Pragmatisme et idéalisme

  • il y a 9 ans
La tradition n’a pas seulement fait de nous des indécrottables « optimistes théoriques », convaincus que l’intelligence et la connaissance rationnelle est la clé de tout, elle nous rend paradoxalement en même temps de plus en plus pragmatiques. Oui, nous devenons à la fois toujours plus cérébraux, plus théoriques et plus matérialistes, plus pragmatiques. Cela toujours en étant assoiffés de progrès, de bonté, de beauté et de vérité – et menacés de sombrer dans le pessimisme et la dépression.
Pris que nous sommes aujourd’hui dans la vision anglo-américaine du monde – vision chosiste, positiviste, pragmatique –, nous sommes, bien malgré nous, amenés à être de plus en plus matérialistes : pour ne nous occuper que des simples faits (ta pragmata, en grec ancien) tels qu’ils se montrent à nous.
Loin de nous intéresser à ce qui gronde au fond des phénomènes, aux mystères cachés des mille et une choses excitantes et inquiétantes que nous vivons, ressentons et accomplissons, nous nous occupons, tels des automates, de ce qui est purement pragmatique, purement factuels, objectivement mesurable, manipulable, utilisable, consommable et façonnable.
Sans le savoir, nous nous insérons par là dans ce courant de pensée anglais, né à la fin du 19e siècle, qu’est le « pragmatisme », dont les représentant éminents sont Charles Sanders Pierce (1839-1914), William James (1842-1910), et John Dewey (1859-1952). Quoi qu’il se passe, quoi qu’il nous arrive, nous cherchons toujours et partout à identifier et détailler les faits et leurs implications factuelle, pour en découvrir la vérité et l’utilité.
Nous sommes par là redevables d’une part de l’empirisme anglais, qui fait de l’expérience (empereia, d’où le mot « empirisme ») le fondement de tout savoir et de toute vérité ; d’autre part de la tradition idéaliste, qui emploie depuis Platon les outils logico-rationnels, les idées théoriques, pour dévoiler et déterminer en bonne et due forme les phénomènes en leur vérité claire et distincte.
Aussi, même si nous nous disons « pragmatiques », si nous nous vantons d’être « réalistes », « terre à terre » – volontiers en opposition aux doux rêveurs, aux romantiques –, on nous sommes tout compte fait des idéalistes sans le savoir. Les faits bruts, les faits concrets qui seuls nous intéressent, nous les interprétons en effet d’emblée à partir d’idées abstraites, plaquées sur les phénomènes tels qu’ils apparaissent.
Mais attention : bien qu’on ne voie partout que des faits, « il n’y a pas de faits, mais uniquement des interprétations », comme nous l’a enseigné Friedrich Nietzsche. Interprétations forcément pauvres eu égard à la foisonnante richesse de la vie. Pourquoi pauvres ? Parce qu’elles proviennent de conceptions, d’images et d’idées toute faites – de tout un système de conceptions, d’images et d’idées toutes faites, de toute une idéologie – issues de notre seule pensée logico-rationnelle.
Et voilà que nous réduisons l’ambiguë complexité des phénomènes et des sensations...