Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Mardi 11 février 2025 : l'architecte et urbaniste Philippe Prost. Une exposition lui est actuellement consacrée à la Cité de l'architecture et du patrimoine ainsi qu'un livre aux éditions Norma : "Philippe Prost. La mémoire vive".
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00Bonjour Philippe Prost. Bonjour Élodie. Vous rêviez enfin d'être musicien mais pour vos
00:04parents ce n'était pas un métier ni une bonne source de revenus suffisant en tout cas pour
00:08vivre. C'est donc votre prof de piano qui vous a conseillé de vous inscrire en architecture et
00:12bien vous en a pris de l'écouter. L'architecture est donc rentrée dans votre vie puis dans votre
00:17âme j'ai envie de dire parce que c'est vraiment devenu une passion brûlante. C'est en entrant
00:21à l'école de Chaillot que vous avez succombé à l'architecture militaire. Votre vie a définitivement
00:26basculé en 89 avec cette rencontre incroyable avec André Larketout. Ce vieil homme vous a confié
00:33un chantier titanesque avec la transformation de la citadelle Vauban à Belle-Île-en-Mer. Depuis
00:39vous êtes devenu en 30 ans cet architecte qui aime à faire rimer, se répandre le patrimoine
00:43avec toute son histoire et la création habitée dans sa modernité. Vous avez reçu le grand prix
00:48national de l'architecture 2022 et une exposition vous est actuellement consacrée à la cité de
00:52l'architecture et du patrimoine. Un livre d'ailleurs en a découlé sorti chez Norma Editions. Le titre
00:59de cette rétrospective et de ce livre est Philippe Prost architecte la mémoire vive, avoir bonne
01:05mémoire et donc votre adage Philippe Prost. Alors pour moi la mémoire occupe une place centrale dans
01:10la création. J'ai envie de dire il n'y a pas de création sans mémoire. C'est à dire que et on
01:15s'en rend compte plus on avance dans sa vie et dans sa vie d'architecte c'est à dire qu'on se rend
01:19compte que tout ce qui nous a, y compris quand on est enfant en culotte courte, circulé dans un
01:24bâtiment, eu des ressentis, eu des émotions. En fait notre mémoire emmagasine tout ça. On l'ignore.
01:31Alors aujourd'hui on parle beaucoup d'intelligence artificielle, le cerveau humain c'est quelque chose
01:36d'extraordinaire. Il y a plusieurs types de mémoire et cette mémoire elle nourrit la création ensuite.
01:42C'est à dire qu'elle établit des ponts entre des sujets, des projets, des domaines. Elle établit des
01:49relations entre des bâtiments, entre des ouvrages d'art, d'une manière absolument incroyable. Au début
01:55on ne s'en rend pas tout à fait compte puis progressivement on se rend compte de cela et quand
01:59on en est pleinement conscient et bien on approche l'architecture autrement parce qu'on approche
02:04l'architecture comme une histoire du temps long, d'un temps très long qui nous dépasse et de
02:10situations dans lesquelles on va être amené à intervenir mais après d'autres et avant d'autres.
02:16C'est à dire on n'est pas tout seul. La table rase et la feuille blanche ça n'existe pas ou ça n'existe plus.
02:23En tout cas la table rase ça ne devrait plus exister avec les problématiques environnementales qui
02:28sont les nôtres aujourd'hui et les problématiques de ressources mais la feuille blanche qui angoissait
02:33souvent les jeunes architectes y compris quand j'étais à l'école. Alors qu'est ce que tu vas
02:37faire ? Comment tu vas faire ? En fait il n'y a pas de feuille blanche. C'est à dire qu'une fois qu'on a
02:41compris ça, on a toujours des idées qui vous viennent à l'esprit avec lesquelles on va
02:45tricoter quelque chose. On ne sait pas très bien pourquoi en fait mais finalement le cerveau agit
02:52et il ordonnance les choses et le cerveau c'est la mémoire. Il y a plusieurs niveaux de mémoire ce
02:56que m'avait expliqué un jour un neuroscientifique et notamment avec l'anneau de la mémoire où je
03:01lui avais dit je suis très étonné parce que je travaille beaucoup sur des sites et des bâtiments
03:06existants. C'est un travail long, itératif avec des allers-retours. On teste quelque chose, on fait
03:11un bout de maquette, on dessine, on fait un croquis et puis on se dit non ça va pas, on reprend,
03:16on recommence et ça dure un certain temps. Et pour l'anneau de la mémoire, ce qui m'a étonné c'est
03:21que c'est venu d'un seul coup. Sur un petit carnet de croquis, j'ai griffonné quelque chose qui est
03:25venu tout seul. Il m'a dit bah c'est pas un miracle, c'est votre mémoire qui a travaillé à votre place.
