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Xerfi Canal a reçu Michel Villette, professeur émérite de sociologie à Agro ParisTech, pour parler du médusage de la compliance.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.

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Transcription
00:00Bonjour Michel Vidette.
00:09Bonjour Jean-Philippe Denis.
00:11Michel Vidette, professeur émérite de sociologie à Agro-Paris Tech.
00:14Marianne Frison-Roche, non seulement que j'ai reçue sur ce plateau,
00:20mais qui a animé des interviews sur ce plateau,
00:22lors d'une interview a dit qu'il faut absolument créer des ponts entre droit et gestion,
00:27il faut aller beaucoup plus loin dans le dialogue droit et gestion.
00:30Et que reçois-je un jour, Michel Vidette me dit,
00:34je veux dialoguer avec Marianne Frison-Roche, je confirme, je veux dialoguer avec elle.
00:39Et donc je vous écoute Michel.
00:40Et bien c'est tout à fait cela.
00:43Dans une des émissions que vous avez animées,
00:46j'ai entendu Marianne Frison-Roche dire, je cite,
00:52« En Europe, la compliance s'est développée initialement
00:56à propos de la préservation des données personnelles
01:00et elle est faite pour préserver les êtres humains. »
01:04Elle est faite pour préserver les êtres humains.
01:07Bon, la démarche de Marianne Frison-Roche
01:11s'inscrit dans le cadre d'une lutte contre les mauvaises pratiques,
01:14les pratiques abusives des entreprises, soit elle fait son travail de juriste.
01:18Mais je pense qu'il faut aussi étudier les conséquences
01:22de la diffusion massive de la culture de la compliance
01:26sur la vie quotidienne des personnes au travail
01:29et sur la qualité des travaux réalisés.
01:33Et c'est ce que je vous propose ici sur la base de plusieurs travaux de recherche récents
01:37qui montrent les dérives possibles de la compliance.
01:41Alors, compliance, c'est un mot anglais que l'on peut traduire par exigence de conformité.
01:48Conformité à la règle de droit, conformité aux normes techniques,
01:52aux normes édictées par les entreprises elles-mêmes
01:54et au contrat passé entre un donneur d'ordre et un prestataire.
01:59En bref, pour les entreprises, la compliance, c'est faire ce qui est écrit,
02:03tout ce qui est écrit et rien que ce qui est écrit,
02:06et de pouvoir le prouver.
02:10Prenons trois exemples.
02:12Premier exemple, la maintenance dans une industrie à risque
02:17proposée dans un excellent article publié dans le numéro 152
02:20de la série « Gérer et comprendre les analgémies ».
02:23Que nous disent les auteurs Léna Masson et Anne Dietrich ?
02:29Qu'en vue de réduire les coûts, l'entreprise a externalisé la maintenance
02:33et imposé une application stricte des pénalités contractuelles.
02:38Dès qu'une obligation inscrite au contrat n'est pas respectée par les sous-traitants,
02:42la pénalité financière tombe.
02:46Cette stricte compliance est supposée réduire les risques,
02:50puisqu'on est dans une entreprise à risque.
02:52En réalité, elle les aggrave car les salariés de l'entreprise sous-traitante
02:56ont la consigne de ne prendre aucune initiative de peur de subir des pénalités.
03:02Or, au fil du temps, les sous-traitants sont devenus les seuls
03:04à être vraiment au contact des installations dangereuses.
03:07S'ils ne font que ce qu'exigent leurs contrats
03:10et si ce contrat a été rédigé par des donneurs d'ordre
03:13qui n'ont plus la connaissance intime des installations,
03:16on peut s'attendre à la multiplication des pannes et des incidents.
03:21Deuxième exemple, la maintenance ferroviaire.
03:26Dans le même numéro 152 de Gérer et comprendre,
03:29Pierre Messulam, ancien directeur général adjoint de la SNCF Île-de-France,
03:33explique les causes de la dégradation de la maintenance des lignes de chemin de fer.
03:39Et il tombe sur les mêmes problèmes que ceux signalés par l'énun maçon et sa collègue.
03:43Manque de transmission des savoir-faire d'une génération à l'autre,
03:47coupe budgétaire à l'aveuglette
03:49et exigence d'un strict respect des contrats par les sous-traitants.
03:54Je cite Messulam,
03:56« Même si les tâches de sous-traitance sont effectuées en conformité avec le contrat,
04:02elles peuvent avoir été incomplètement ou mal définies par le donneur d'ordre.
04:07La conception et la vérification des travaux sous-traités
04:10supposent des contrôleurs aguerris connaissant la technique
04:14et sachant observer les installations.
04:17S'ils ne font qu'un contrôle formel de conformité,
04:20on peut passer à côté de sérieux problèmes. »
04:24Mon troisième exemple,
04:26ce sont les recherches sur contrat financées par l'Union européenne.
