvre culte dont
29:38 nous parle Fabrice de Normandie.
29:39 - J'ai découvert la plume de Milan Kodera il y a une dizaine d'années à travers directement
29:44 son oeuvre culte, l'insoutenable légèreté de lettres que depuis je cite comme étant
29:49 mon livre favori, le livre qui a changé ma vie.
29:51 Alors il faut d'abord avouer que son titre impressionne, on lui colle parfois une image
29:55 un peu inaccessible mais je rassure tout le monde et surtout je voudrais expliquer pourquoi
29:59 ce livre est éblouissant.
30:01 D'abord il y a une valeur philosophique qui m'a d'emblée impressionné, grâce
30:04 à ce livre j'ai découvert le concept de l'éternel retour de Nietzsche, les héros
30:09 du roman sont constamment tiraillés et s'interrogent, il y a donc le dilemme de notre existence
30:13 expliqué par Kondera, notre problème à tous c'est que nous n'avons qu'une seule
30:18 vie et que nous ne pouvons jamais expérimenter les conséquences de nos choix.
30:22 Dans le contexte du printemps de Prague, le héros Thomas se demande s'il prend les
30:26 bonnes décisions face à l'ogre communiste.
30:28 Il se questionne également sur sa vie sentimentale, lui le coureur de jupons qui s'entiche de
30:32 Teresa une jeune provinciale, arrivée avec un exemplaire de Anna Karenin dans la valise.
30:38 Mais Thomas, malgré les sentiments qu'il ressent, ne peut s'empêcher de la tromper,
30:43 il ne peut donc lutter contre l'insoutenable légèreté de son être.
30:46 [musique]
31:00 [musique]
31:28 Impossible pour nous de parler de Milan Kondera sans écouter quelques notes et quelques
31:33 mots de tchèque avec Waldemar Matuschka en 1964.
31:36 Qu'est-ce qui fait le succès de cette insoutenable légèreté de l'être Frédéric Leichterflag ?
31:43 D'abord le génie des titres évidemment qu'on connaît tous à Milan Kondera et puis
31:51 en entendant évoquer les personnages de ce très beau roman, je me rappelle cette formule
31:57 que Milan Kondera met au départ de son roman où il explique qu'en fait ces personnages
32:01 sortent de sa tête à partir d'une formule, d'une expression.
32:06 Thomas c'est "Einmal ist kein Mal", le proverbe allemand qui veut dire "une fois
32:10 ça n'est rien, ça compte pas".
32:12 Teresa c'est des "Borborigmes".
32:15 Et donc ça peut être un tout petit détail matériel, ça peut être une formule philosophique
32:19 mais il y a un point de départ et Milan Kondera fabrique des personnages qui ensuite vont fonctionner
32:24 comme des égaux expérimentaux, il a cette formule, c'est-à-dire des manières, des
32:29 formes de vie, des manières d'être au monde, des manières d'expérimenter, de nous permettre
32:34 d'expérimenter par procuration des émotions, des gammes de sentiments moraux, des relations
32:40 sociales, des tout petits détails de l'existence qui ne seront jamais les nôtres mais qui
32:44 sont éminemment vivants parce qu'on les traverse avec ces égaux expérimentaux que
32:51 sont ces personnages.
32:52 - Yalmina Bouskova c'est l'un de ses derniers romans écrits en langue tchèque avec des
32:55 personnages tchèques où il se base dans sa vie passée si je puis dire pour raconter
33:01 une histoire, ensuite son style va changer.
33:03 - Exactement.
33:04 Donc il y a encore l'immortalité qui va écrire en tchèque mais les personnages ne sont plus
33:15 tchèques.
33:16 Donc effectivement "L'insoutenable" est le dernier livre qui se situe et bien dans Prague
33:29 puis dans l'exil et raconte également l'occupation de la Tchécoslovaquie par les Russes.
33:40 Donc moi je pense qu'avec l'immense succès, c'est aussi une incroyable joie et en même
33:53 temps un drame pour Kundera parce que le livre est devenu tellement populaire que tout de
34:01 suite il y a eu une adaptation à l'écran par Philippe Kaufmann.
34:08 - Et ça il n'a pas du tout supporté.
34:10 - Il n'a pas aimé cette adaptation parce qu'effectivement le récit du polyphonique,
34:21 ce qui est un peu spécialité de Kundera, il est devenu linéaire.
34:25 Et il y a aussi d'autres petits problèmes dans le film.
34:31 Évidemment c'est un Américain donc…
34:34 - Il y a des références aussi qui sont différentes.
34:38 On pourrait continuer pendant des heures, malheureusement on arrive au terme de cette
34:41 émission.
34:42 On reparlera de Milène Kundera sur ces dernières années évidemment.
34:45 Merci beaucoup à toutes les deux d'être venues.
34:46 Frédéric Lechterflagge, je rappelle le titre de votre nouvel essai "Pourquoi le mal frappe
34:50 les gens bien ? La littérature face au scandale du mal chez Flammarion".
34:54 Et merci à vous également Yalmina Bouskova, vous êtes réalisatrice de documentaires.
34:58 Le dernier s'appelle "Milène Kundera, Odyssée des illusions trahies" disponible jusqu'au
35:02 sur arte.tv