03:29De la transformation justement de la citadelle de Vauban à Belle-Île-en-Mer, au réaménagement du
03:36port Vauban en Antibes, en passant par la construction de logements sociaux à Cléchy-Sous-Bois parce que
03:40ça aussi ça vous tient à cœur. La réhabilitation de l'hôtel de la Monnaie de Paris, la construction
03:44effectivement du sublime mémorial international de Notre-Dame de Lorette, donc ce que vous appelez
03:48le nano de la mémoire. Vous êtes considéré Philippe comme l'un des plus grands spécialistes
03:52de la résurrection du patrimoine militaire et industriel. Un patrimoine qui pendant très
03:58longtemps en fait était totalement rejeté parce que lourd, vieux, vieillot en fait.
04:04Et puis aussi porteur de traumatismes. L'architecture militaire c'est la guerre,
04:08la guerre c'est la mort, c'est les destructions.
04:09D'ailleurs vous préférez le terme d'architecture de guerre ?
04:12Oui, alors j'utilise ce terme parce que je pense qu'il faut dire les choses comme elles sont.
04:16C'est-à-dire que Vauban par exemple a fortifié la France pour lui éviter la guerre, mais pour dissuader.
04:22C'était déjà de la dissuasion, ce qui fait qu'il y a un certain nombre de ces constructions qui n'ont
04:26jamais été attaquées, qui n'ont jamais fait l'objet de siège et pourtant ça coûtait extrêmement cher.
04:30Ça résonne évidemment avec notre époque. Pour préparer la paix, il faut préparer la guerre.
04:36Comme on entend beaucoup dire en ce moment. Donc architecture de guerre parce que ce sont des architectures
04:41qui ont une ambition de défendre, de protéger, parce que l'architecture c'est la défense.
04:46Ça n'est pas l'attaque, c'est se défendre, s'entourer.
04:50Et puis architecture industrielle, c'est un petit peu la même chose.
04:52C'est-à-dire que c'est aussi des traumatismes, des traumatismes sociaux, sociétaux,
04:57des sites industriels qui ont été abandonnés avec la désindustrialisation massive de l'Europe, de la France notamment.
05:03Et tous ces sites, finalement, ils ont eu tendance à être abandonnés.
05:08Et pour autant, ils portaient une mémoire extrêmement forte qui était celle de toutes celles et tous ceux qui y ont travaillé.
05:14Je pense à la cartoucherie de Bourg-les-Valences, par exemple.
05:17En fait, des milliers de personnes ont travaillé dans des lieux comme ceux-là.
05:21Et finalement, ce sont ces personnes qui pouvaient avoir ressenti des traumatismes,
05:26qui étaient les plus attachés à ce qu'on ne démolisse pas le lieu qui les avait vus travailler.
05:32Et c'est quelque chose, la force des associations, des organisations qui s'intéressent à la mémoire des lieux,
05:41c'est toujours quelque chose de très puissant et qui finit toujours par, à un moment ou un autre,
05:46à résonner, y compris à l'oreille des politiques, qui comprennent bien qu'il y a là quelque chose de très sensible au cœur.
05:52Et que conserver, on ne peut pas conserver pour conserver, mais pour conserver, il faut transformer.
05:58Il faut amener de nouvelles activités.
06:01Il faut imaginer de nouveaux programmes, mais pour autant toujours accueillir la vie et préserver la forme des choses,
06:08des lieux, des espaces, des façades, des bâtiments, des sites qui font que celles et ceux qui y ont vécu continuent de dialoguer avec ces lieux.
06:17Et je pense que du coup, on va avoir une attitude avec un bâtiment comme on aurait avec une personne,
06:22en l'occurrence une citadelle qui commence au 16ème, comme avec une vieille personne dont il faudrait prendre soin,
06:29à laquelle il faudrait faire attention et en même temps, pour la porter encore plus loin dans le temps et dans l'avenir.
06:34N'est-ce pas frustrant de se voir confier des clés sans être finalement jamais propriétaire du lieu sur lequel on travaille ?
06:43Alors, non, non, non.
06:44Alors, c'est la première fois que vous êtes la première à me poser cette question.
06:48Moi, je ne trouve pas ça frustrant.
06:49On sait qu'on est de passage, en fait.
06:52On est de passage, on arrive, on rencontre un lieu, un bâtiment, des bâtiments, un site, un paysage.
06:58Et puis, on rencontre des personnes parce qu'un architecte tout seul, ça ne fait rien.
07:01Il faut qu'il y ait un commanditaire, un maître d'ouvrage, un client.
07:04Vous appelez ça comme vous voulez.
07:06Il peut être seul, il peut être plusieurs, il peut être tout ce qu'on veut.