04:30On change complètement d'univers.
04:33Ce troisième exemple est issu de mon expérience personnelle de chercheur.
04:36Il se trouve que j'ai participé de 2018 à 2024
04:40au programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne
04:46dans le cadre d'une convention de subvention Marie Curie.
04:52Jean-Philippe Denis, vous serez sans doute d'accord avec moi
04:55pour dire qu'un programme de recherche et d'innovation,
04:58c'est fait pour découvrir du nouveau.
05:00Oui, a priori.
05:02Or, lorsqu'on cherche à produire des connaissances nouvelles,
05:04on ne sait pas au départ comment il faudra exactement s'y prendre
05:07ni de quels moyens exactement on aura besoin.
05:10Mes collègues et moi, nous sommes retrouvés dans l'obligation
05:13de respecter à la lettre les termes du projet que nous avions rédigé en 2017
05:20et aussi les termes d'un document contractuel de 40 pages
05:24rédigé par des juristes.
05:26Ce second document s'appelle « the grant agreement ».
05:32Mais on n'a jamais donné notre agrément.
05:34Il comporte 58 articles non négociables
05:37qui sont autant d'obligations de moyens.
05:40Si les chercheurs ne respectent pas tel ou tel de ces 58 articles
05:45ou s'ils ne peuvent pas prouver qu'ils les ont effectivement respectés,
05:49ils exposent leur université de rattachement à des sanctions financières.
05:55Une clause revient presque à chaque page du grant agreement
05:59et elle est ainsi rédigée.
06:00Je cite « Si un bénéficiaire manque à l'une des obligations
06:05qui lui incombent en vertu du présent article,
06:08la subvention peut être réduite
06:10et l'accord de participation du bénéficiaire peut être résilié. »
06:15Voire article 50.
06:17Je traduisais de l'anglais.
06:19« Le risque pour les universités qui emploient les chercheurs,
06:23c'est d'avoir engagé des dépenses qui finalement ne seront pas remboursées
06:27par la Research Executive Agency de l'Union européenne
06:30en raison d'un défaut de compliance. »
06:34On comprend alors que les universités nomment toujours
06:37un ou une responsable administrative
06:39pour veiller à ce que les clauses du grant agreement
06:42soient respectées à la lettre par les chercheurs.
06:45La conséquence, c'est que le travail des chercheurs
06:47est considérablement détourné de son but principal,
06:51produire des connaissances nouvelles,
06:53au profit d'une exigence administrative,
06:55être compliant,
06:57afin que l'argent promis aux universités
07:00leur soit effectivement versé.
07:02C'est un véritable carcan et un énorme gaspillage de moyens
07:06que je détaille dans l'article apparaître dans la revue Gérer et Comprendre.
07:11Je conclue.
07:13La compliance ne nous conduirait à la perfection
07:16que si et seulement si
07:19les textes réglementaires et contractuels
07:22étaient rédigés par des gens qui savent exactement ce qu'il faut faire
07:25et qui ont tout prévu.
07:26C'est rarement le cas.
07:29La compliance est malheureusement une forme extrême
07:33de division entre travail de conception et travail d'exécution.
07:37C'est un carcan qui réduit l'humain à l'exécution d'un algorithme,
07:41ce qu'il fera toujours moins bien qu'une machine.
07:44C'est aussi un carcan qui rend le travail
07:46terriblement triste et décourageant.
07:49Il faudrait que je fasse là une tête vraiment de désespoir
07:52de celui qui doit exécuter sans pouvoir prendre aucune initiative.
07:57Car tout cela n'est fondé ni sur la confiance,
08:03ni sur l'intelligence des gens de métier,
08:06mais sur une organisation paranoïde de la défiance.
08:11Bref, en Europe, la diffusion de la culture de la compliance
08:15ne préserve pas tant qu'on le croit les êtres humains,
08:18elle peut empêcher les professionnels de faire bien leur travail.
08:23On rappellera que, j'aime beaucoup cette formule,
08:25la sérendipité, c'est l'art de trouver ce qu'on ne cherchait pas.
08:27Ben oui.
08:28On est exactement à l'inverse.
08:30On est exactement à l'inverse.
08:32Et aussi, cette tradition qui consistait pour le demandeur
08:37à faire confiance aux gens de métier.
08:39C'est votre métier, vous savez comment il faut réparer l'électricité.
08:45On verra comment Marianne Frison-Roy, je vous réponds,
08:49mon cher Michel Villette.
08:50Je serais ravi de dialoguer avec elle.
08:52Parfait. Merci à vous.
08:54Merci pour cet éclairage tout à fait passionnant.
08:56C'est toujours un grand plaisir de vous recevoir, Michel.
08:59Merci beaucoup.

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