Portrait Aude Sirvain - France(s) territoire liquide

  • il y a 10 ans
Mon bord de mer
Il y a six ans, mon compagnon et moi avons cherché à acheter une maison dans le département du Morbihan. Au début, je m’imaginais qu’en excluant les zones touristiques de nos recherches nous arriverions à trouver une maison, même petite, sur un beau terrain idéalement situé en bord de mer. Ou à faire construire un atelier idéal sur ce terrain idéal. Évidemment, c’était un raisonnement très mal documenté. Dans le département du Morbihan, les prix de l’immobilier sont en effet très élevés en bord de mer. De plus, de nombreux terrains sont déclarés inconstructibles selon la loi Littoral. Certains biens avec vue sur la mer sur la pointe des pieds en se penchant bien sont à peine moins inabordables. Il n’y a plus que très peu de vieux bâtiments à rénover, encore moins dans des lieux d’exception. Restent les terrains nus. Ils sont le plus souvent situés dans des lotissements, à la périphérie d’une zone urbanisée, car la politique de densification de l’habitat existant veut lutter contre l’habitat clairsemé.
J’ai beaucoup fantasmé notre atelier dans les multiples lieux magnifiques que nous avons écumés lors de nos recherches.
Au bout de trois ans et grâce à un heureux concours de circonstances, l’histoire s’est assez bien finie pour nous; aujourd’hui nous aimons regarder par nos fenêtres.
Il y a ceux qui, pour diverses raisons, peuvent jouir d’en- droits incroyablement inspirants; dans ces lieux uniques les maisons même quelconques sont de petits miracles. Et d’autres qui arrivent trop tard. La plupart de mes amis
ou connaissances ont, comme nous, dû composer avec cette envolée des prix de l’immobilier près du littoral, ainsi qu’avec la restriction des zones constructibles. Et la plupart ont aussi, comme moi, un jour rêvé leur maison dans un lieu inaccessible.
Et si, et si.
J’ai eu connaissance du projet « France(s) territoire liquide » fin 2012. Et c’est en pensant à la recherche de cette maison qui m’avait pris tellement d’énergie et de temps et qui avait suscité de si nombreux fantasmes de lieux de vie rêvés que je me suis dit tenir enfin mon sujet. J’ai contacté une quinzaine de personnes ou familles propriétaires de leur logement dans le département du Morbihan. À tous j’ai demandé de me décrire l’endroit idéal dans la région où ils rêveraient leur maison. Une famille m’a répondu que leur maison y était déjà... Mais tous les autres se sont embarqués dans le fantasme que je leur proposais. Certaines réponses ont fusé, souvent aussi m’était proposé un joyeux dosage de plusieurs lieux. Et tous, sans exception, m’ont parlé du bord de mer, du bord de l’eau.
Lors de mes premiers essais photographiques, j’ai projeté une image de ma maison sur un paysage. Il m’a fallu un groupe électrogène, un vidéoprojecteur et de l’aide pour mettre cela en œuvre. J’ai attendu que le jour s’assombrisse et j’ai obtenu une sorte d’hologramme bleuté et fantomatique. Il fallait trouver des écrans naturels plus ou moins verticaux, des arbres relativement touffus par exemple, ou bien imaginer une projection depuis une hauteur sur le sol.
Le résultat esthétique ne m’a convenu. Je n’en ai pas gardé de trace.
C’est en compulsant un de mes carnets de voyage avec ses collages et ses associations de photographies que j’ai alors imaginé une tout autre façon de procéder. Rêver, triturer la réalité à visage découvert dans une superposition/vibration d’images sans retouche numérique d’aucune sorte. Et je me suis embarquée dans des paysages inconnus constitués d’images familières dans lesquels la maison comme le regard voyagent.
Durant le montage de ces images, avec Paul Wombell nous avons évoqué cette idée de grande distance entre le désir et la réalité. Il m’a parlé entre autres d’un artiste qui avait peint sur des assiettes en porcelaine une frise d’im- meubles et autres éléments de nos villes contemporaines tout le long du pourtour de l’assiette. À première vue, la frise ainsi peinte déployait des trésors de raffinement dans la plus pure tradition de ce genre d’exercice. Mais en y regardant de plus près, on apercevait, disséminés dans le long du fil de la ville, des éléments totalement dissonants, comme la tente d’un sans-abri, un immeuble muré.
J’avais trouvé là comment traduire les vibrations imperceptibles de la réalité à laquelle sans cesse se heurtent les rêves d’un lieu idéal. Petits cailloux dans la chaussure de celui qui arpente ces paysages idylliques.

Retrouvez toutes les photos dans le livre de France(s) territoire liquide : http://www.fictionetcie.com/ouvrage/france-s-territoire-liquide/9782021158991

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