07:09Et puis, on commence à regarder un site, un bâtiment et on commence à dialoguer avec ces personnes.
07:15Et on sait très bien que c'est une aventure qui va durer 5, 6, des fois 15 ans pour la citadelle.
07:21C'est la plus grande aventure que j'ai vécue.
07:23Mais on sait que c'est temporaire, que ça ne va pas durer éternellement.
07:27Et c'est vrai qu'avec l'âge, je dois dire, on en profite de plus en plus parce qu'on se rend compte
07:32que quand il y a des belles rencontres, elles augurent de beaux projets.
07:37Vous avez choisi un métier qui, finalement, vous plonge du début jusqu'à la fin de votre carrière dans l'apprentissage.
07:44Fier d'être un apprenti ? Un petit scarabée ?
07:46Très, très fier d'être un apprenti.
07:48Ça, c'est une très, très belle formule.
07:50Je la revendique totalement.
07:52Vous êtes la première à me l'avoir exprimé ainsi parce qu'effectivement,
07:56et c'est ce qui est passionnant dans l'architecture,
07:58moi, j'ai l'impression que tous les jours, je continue d'apprendre,
08:01d'apprendre des autres, d'apprendre des bâtiments, d'apprendre des situations.
08:05Et ça développe en vous une sorte de, comment dire, un gymnaste ou une danseuse,
08:12une sorte de souplesse, de capacité à rebondir, à rebondir sur quelque chose qu'on n'attendait pas.
08:19Et ça, c'est un véritable plaisir de l'esprit et sinon du corps, mais en tout cas, surtout de l'esprit pour moi.
08:25C'est cette exposition qui vous est totalement consacrée, justement.
08:29Et puis, ce titre de ce Grand Prix national de l'architecture 2022 représente quoi pour vous, Philippe Prost ?
08:37Pour moi, il représente, le Grand Prix national, pour moi, représente beaucoup de choses.
08:41Il représente le fait qu'une démarche a pu être reconnue au bout de 30 ans.
08:48Et elle est reconnue aussi parce qu'elle entre en résonance avec les problématiques de notre époque.
08:52Je ne vous cache pas que quand j'ai commencé, s'intéresser aux architectures militaires,
08:56que je n'appelais pas encore architectures de guerre, notamment du côté du ministère de la Culture,
09:00vous êtes vite perçu comme quelqu'un qui a des idées un peu bizarres.
09:06Vous voyez une notion un peu de pacifisme qui régnait à l'époque et vous êtes perçu comme quelqu'un,
09:11peut-être de pas très fréquentable, même, on ne sait pas.
09:14Aujourd'hui, c'est fini. Et cette démarche qui s'est appuyée sur le travail, l'histoire des lieux,
09:20elle finit par être reconnue. Et pour moi, c'est très important.
09:23C'est une démarche collective parce qu'on ne fait jamais rien seul.
09:27Et évidemment, on est un atelier dans lequel on est une trentaine de personnes, on est quatre associés.
09:31Donc c'est quelque chose d'important.
09:34Et l'idée de la transmission aussi est pour moi quelque chose d'important.
09:37Ce Grand Prix représente ça aussi, la reconnaissance d'une forme de transmission,
09:41soit à travers l'enseignement, j'enseigne à l'École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville,
09:46mais aussi d'engagement, d'engagement à essayer de défendre, à essayer de sauver des bâtiments qui,
09:50des fois, sont menacés. On ne réussit pas toujours.
09:53La glaciaire de Lorient a été démolie. J'ai écrit, j'ai fait ce que j'ai pu.
09:57Mais voilà, c'est qu'une voie parmi d'autres.
09:59Donc tout ça pour dire que c'est une reconnaissance d'un parcours engagé,
10:04de transmission et d'un rapport à l'architecture un petit peu différent.
10:10Je ne prétends pas être le seul à avoir cette approche.
10:12Mais en tout cas, c'est une reconnaissance extrêmement importante.
10:15Et puis, ce qui est une chance extraordinaire, c'est de pouvoir présenter son travail dans les galeries
10:21de la Cité de l'architecture et du patrimoine, au milieu de la galerie des moulages,
10:25donc la partie médiévale, les moulages des portails romans et gothiques.
10:29Et puis ensuite, dans la partie de la galerie de l'architecture moderne et contemporaine.
10:33Et pour moi, c'est très important parce que c'est cette manière de tisser des liens entre les époques,
10:37entre les usages, entre les formes qui me guident.
10:41Et du coup, d'être immergé dans ces collections et dans cette histoire de l'architecture au long cours,
10:45pour moi, c'était une occasion merveilleuse qui m'a été offerte par la Cité de l'architecture et du patrimoine.