BRUT BOOK— Et si notre nom de famille conditionnait notre vie ?
Dans son livre "Patronyme", publié aux éditions Grasset, Vanessa Springora enquête sur l'histoire de son propre nom. L'occasion pour l'autrice du "Consentement" de découvrir un secret de famille qui vient bouleverser la vision qu'elle a de son père et de son grand-père paternel…
Dans son livre "Patronyme", publié aux éditions Grasset, Vanessa Springora enquête sur l'histoire de son propre nom. L'occasion pour l'autrice du "Consentement" de découvrir un secret de famille qui vient bouleverser la vision qu'elle a de son père et de son grand-père paternel…
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00:00Comment vous appelez-vous ?
00:03Voilà une bonne question. Alors je m'appelle Vanessa Springora
00:07et j'ai découvert récemment que Springora n'était pas le véritable nom de mon grand-père.
00:12Je savais que ce nom était tchèque, enfin tchécoslovaque, c'était en tout cas ce qu'on m'avait raconté. J'ai senti très jeune que
00:19il y avait une histoire, il y avait une histoire qui se cachait. Et c'est seulement quand internet est arrivé
00:24que j'ai commencé en fait à faire des recherches sur les moteurs qui étaient à disposition
00:29pour voir si d'autres personnes dans le monde portaient ce nom, essayer de trouver une origine, des étymologies.
00:34Et là je me suis aperçue qu'il n'y avait rien, rien du tout, et que ce nom n'existait pas. Donc là j'ai compris que c'était un nom inventé.
00:41Plus tard j'ai essayé de questionner ma grand-mère qui était encore en vie.
00:44Et là j'ai à nouveau dû faire face à une porte de prison, c'est-à-dire
00:49j'ai eu cette phrase terrible comme une sentence qui m'a été lancée, laisse ton grand-père dans sa tombe.
00:56J'ai compris que ça cachait d'autant plus
01:00des choses sombres et obscures et peut-être
01:04trop difficiles pour elle à révéler.
01:06Mais j'ai pas eu le courage de creuser davantage, et c'est seulement en fait le décès de mon père qui m'a amené,
01:12grâce à toute la documentation que j'ai trouvée chez lui, à mener cette enquête.
01:17J'ai découvert d'autres affaires qui appartenaient pour le coup à mes grands-parents et notamment à mon grand-père, et deux photos de mon grand-père paternel,
01:25de lui portant les insignes nazis, donc la croix gammée et l'aigle impérial nazi,
01:31en tenue de sport, alors qu'on m'avait toujours dit que mon grand-père était un héros qui avait
01:36à la fois fui le nazisme et le stalinisme, qui s'était réfugié en France. Et donc effectivement j'ai découvert que le véritable nom
01:44de mon grand-père était Springer. Il a donc changé de nom et
01:48il a trouvé cette version qui est une forme de tchéquisation on va dire de son nom,
01:54Springera, rappelant un petit peu un nom comme Kundera, bien que la racine,
02:00enfin, la racine soit un peu la même, Kunder, Springer,
02:03mais le Gora n'est pas tout à fait tchèque, donc je pense qu'il a essayé de faire au mieux pour essayer de dissimuler
02:09au maximum son identité, et surtout échapper au service secret tchèque qu'il recherchait à la Libération.
02:16À l'intérieur de mon propre nom résidait l'histoire de mon père et celle de mon grand-père, mais aussi la trajectoire du siècle dernier
02:22et la géographie accidentée d'un continent entier.
02:25Où me situais-je moi-même entre ces quelques lettres ? Comment m'y faire une place ? Un nom propre,
02:31ça veut pourtant dire un nom à soi, puisqu'on parle de nom propre,
02:34et souvent je dis, c'est vrai que c'est assez curieux, parce qu'il y a quasiment qu'en français qu'on utilise cette expression pour parler des noms de famille,
02:41alors que c'est tout sauf propre, un nom propre, c'est complètement impersonnel, c'est quelque chose qui se transmet de personne en personne.
02:47Donc c'est important à un moment donné de faire tout ce détour, de se réapproprier son nom pour pouvoir se dire,
02:57en son âme et conscience, voilà, ça c'est mon nom à moi.
