"Aujourd'hui, on se demande d'abord "est-ce que ça me plaît ?" avant de se demander si c'est vrai ou faux." BRUT PHILO — Alors qu'il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, notre lien à la vérité et au réel est-il en train d'évoluer ? On a posé la question à Roger-Pol Droit auteur de "Alice au pays des idées", publié aux éditions Albin Michel.
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00:00On est passé de LA vérité à MA vérité.
00:06Et ce n'est pas du tout la même chose.
00:08Ce qui se passe aujourd'hui, c'est qu'en grande, très souvent, la vérité indiffère.
00:14Ce qui intéresse, c'est quoi ?
00:16Eh bien, c'est ce que j'en pense, ce que ça me fait.
00:20On se demande d'abord, est-ce que ça me plaît ou est-ce que ça me déplaît ?
00:24Est-ce que ça m'enthousiasme ou est-ce que ça me révulse ?
00:28Avant de se demander si c'est vrai ou faux.
00:30On s'intéresse finalement aux émotions, aux sentiments que l'on éprouve
00:37avant de chercher si les faits présentés, les données exposées sont exactes ou ne le sont pas.
00:46Le fait que chacun revendique d'être détenteur du vrai
00:52fait que peu importe ce que d'autres pensent,
00:56peu importe d'une certaine manière ce qui est vraiment vrai ou vraiment faux,
01:00c'est ce qui me plaît.
01:02Et là, il y a un changement qui peut être agréable sur des tas de registres.
01:08Je ne dis pas qu'on vit dans un enfer à cause de cela.
01:12Mais ce changement, il faut voir qu'il peut avoir des inconvénients majeurs.
01:19La démocratie, évidemment, c'est une belle et grande chose
01:23quand il s'agit de décider ensemble de l'action politique, du bien commun.
01:28Qu'est-ce qu'on va faire ensemble ?
01:32Mais est-ce qu'il y a de la démocratie en mathématiques ?
01:35Est-ce qu'il y a de la démocratie dans le fait qu'une bombe soit tombée à tel endroit,
01:42qu'un avion se soit écrasé à tel autre endroit ?
01:46Est-ce que ça, ça se vote ?
01:48On décide, c'est ceux qui pensent que oui et ceux qui pensent que non.
01:54Il ne faut pas oublier que le réel continue à exister,
01:58que des vérités mathématiques, scientifiques, logiques continuent aussi à exister
02:04et que l'on peut bien évidemment avoir tous ces goûts, ces couleurs, ces croyances,
02:10ces opinions et les exprimer,
02:13mais sans les confondre avec ce qui peut être véritablement établi, vérifié.
02:20Et là, on est effectivement dans une situation qui est aujourd'hui de plus en plus problématique
02:27à cause de cette sorte de confusion qui s'installe de plus en plus.
02:31Vous avez parlé de bien commun.
02:33Le commun, effectivement, à partir du moment où on passe de la vérité à ma vérité,
02:38ça devient difficile d'avoir du commun puisque chacun parle une langue différente quelque part.
02:43Il risque à terme non seulement de ne plus y avoir de commun,
02:47mais il risque de ne plus y avoir de réalité du tout.
02:52Si chacun a sa version des faits, sa réalité, son petit territoire de vérité propre,
03:04eh bien, il n'y a plus de réalité du tout.
03:08Or, ce qui est commun, généralement, c'est la réalité.
03:11Il y a une phrase d'un philosophe britannique du temps des Lumières, David Hume, que j'aime beaucoup,
03:17où il dit même ceux qui doutent de la réalité du monde extérieur sortent de la salle par l'escalier.
03:25Autrement dit, on peut philosophiquement avoir toutes les théories qu'on veut,
03:31il n'empêche que nous continuons à descendre par l'escalier plutôt que de sortir par la fenêtre,
03:38que nous avons aussi un rapport de confiance à une réalité commune,
03:43même si nous avons toutes les opinions les plus divergentes et parfois délirantes au sujet de la réalité.
03:51Qui décide de la vérité ?
03:55Personne.
03:57Soit, classiquement, on pourrait dire qu'elle décide d'elle-même.
04:01C'est une phrase de Spinoza, d'ailleurs.
04:03Verum index sui, en latin, ça veut dire la vérité signe d'elle-même.
04:08Elle s'indique elle-même.
04:10Elle n'est pas décidée.
04:12Il n'y a pas un comité qui dirait 2 et 2 font 4 et pas 5, etc.
04:18Bon, il y a des réalités mathématiques comme il y a des réalités de fait.
04:25La bombe ou l'avion sont tombés ou ne sont pas tombés à tel endroit, à telle heure ou à une autre heure, etc.
04:30On peut éventuellement décider des croyances, des goûts, les siens,
04:35mais on ne décide pas de la vérité avec un grand V ou de celle simplement avec un petit V
04:41qui concerne les faits ou les données.
04:44Ce qui caractérise notre temps, c'est finalement une sorte de confusion grandissante entre ce qui est vrai et faux.
04:53Les illusions de vérité se sont évidemment multipliées à travers quoi ?
04:59Eh bien, à travers évidemment la multiplication, la puissance de la technique,
05:06des connexions, des réseaux sociaux, de l'IA, des fake news, des deepfakes,
05:13puisque l'on peut, en trois clics, faire parler quelqu'un, croire que c'est son image,
05:20entendre sa voix qui dit des choses qu'il n'aura jamais dites, qu'il n'aurait jamais pensées
05:26et qui trompe évidemment de façon radicale ceux qui regardent et qui écoutent.
05:33Mais est-ce que c'est vraiment nouveau ?
05:35Non. Le mensonge a toujours existé, la médisance également.
05:41La première nouveauté, c'est le changement d'échelle.
05:44C'est-à-dire qu'au lieu de dire quelque chose de désagréable ou un mensonge à propos d'une personne
05:53à quelques dizaines ou quelques centaines de connaissances, de bouche à oreille, de comérage,
05:59vous pouvez le dire à des millions de gens, si vous avez assez de followers,
06:05ou c'est repris, c'est dupliqué, c'est répété, c'est partagé à l'infini.
06:12Donc il y a un changement d'échelle.
06:14Mais je crois aussi qu'il y a un changement d'attitude.
06:18C'est-à-dire que l'attitude des philosophes, mais celle aussi des scientifiques
06:26et celle de tous les gens finalement raisonnables, a été depuis toujours de chercher,
06:33même si on n'est pas d'accord, même si on se confronte,
06:36on se confronte en cherchant ce qui est vrai,
06:39en cherchant quelque chose qui peut-être, si on le trouve,
06:42mettra fin à nos débats ou à nos oppositions, à nos antagonismes.
06:48Alors qu'aujourd'hui, on a d'une certaine manière de plus en plus perdu de vue cet horizon-là,
06:55où il est fragilisé grandement, parce que ce qu'on cherche, c'est autre chose,
07:00c'est imposer sa vérité à soi sans entendre celle des autres,
07:06sans se demander qu'est-ce qui pourrait nous réunir,
07:10ou au contraire ce qui pourrait dépasser notre opposition
07:15et qu'on aiguise, si vous voulez, l'opposition, le conflit,
07:21au lieu d'essayer de le surmonter et de résoudre ce qui n'est pas toujours possible.
07:25Mais les attitudes sont différentes.
07:28– Dans quelle mesure la technique est la cause de cette évolution ?
07:32Est-ce que c'est la cause ou est-ce que c'est la conséquence ?
07:34Je pense notamment aux algorithmes, à ce qu'on appelle les bulles de filtre,
07:37où quelque part on peut avoir une idée, penser que tout le monde la partage
07:41parce que tous les amis qu'on a sur un réseau la partagent,
07:43et puis se rendre compte qu'en fait il y a un autre monde
07:46où il y a d'autres personnes qui pensent complètement autre chose.
07:49– Alors la question de savoir si c'est la technique qui crée ce phénomène
07:55ou si c'est le changement des rapports à la vérité qui crée la technique,
08:00d'une certaine manière c'est une histoire de poulet d'œuf à peu près indécidable.
08:05Tout ce que l'on peut constater c'est que les deux faces marchent ensemble,
08:11c'est-à-dire que bien sûr la technique permet aujourd'hui
08:17non seulement la création d'illusions de plus en plus parfaites
08:22que l'on prend pour des réalités,
08:24mais elle permet aussi ces filtres que vous évoquez, ces partages,
08:30ce qui fait qu'au lieu d'être confronté à des opinions différentes,
08:36des faits et des objections,
08:38des faits différents aussi de ceux qu'on croit vrais et des objections,
08:43eh bien on est enfermé en quelque sorte dans sa propre croyance.
08:47Et l'algorithme vous envoie d'autant plus de données
08:51qu'on connaît vos positions et finalement ça nourrit votre position,
08:58ça vous enferme au lieu d'ouvrir à une diversité qui fait réfléchir.
09:05En fait on se trouve dans une situation où ceux qui partagent mon avis,
09:12ça devient des amis sur tous les réseaux,
09:16et ceux qui sont d'un autre avis ou bien ils restent entre eux
09:20ou bien nous cherchons à les tuer au moins symboliquement
09:23ou à les exclure ou à les faire taire.
09:27Et il y a là quelque chose qui est finalement du conflit permanent,
09:32quelque chose qui est finalement le débat,
09:36non pas pour chercher la vérité,
09:38mais le débat pour affirmer sa propre vérité
09:42et essayer d'exclure les opinions des autres.