03:00Est-ce que vous pensez que votre vie aurait été différente si vous ne vous étiez pas appelé Springer ?
03:05À ça j'en suis persuadée, je suis persuadée qu'on est un peu façonné par nos noms de famille, alors de plein de manières différentes.
03:13Il y a des noms qui sont des noms populaires, il y a des noms aristocratiques, il y a des provenances sociales, sociologiques,
03:22qui sont déjà incarnées dans un nom, il y a des origines culturelles et géographiques,
03:29il y a des personnes qui sont stigmatisées ou qui subissent des violences parce qu'elles portent un nom arabe, un nom juif,
03:36qui subissent l'antisémitisme, le racisme du fait de leur nom.
03:40Donc évidemment, le nom est lié à des questions de pouvoir et de violence.
03:44Apprendre son nom de famille, cette étiquette qu'il va porter jusqu'à sa mort, est pour l'enfant le premier rapport à la violence du langage.
03:53La confrontation avec un imparable principe de réalité, non, tu ne peux pas t'autonomer, t'autobaptiser, tout comme tu ne peux pas t'auto-engendrer.
04:01Ton nom de famille est celui de ta lignée, c'est l'héritage de tes aïeux.
04:05Tu es l'enfant de ton père et selon ton genre, tu transmettras son nom ou adopteras celui d'un autre.
04:11Le nom de famille est l'instrument du contrôle patriarcal dès l'origine, avant même qu'on soit dans le monde social,
04:19déjà dans le clan, dans la famille, on est la propriété du père.
04:23Et ensuite, on passe de main en main.
04:27Mais c'est compliqué de changer de modèle, ça se fait progressivement.
04:32Il y a eu ce changement de loi très important en 2022 qui permet aussi à la majorité de changer de nom.
04:38Moi, je n'ai pas encore de solution, je m'intéresse à d'autres cultures plus anciennes ou dans des peuples autochtones
04:47où on se baptise et rebaptise à plusieurs reprises dans sa vie.
04:52Ce qui, pour moi, se rapproche un peu de ce dont je parle dans Patronyme,
04:56c'est le fait de prendre un pseudonyme ou un nom de scène, un nom d'emprunt pour X raisons,
05:01qui est une façon de se réinventer soi-même et surtout de s'affranchir à la fois de l'héritage familial.
05:08On peut ne pas en avoir envie.
05:11Je pense par exemple à des gens qui sont profondément républicains et qui ont hérité d'un nom en particulier.
05:16Je connais plein qui ont supprimé leur particule parce que ça ne correspond plus à leur valeur.
05:21Ils n'ont pas envie de cet héritage-là.
05:23Il y a d'autres raisons.
05:25Des gens qui ont subi des choses tellement terribles et des abus terribles de la part de leur père,
05:30pour eux, c'est absolument impossible de continuer à porter ce nom.
05:33Que la loi l'autorise aujourd'hui à changer de nom, c'est une très bonne chose.
05:36Mais la question, c'est de qui prend-on le nom ensuite ?
05:39Est-ce qu'on se fabrique son propre nom ? Est-ce qu'on nous laisse cette possibilité-là ?
05:43Ou est-ce qu'on prend le nom encore de quelqu'un d'autre qui, pour le coup, sera toujours le nom d'un homme ?
05:47Là, je n'ai parlé que des femmes, mais je pense que ça pèse tout autant sur les hommes.
05:52Ce n'est pas un héritage simple d'hériter du nom de son père pour un garçon.
05:56Il y a un poids, il faut égaler le modèle.
06:00Il y a une rivalité qui s'instaure.
06:02Il faut faire aussi bien. Il ne faut pas salir le nom. Il faut honorer le nom.
06:05C'est beaucoup d'injonctions.
06:06Patronyme, c'est votre deuxième livre. Le premier, c'était le consentement.
06:09Est-ce que votre rapport à votre nom a changé quand votre nom s'est retrouvé imprimé sur un livre ?
06:15Oui. C'est vrai que quand le consentement est sorti, ça a été vraiment très étrange.
06:22J'ai ressenti un malaise en entendant mon nom prononcé à la radio, à la télé,
06:29quand je le voyais imprimé dans les journaux.
06:31Et là, je pense que c'est même l'origine de ce deuxième livre, Patronyme.
06:37Ça a commencé à ce moment-là.
06:38Je pense que le fait de sortir de l'anonymat, ça a été quelque chose de très douloureux pour moi.
06:43Peut-être parce que, sans le savoir, inconsciemment,
06:47c'était déjà une trahison vis-à-vis de mon grand-père,
06:50qui avait forgé ce nom justement pour disparaître derrière cet anonymat
06:54qu'il protégeait d'un éventuel tribunal de l'épuration,
06:58mais aussi qui protégeait sa famille d'une certaine manière,
07:02qui nous protégeait, nous, ses descendants.
07:04Même si, à l'époque, vous ne le saviez pas, évidemment.
07:06Mais ça, je ne le savais pas encore, en 2020.
07:08Sauf que j'avais déjà ce ressenti, ce malaise.
07:10Mais là, par exemple, c'est un symptôme qui a disparu complètement avec mon deuxième livre.
07:16C'est-à-dire ?
07:17C'est-à-dire que je n'ai plus de malaise à voir ou entendre mon nom,
07:21mon nom dit comme ça par d'autres personnes,
07:24à ce qu'il incarne quelque chose.
07:26Ça ne me gêne plus.
07:28Le travail que j'ai fait avec Patronyme m'a vraiment réconcilié profondément avec mon nom.
07:35Est-ce qu'il n'y a pas le risque que vous deveniez l'image
07:40que les médias et l'espace public renvoient de votre nom ?
07:43C'est-à-dire qu'avec le consentement, beaucoup de choses ont été dites sur vous, sur votre nom,
07:46et que, par la force des choses,
07:48vous avez une sorte de dissociation entre ce que vous êtes et ce que vous lisez de vous ?
07:51Alors oui, bien sûr.
07:53Ça, c'est le cas de toutes les personnes qui ont, à un moment donné,
07:56une prise de parole, que ce soit la forme d'ailleurs,
07:58que ce soit par écrit ou autrement,
08:00qui deviennent des icônes, des symboles d'un combat, d'une lutte.
08:06Et c'est très paradoxal, parce qu'à la fois,
08:09on ne peut qu'en ressentir une certaine fierté, évidemment,
08:12d'avoir permis à faire éventuellement changer les mentalités,
08:17en tout cas, prendre conscience.
08:19D'avoir permis le bien-consentement dans l'espace public ?
08:21En l'occurrence, effectivement, je suis très fière d'avoir contribué
08:24à ce que le mot consentement soit aujourd'hui vraiment chevillé au corps
08:28de toute la jeunesse, que ce soit une notion qu'on entend tous les jours, partout.
08:36Alors que moi, à l'adolescence, je n'avais jamais entendu ce terme.
08:39Jamais.
08:40Jamais, en tout cas, associé à la vie amoureuse,
08:44à la vie sentimentale et aux relations sexuelles.
08:46Jamais.
08:47Donc ça, j'en suis évidemment très fière, mais en même temps,
08:52j'avais vraiment besoin de sortir de cette niche qui est très étriquée,
09:00qui me cantonnait simplement au statut de victime,
09:03parce que j'ai écrit « Consentement » aussi pour refermer ce chapitre de mon histoire,
09:06et pas pour qu'on m'y renvoie, finalement, systématiquement.
09:09Ce qui est un paradoxe.
09:11Donc c'est toute la difficulté.
09:14C'est pour ça que je suis très heureuse de voir l'accueil de ce deuxième livre,
09:18aussi, parce que j'ai l'impression qu'il est apprécié pour d'autres raisons,
09:22même s'il y a une cohérence, pour moi, intime entre les deux textes, à plein de titres,
09:27notamment parce que je crois que je poursuis aussi une réflexion sur le patriarcat,
09:31sous une autre forme, avec patronyme, que le consentement.
09:35Mais c'est très proche, en fait, dans l'exploration de ces figures masculines
09:41qui sont monstrueuses de façon différente.